« L’aéroport est le laboratoire du futur » : l’exemple easyJet

© Dominique Bry

En quoi les vols low cost ont-ils bouleversé notre rapport à l’espace et au temps ? Aujourd’hui « l’idée ne viendrait à personne de raconter un vol ». C’est pourtant au cœur de cette banalité que plonge Alexandre Friederich, à travers une compagnie qui en a fait son argument commercial depuis 1995 et contribue à produire « un homme nouveau, un homme naïf, égaré et soumis, au comportement industriel ».

Ce projet est né en 2011, sur un vol de la fameuse compagnie orange — elle est moins un logo qu’une couleur, immédiatement identifiable. Alexandre Friederich achète quatorze billets, il sillonne le ciel européen, observe, raconte et analyse son « périple easyJet ». Il ne s’agit pas seulement pour lui d’étudier un modèle économique qui a révolutionné notre rapport à l’avion, le démocratisant et concurrençant les compagnies nationales pour peu à peu s’imposer mais de voir en quoi « le low cost est une métaphore sans pareille de nos sociétés » en ce qu’il « invente de nouvelles techniques de conditionnement du passager — comme on parle de conditionnement du poulet ».

Le voyageur se plie à une série de contraintes qu’il accepte en contrepartie de billets moins chers : poids et gabarit des bagages, fouilles interminables — « désormais le passager est là pour l’avion. Il doit prendre la forme des portes, des tourniquets, des passerelles, des sièges », idem pour son bagage (notons le singulier) —, terminaux lointains, prix des billets fluctuant en fonction de la demande, aucun service (sinon payant) à bord, tout extra est hors de prix. Autant de contraintes qui illustrent quelques règles qui font froid dans le dos : « la seule contrainte dans le système capitaliste consiste à consommer », « désormais le consommateur est adaptable au produit » et le passager s’adapte à toutes les contraintes, voire en redemande.

A travers les avions et les règles de cette compagnie, c’est donc notre rapport au désir, à la consommation — l’achat des billets, des extras, les terminaux d’aéroports « incubateurs commerciaux » — qu’analyse easyJet mais aussi le storytelling de la compagnie qui cherche « un modèle narratif qui ferait apparaître le voyage comme une aventure ». L’auteur explore les campagnes publiciaires de la compagnie comme les séries, comme Airline sur ITV, qui ont filmé « le quotidien de la compagnie à la manière d’une fiction », en… 100 épisodes, diffusés en Angleterre, puis en Australie, Nouvelle-Zélande, Japon.

Il montre aussi comment ces vols participent d’une redistribution de l’espace européen, accélèrent les déplacements touristiques comme professionnels, génèrent des flux et les focalisent en quelques points : « les Européens volent, se posent ici ou là, au gré des impératifs et des possibilités de travail ». Ils ont désormais des résidences secondaires près de villes desservies par ces vols low cost :

« Mon voisin sur le vol Stensted-Ljubljana, un natif de Birmingham, rentrait de « chez lui ».
—   Un paysan me prend à l’aéroport, je lui paie son diesel, j’ai retapé la maison, elle m’a coûté 40 000 £.
—   Et vous faites quoi là-bas ?
—   Je me repose, je me balade. Pas grand-chose. Je rentre vendredi.
—   Dans deux jours ?
—   D’habitude j’y vais pour une semaine, mais j’ai rendez-vous avec un plombier.
—   Et quand il n’y aura plus easyJet ?
—   En voiture. Ce n’est pas si loin. 1800 km ? »

En sociologue et narrateur ironique, Alexandre Friedrich nous fait parcourir une Europe en mutation. Sa prose fragmentée mêle anecdotes, récits et analyses pour recomposer notre rapport à cette trilogie fondamentale « espace, temps, argent » (sous-titre du livre) que le vol low cost, si banal en apparence, transforme en profondeur. Fascinant (ou terrifiant), « en somme et au final, c’est une affaire de style ».

Alexandre Friederich, easyJet, éditions Allia, 2014, 96 p., 6 € 20