« Quand l’histoire est finie, il faut l’écrire »: Jean-Michel Espitallier (La Première année)

Toute écriture naît de la disparition, Derrida l’a montré, plus encore celle du deuil, disparition radicale, irréversible, muant le livre en testament, tombeau d’une présence, paradoxe d’une trace.
« De quoi demain sera-t-il fait ? », se demandait Hugo, « De quoi demain ? », ajoutait Derrida. De quoi ces lendemains ?, poursuit Jean-Michel Espitallier dans La Première année, quand Paris subit une vague d’attentats sans précédent à quelques mètres de chez lui, alors même que sa compagne, Marina, lutte contre le cancer qui va l’emporter.

Christian Rosset comme Jean-Philippe Cazier (doublement, une critique, un entretien) ont déjà évoqué La Première année. Y revenir est une manière de dire ce qu’est aussi ce livre, de ces textes auxquels on fait inlassablement retour, parce qu’ils énoncent ce que l’on ressent, pressent ou à l’inverse refuse d’affronter quand la mort frappe, qu’un univers intime se désagrège, que seule demeure l’impuissance à comprendre, articuler des sensations, tenter de survivre à l’absence.

La Première année se veut un espace de « recueillement » comme d’« élucidation », pour tenter de retrouver une lumière, même faible, même fragile, depuis le double paradoxe qu’énoncent les épigraphes :
« si une vie ne peut être pleurée, elle n’est pas tout à fait une vie » (Judith Butler, Vie précaire), alors pleurer celle qui n’est plus ;
« Je n’écris pas parce que tu es morte. Tu es morte pour que j’écrive, ça fait une grande différence » (Annie Ernaux, L’Autre fille).
Deux femmes pour guides après la disparition de celle qui accompagne, des femmes : celle qui (n’)est (plus), celle qui énonce la nécessité des pleurs pour consoler et témoigner, celle qui ose dire qu’il faut écrire, revenir à l’écriture. Pour ne plus être « le témoin inactif, impuissant, inopérant, inutile de ta souffrance » puis de « l’hyper-présence de ton absence ».

Le 3 février 2015 advient cette « certitude du définitif » pour Jean-Michel Espitallier qui tient en un mot à la terrifiante banalité : la mort. C’est la date de la bascule de la présence au souvenir, soit d’un absolu à un autre. La chronique d’une mort annoncée se mue en journal de deuil, enregistrement mécanique d’abord, cru, intime, d’une perte. Les traces de la présence de l’Autre menacent de disparaître, le parfum des vêtements, l’odeur des draps, demeurent ces mots soulignés par Marina dans le journal d’Isabelle Eberhardt, méditation sur le temps et « esquisse d’un autoportrait ».

Marina lisait ce texte alors que la maladie commençait à vaincre son corps, alors que la violence éclatait dans Paris. « Le 7 janvier, on massacre la rédaction de Charlie Hebdo à cinq cents mètres de la maison. Toi, tu es déjà engagée dans le processus de ta propre fin et nous ne le savons pas. Dans sa violence, quasiment son irrationalité, cet attentat fait écho à la violence faite à ton corps. (…) Le réel est plein de cet événement. Ici se joue un autre drame, loin des regards, des caméras et des sirènes. Ton agonie vient discrètement de commencer ». Charlie, Montrouge, l’Hyper Cacher porte de Vincennes, partout « le péril métastatique », et une vie qui disparaît dans un monde en plein chaos. « Nous vivons un temps anormal».

Voir l’aimé.e mourir, une aporie : l’absolu est banal — « une gigantesque information avec des petits mots de rien du tout et quelques articulations syntaxiques banales : tu vas mourir ». Les mots de la mort sont déjà la glace qui va suivre. Atrocement logiques, anodins et indifférents : « Verbe à l’infinitif / article défini / nom commun complément d’objet direct. Interrompre le traitement ». Et quand la mort advient, l’insoutenable disjonction — tout a été dit, écrit, et pourtant le survivant affronte l’inédit —, tout est paradoxe : sidération et douleur, (dé)possession, rage et impuissance, colère et soumission. Une nouvelle temporalité s’ouvre, abyssale : « À partir d’aujourd’hui et jusqu’au 2 février prochain, chaque jour sera un premier jour sans toi ». Il faut à l’écrivain affronter « deux présents qui ne sont pas du même temps. Collés bord à bord. Désolidarisés », cet « éternel exil du vivant que je suis encore ». « Ici commence une autre histoire ».

Jean-Michel Espitallier © Jean-Philippe Cazier

Jean-Michel Espitallier livre le récit brut d’un monde proprement désaffecté, une litanie de petits riens, des chiffres comme ces listes d’Opalka au pinceau qui se délave, le récit d’une vie « désormais close sur elle-même, avec son début et sa fin. Une fiction ».
Il cite Barthes, Rimbaud, Mallarmé, écoute Bashung, moins comme une consolation que pour « ajouter de la mélancolie à la tristesse, de la tristesse au désespoir, du désespoir au vide, du vide à l’anéantissement ».

L’écrivain est pris entre l’atroce banalité de l’après et la « terreur d’objectiver cette situation », il est face à une vie qui s’efface, jusque dans les photographies qui figent les souvenirs et l’aimée : « dans ce léger tremblé que la photographie génère entre le réel et ce double se construit une fiction ». Les photographies ne ressemblent pas à Marina, pas plus que ce que la mémoire a construit comme moments et souvenirs, « Et je me mets à pleurer un personnage de fiction. De ma nouvelle fiction ».

« Archéologie » du deuil, « traversée de l’inconnu », sublime chronique d’un « hyper-présent » et hymne à l’Absente — « Pas une absence. Une présence qui n’est pas là » —, La première année est de ces textes rares qui, au-delà de l’expérience intime, touchent à l’universel. Il nous enferme dans la réalité du deuil, ni son dépassement métapoétique ni son ressaisissement par une artificielle forme de revie : au cœur même d’un « il y a un an », de cette date du 3 février 2015, d’un « triomphe du réel » qui « a emporté l’enfant que j’étais jusqu’au 3 février dernier ». Infans que nous sommes tous, auxquels Jean-Michel Espitallier offre pourtant les mots pour le dire.

Jean-Michel Espitallier, La première année, éditions Inculte, août 2018, 157 p., 17 € 90
Lire ici l’article de Christian Rosset sur le livre
Ici l’article de Jean-Philippe Cazier sur le livre
Ici l’entretien de Jean-Philippe Cazier avec Jean-Michel Espitallier