Christophe Pellet : Le théâtre de Marguerite Duras

Duras, Théâtre © Simona Crippa

L’écriture théâtrale de Marguerite Duras trace les lignes d’une écriture de l’écriture, de la voix, du corps. Ce sont ces lignes que Christophe Pellet parcourt dans Le théâtre de Marguerite Duras, montrant en quoi l’écriture théâtrale de Duras présuppose une prise en compte des conditions matérielles de l’espace théâtral ainsi qu’une approche radicale des conséquences de celles-ci concernant le corps, la voix, l’écriture, le jeu.

Le théâtre de Marguerite Duras serait d’abord un théâtre du langage. Si le langage y prime, l’ensemble des éléments qui constituent ce théâtre découle de cette primauté. Ce qui advient alors, dans les textes, sur scène, c’est le langage et les rapports entre le langage, les corps, les voix, le jeu. Plus qu’un récit linéaire ou le développement d’une situation réaliste, les pièces de Marguerite Duras mettent en scène le langage, sa puissance, sa souveraineté, ses failles – failles qui seraient moins ce que le langage rate que ce par quoi sa puissance se manifeste encore.

Comme dans Le square ou dans Un homme est venu me voir, le langage peut être porteur de significations sociales et politiques : le théâtre dit l’exploitation, les différences de classe, l’idéal politique et son échec, etc. Plusieurs textes dramatiques de Duras sont traversés par l’Histoire : la colonisation, la Shoah, le communisme… Le rapport de ces textes au social, au politique, à l’Histoire relève chez Duras d’une politique de la langue : dire les rapports de force, dire ce que la langue dominante ne dit pas, dire ce que l’Histoire refuse ou ne parvient pas à dire, ou ne dit pas suffisamment – la domination, la soumission, le meurtre, le massacre de masse, l’aliénation. La langue du théâtre est ici comprise comme l’occasion non d’un discours édifiant mais de la présence, de l’émergence de ce et ceux qui sont absents du discours, ou qui n’y sont pas suffisamment présents, ou qui le sont mais à une place qui ne dit pas ce qu’ils subissent et ce qu’ils veulent. Le langage fait revenir ce qui a été oublié, met au premier plan ce qui est habituellement subalterne. Le théâtre est alors le lieu où résonne la voix de ceux et celles dont la voix a disparu, ceux et celles dont la voix est d’ordinaire étouffée, ceux et celles qui ne sont pas supposées parler. C’est ce qui ne parle pas qui intéresse ici Duras, ainsi que la subversion de cette absence de parole : amener à la parole ce qui ne parle pas, ce que le langage dominant exclut du champ de la parole, ce qu’il minore et ignore. Ce n’est pas un hasard si on retrouve souvent dans les pièces de Duras la forme de l’interrogatoire, un dialogue mais sous la forme de questions et de réponses.

Cependant, à l’intérieur de ce régime signifiant du langage, les choses ne sont pas claires, précises, entièrement signifiantes. Le langage n’y assure pas totalement sa fonction de signification : il devient musique, ressassement, prolifération, allusif et elliptique. A la fois, il acquiert une autonomie par rapport à la signification et il tourne autour de quelque chose qui lui échappe, qu’il ne peut qu’indiquer en creux sans parvenir à le dire. La signification échoue, elle n’est pas le tout du langage ni le tout du monde. Le langage dit alors sa propre puissance, son asignifiance, comme il dit son propre échec. Et il fait être ce qui lui échappe, ce hors langage qui par le langage se met à exister sur scène, dans les textes.

Le langage s’affirme ici comme dérive, nomadisme. Christophe Pellet souligne que les dialogues des textes dramatiques de Duras semblent souvent n’avoir ni début ni fin, et il insiste sur le fait que ce théâtre n’est pas cathartique. Rien ne se résout, le texte ne se clôt pas sur une signification ultime, précise, qui unifierait l’ensemble. Ce qui a lieu est essentiellement le langage et sa dérive, son nomadisme, son autonomie par rapport à la signification. Ce qui a lieu est le langage comme contestation du langage et comme puissance extra-langagière du langage, puissance par laquelle autre chose que du langage peut advenir sur scène, dans et par le langage.

Les textes que Duras écrit pour le théâtre articule donc les deux dimensions du langage, sa part signifiante et sa part asignifiante, celle-ci venant sans cesse contester la première, la subvertir, la miner de l’intérieur, comme dans Le Shaga où est parlée une « langue mystérieuse » qui, écrit Duras, « a cet avantage de ne mener à rien et de semer la pagaille ». La conséquence de cette coexistence de la signification et de l’asignifiance est que le discours commun, le discours politique, le discours de l’Histoire sont brouillés : la signification s’écroule et notre compréhension des choses, mais aussi les hiérarchies et pouvoirs liés à cette compréhension, s’effritent, se dissolvent. Là où nous pensions penser et maîtriser le monde, nous nous trouvons face à de l’obscurité, à un monde que nous ne comprenons plus, à ce qui dépasse notre entendement, notre raison, notre intelligence rationnelle et politique. On pourrait définir le théâtre de Duras comme un théâtre du sublime, dans le sens où Kant définissait le sublime comme ce qui dépasse et abolit notre entendement, notre imagination, notre raison – un rapport au monde dans lequel le monde existe et s’impose hors des cadres de notre pensée, et donc de notre pouvoir, existant comme l’impensable, l’indicible à penser et à dire, comme l’échec toujours recommencé de notre pensée et de nos discours.

Le discours se troue, la signification se déchire, l’ordre du monde se désagrège. Le pouvoir impliqué par la maîtrise des mots, de la raison, du jugement, de la signification n’existe plus. Les hiérarchies établies sont renversées. Ce qui advient alors est le seul langage et son silence, le silence en lui et hors de lui. Ce qui ne parlait pas et qui était amené au langage demeure pourtant dans un silence, un indicible – demeure dans un état qui le protège d’être réduit aux significations courantes, hiérarchisantes, politiques. Ce que le maître exclut n’affronte pas le maître en parlant la langue de celui-ci mais en inventant une langue qui érode et empêche la langue du maître, en inventant un silence destructeur de la langue du maître. En ce sens, la langue chez Duras est toujours politique, tout entière politique, elle est un dire politique et destructeur : Détruire, dit-elle

Si le théâtre est un lieu pour cette langue, c’est parce que, pour Duras, seule la langue peut exister au théâtre. Celui-ci est débarrassé de la représentation, de la mimesis, du sens, de l’unité. Au théâtre, ce que le discours énonce ne peut pas exister sur scène : seul peut exister le discours qui l’énonce. C’est la possibilité de la seule réalité de ce discours, du langage, qu’explore le théâtre de Marguerite Duras, en allant le plus loin dans les conséquences que cela implique concernant le statut de l’acteur, du corps, de la présence, de la voix, du récit, de la temporalité, du visible, etc. Ce sont ces conséquences que Christophe Pellet souligne dans son essai, examinant comment, de pièce en pièce, le théâtre de Duras est un théâtre du langage, de sa complexité, et des implications générales de celle-ci. Cette analyse permettant également, par-delà le seul cas du théâtre, une approche plus globale des œuvres d’une des grandes créatrices contemporaines dans le domaine du roman comme dans celui du cinéma.

Christophe Pellet, Le théâtre de Marguerite Duras, éditions Ides et Calendes, 2018, 104 p., 10 €