Virgil Vernier : « J’ai voulu créer une sorte de poème sur les peurs et fascinations actuelles » (Sophia Antipolis)

C’est en ce début octobre, alors que son film concourt dans la sélection des longs métrages du FIFIB (Festival du Film Indépendant de Bordeaux), que je rencontre Virgil Vernier. Si Sophia Antipolis puise sa force dans une certaine multiplicité d’interprétations possibles, dont j’ai d’ailleurs tiré à un instant une lecture dans un cadre critique, certaines questions importantes me semblaient néanmoins devoir être posées.

La teneur des réponses oscille entre un éclaircissement de certaines démarches et une éclosion de nouvelles incertitudes. Car heureusement, personne ne saurait contenir la puissance de Sophia Antipolis dans un sens, pas même son réalisateur. Rencontre et entretien avec Virgil Vernier.

Les questions se bousculent mais sans doute que ma première voudrait simplement porter sur ce qui t’amène à Sophia Antipolis. Je pense aussi à ce qui t’a mené à partir des Mercuriales dans ton précédent film. Quel est ce rapport topographique au cinéma ? Y’a-t-il quelque chose qui rassemble ces lieux ? J’y vois des endroits particulièrement évidés de vie – alors même qu’ils sont fréquentés (justement, pour ne pas dire habités) – et charrient une atmosphère froide, aseptisée, capitaliste. Lors de mes recherches sur Sophia Antipolis, je suis d’ailleurs tombé sur une vidéo promotionnelle atroce illustrant bien cela.

J’ai préféré laissé tout ça dans l’ombre, dans le hors champ : l’intérieur des start-up, le monde du tertiaire, les laboratoires scientifiques, la technologie du futur, l’intelligence artificielle, etc. C’est encore plus beau que ce soit caché, ou simplement montré sous la forme d’un cauchemar. J’aime filmer les choses qui me révulsent et dans lesquelles je vois des formes diaboliques cachées. J’avais le projet, à un moment, d’intégrer des vidéos de promotion de la chirurgie esthétique. Mais c’était tellement fort que ça cassait le ton ambigu du film où il y a toujours, quand même, de la fascination. Et pour la fascination, il ne faut pas trop tomber dans la blague, dans le grotesque, tout de suite.

J’ai donc choisi de montrer Sophia Antipolis comme un territoire vide, désert, où il y n’y a aucun piéton. Quand je dis Sophia Antipolis, je pense à trois espaces : d’abord l’espace de la technopole, là où il y a des entreprises, où la recherche et le capitalisme prospèrent. Le deuxième espace, c’est la plage, la mer, le balnéaire, toute cette promenade, comme elle est présente entre Cannes et Nice. Et le troisième espace, c’est celui où les gens habitent. À part Kim, que j’ai située dans un quartier bourgeois, ce sont plutôt des lieux périurbains, de l’habitat très bon marché. Comme, par exemple, un endroit que j’aime beaucoup dans le film, là où Christophe, l’agent de sécurité Noir plus âgé, vit avec sa copine. Je ne sais pas si tu te rappelles, mais ils vivent dans un appartement sur pilotis, très bizarre, qui est un nouveau type d’urbanisme.

J’ai donc préféré filmer de l’extérieur, en gardant juste cette architecture de la technopole composée de bâtiments utilitaires au milieu de la forêt, pour faire ressortir cette atmosphère étrange et inquiétante. Personne ne sort, personne ne marche, il y a juste des voitures qui circulent de temps en temps. Et quand j’ai fait mes repérages, n’ayant pas le permis de conduire, j’ai dû tout faire en bus, faire des changements dans des endroits absurdes, et ensuite marcher seul. En marchant le long de ces routes désertes, le long de ces bâtiments, j’ai du paraître suspect parce qu’un jour des flics m’ont arrêté. « C’est trop louche, personne ne marche là, ce n’est pas un endroit fait pour les piétons. » Ils pensaient que je manigançais quelque chose. J’ai dû leur expliquer, leur montrer que je prenais des photos, et même ces photos étaient louches pour eux. Ce n’est pas un endroit pour piétons.

Ce sont des espaces, pour dire une grande généralité, qui m’intéressent pour leur rapport d’échelle. Comment des architectes, un peu comme à l’époque de l’architecture fasciste, pensent des nouvelles cathédrales intimidantes, qui doivent faire peur aux gens en produisant du gigantisme, et qui ramènent l’individu à sa petitesse, son insignifiance.

Virgil Vernier © Joffrey Speno

J’aimerais aborder le rapport que tu as avec la pellicule. Alors que certains de tes films sont tournés en numérique, pourquoi ici utiliser ce médium ?

Jusqu’à Andorre, j’ai fait mes films en vidéo DV. C’était volontairement une image sans technique, très pauvre, parce que j’adorais explorer le côté visible de la vidéo, pas une vidéo qui imiterait le cinéma. À un moment, cela m’a paru bien de passer au 16mm, ça permettait de sublimer d’une manière plus directe les gens et les choses. Mon projet s’est de plus en plus précisé, depuis Mercuriales, sur l’idée de faire une opération alchimique de transformation des choses dérisoires, triviales et pauvres, en des choses sacrées, sublimées. La pellicule avec ses couleurs chatoyantes, avec ce processus qui magnifie les choses, me paraissait participer à ce projet-là.

Je veux poser bêtement la question de la nature documentaire et / ou fictionnelle de ton film. Les gros mots sont ainsi lâchés pour, il me semble, permettre de dessiner la forme que revêt cette mise en tension incroyable qu’il y a ici. À plusieurs endroits, j’ai été surpris, avec des allers-retours. Cette torsion si puissante du contrat me paraissait impensable en ces termes, et très violente, parce que cela survient à des moments de l’histoire chargés d’enjeux éthiques forts ou qui questionnent la place des personnages / acteurs, ta place de filmeur aussi. Il y a ces séquences dans la secte, celle de l’incendie du camp notamment. Cela ne rend pas les choses moins « réelles » si c’est plutôt écrit, mais j’ai eu peur.

Quand j’ai commencé à faire des films, j’ai senti que j’avais envie filmer le réel, et que je voulais me débarrasser de tous les effets, de toutes les conventions du cinéma, en particulier concernant le jeu. Pour moi, les dialogues écrits me faisaient penser à du théâtre, du téléfilm. Demander à des acteurs professionnels d’interpréter des rôles, me paraissait quelque chose du siècle précédent. Faire des films ne m’excite qu’à condition que j’invente quelque chose que je n’ai encore jamais vu, avec un nouveau langage. Du coup, je ne demande pas aux gens avec qui je travaille d’apprendre un texte. Je choisis des gens que j’aime et j’invente avec eux des scènes, une histoire. Je dois tomber amoureux de ces personnes, même si ce sont des gens ambigus, qui me dérangent. En tous cas, il faut qu’ils soient fascinants dans leur entièreté, leur sincérité.

Je pense réellement qu’il n’y aura bientôt plus d’acteurs, ou seulement des stars style Kim Kardashian que l’on suivra dans leur propre vie, et qui inventent leur propre légende. Les spectateurs vont de plus en plus avoir besoin de gens réels pour croire aux histoires. Bientôt, on repensera à cette époque où on demandait à Marion Cotillard de jouer une ouvrière, alors qu’en fait, on n’y croyait déjà plus. Comme lorsqu’au théâtre les personnages féminins étaient interprétés par des hommes déguisés en femme. Ou lorsqu’au cinéma les personnages Noirs étaient joués par des Blancs grimés en noir. Tout ça, ce sont des conventions de représentation qui évoluent.

Je crois saisir ce que tu dis. Sans doute, encore héritier de ces anciennes conventions dont tu parles, que je pensais avoir fait sauter, je résiste à l’endroit des enjeux éthiques, lorsque les actes filmés sont répréhensibles.

« Répréhensible »? Est-ce que c’est le mot, vraiment?

Je pense particulièrement au camp incendié, à cette séquence en particulier. Pour le reste, ça se pose différemment. Est-ce que là, on peut quand même parler de jeu ?

C’est du jeu, oui, mais il est possible que certains acteurs se soient reconnus dans cette action. Ce trouble est perceptible par le spectateur. Ce n’est pas une ambiguïté manipulatrice. Le spectateur d’aujourd’hui comprend ça, il a les armes pour se confronter à ça. Je vois le spectateur comme quelqu’un d’intelligent. Je pense que c’est une puissance du cinéma de créer ce trouble chez le spectateur : être dans cette sorte d’excitation où l’on ne sait pas très bien ce qu’on pense au sujet de ce qu’on est en train de voir. Cette incertitude flottante permet au spectateur de se confronter à ses propres opinions.

J’ai construit une milice imaginaire pour le film, inspirée de milices réelles. Petit à petit, on est confronté à son seuil de tolérance vis-à-vis de l’abjection : est-ce que je comprends que des gens se sentent en insécurité dans les rues de leur ville ? Est-ce que je trouve inoffensives les brimades que reçoit une jeune recrue lors de son bizutage ? Est-ce que j’approuve qu’on aille terroriser un soi-disant « pédophile » ? Qu’on brûle des tentes sous prétexte que c’est un lieu malsain, et que ne pas le faire encourage des gens à venir s’y installer ?

Oui, on pense à Génération identitaire, à la loi asile immigration, à ce qui se passe avec l’Aquarius …

Je veux que, dans un premier temps, cette milice soit juste un groupe qui pratique un entrainement sportif, violent mais innocent, de manière à ce que notre héros n’ait pas trop de complexes, parce qu’il doit bien s’intégrer, parce qu’il vient d’arriver dans la ville et ne connait personne.

C’est drôle parce que lorsque tu me parles de ce rapport au cinéma et aux acteurs, je pense immédiatement à ce que disait dernièrement Godard lors de cet événement que fut sa conférence de presse à Cannes à propos des acteurs et du fait qu’ils font de la politique. Il dit que pour les cinéastes, la fiction et le documentaire sont la même chose. Il compare le mal que la politique comme domaine séparé fait à la démocratie en contribuant au totalitarisme, au totalitarisme de l’image filmée auquel les acteurs contribuent, contre l’image pensée.

Oui, je crois que ce qu’il veut dire, c’est que les acteurs font autre chose que véritablement jouer. Il aurait pu aussi dire « de la publicité ».

Je sais que tu entretiens un rapport fort à l’Antiquité. Peux-tu parler un peu plus de ce lien, de ta manière d’articuler les choses à ce propos ?

Ce qui me donne envie de faire des films, c’est essayer de saisir ce qu’il y a d’intemporel dans notre époque, ce qui peut communiquer avec l’archaïque, et donc avec le futur. Je cherche ce qui pourrait être compréhensible par une civilisation antique. Parce que quand je lis Sophocle, je comprends tout, c’est très simple, il n’y a pas de choses qui appartiennent à des références perdues.

Tu filmes aussi cette secte, terrifiante encore autrement, mais pour les raisons similaires dont je parlais plus tôt. Elle tient ce discours apocalyptique en usant de méthodes discursives puissamment manipulatrices.

J’ai essayé de montrer en quoi, dans un moment désespéré qu’on peut tous traverser, dans un moment d’extrême mélancolie, on peut en arriver à avoir envie de ça. Parfois, cette apocalypse, on la désire. On a envie de tout recommencer à zéro. Et quand le soleil se lève, ça me fait penser à ça aussi : un nouveau jour. Toutes ces sectes vantent le premier jour après l’apocalypse comme un jour où « enfin » un nouveau soleil va se lever.

Cela rejoint l’idée que j’avais sur le fait qu’on ferme les yeux sur cette réalité-là qui est comme concomitante, mais qu’on choisit de ne pas voir. C’est aussi la raison pour laquelle, je crois, le film est puissant, parce qu’il nous met face à cette violence dont on se protège mais qui est pourtant bien là. Il s’agit de nous mettre dans cet inconfort, non pas pour nous mettre vulgairement cette réalité sous les yeux, mais pour que nous puissions en prendre la mesure. Comment fais-tu pour t’approcher et te confronter à ces idées-là ?

Je suis intrigué par les gens qui ne pensent pas comme moi. « Comment peuvent-ils penser ça? », c’est cette petite question qui me tient éveillé intérieurement. Et parce que j’ai toujours en tête les parallèles avec l’histoire du monde occidental. Nous sommes comme ça, humains, trop humains : un peu minables, un peu perdus, un peu fous, capables de crimes, de mégalomanie, de folie. Et du coup, je regarde les gens qui me font peur, me terrifient, sous un œil humain. Les nazis ne venaient pas d’une autre planète, Hitler n’était pas un monstre. Non, c’est un pauvre mec qui a raté les Beaux-Arts et qui a essayé de faire quelque chose pour assouvir son désir de puissance. Il ressemble à plein de gens frustrés, humiliés, paumés d’aujourd’hui qui pourraient devenir des petits dictateurs d’un jour à l’autre.

Au tournage, les gens qui ne pensent pas comme moi, je les regarde comme des Hommes, je leur parle franchement, je ne leur mens pas sur ce qu’on va faire. Ce sont de grandes personnes qui comprennent très bien si tu es honnête, si tu les regardes droit dans les yeux. Ça, je l’ai appris avec les films sur la police que nous avons faits avec Ilan Klipper. Comment parler et travailler avec certaines personnes qui ont une autre idée de la discipline et de l’ordre, qui est même contraire de la mienne ?

Peux-tu me dire ce que le texte du lever de soleil apporte? Il distille déjà une inquiétude, une atmosphère de fin du monde, sous forme de petit poème en voix off.  Ce texte est le suivant : « Un avion s’abat dans la mer et tous les passagers sautent plein vol. / Un aveugle crève les yeux de son enfant. / Des scientifiques découvrent l’élixir de vie. / Une bagarre habitants d’une ville. / L’impact d’une comète sur la Terre. / Un homme sort une hache en pleine rue et tue tous les gens sur son passage. / Une nouvelle maladie apparaît sur Terre et résiste aux vaccins. / Un crash économique. / Les égouts se répandent à travers toute la ville. / Les êtres humains apprennent à parler avec les animaux. / Des éruptions volcaniques ont lieu partout dans le monde au même moment. / L’eau des robinets est contaminée par une substance inconnue. / Un centre commercial explose en pleine journée. / La forêt est brûlée par son propre bois. / Un crâne humain est retrouvé au bord de la mer. / Une loi martiale instaure un couvre-feu. / Les différences entre les langues disparaissent. / Un gaz mortel se répand à travers toute la ville. / Un paquebot sombre en pleine mer. / Une fumée noire apparaît et reste quarante jours sur Terre. / Le soleil se lève à l’ouest. »

J’ai voulu montrer la beauté de ces phrases que j’ai trouvées sur des sites internet liés aux extraterrestres ou dans la rubrique « faits divers » de Nice Matin, ou encore sur des sites djihadistes. Toutes ces visions de l’apocalypse qui vient. J’ai récolté plein de phrases comme ça, j’ai voulu faire une sorte de cut-up en les collant les unes aux autres et voir si ça pouvait créer une sorte de poème sur les peurs et les fascinations actuelles.

Pour parler encore de choses plus précises, peut-on revenir au début ? La façon dont on ouvre un film n’est pas anodine. J’y ai vu une frontalité, avec cette fille qui veut faire une augmentation mammaire, un rapport de force avec le médecin. Viennent ensuite l’autre femme, une autre, puis la salle d’attente comme pour montrer par l’accumulation la pression du système superficiel…

Une première patiente apparaît, puis une deuxième, puis une troisième… Le spectateur comprend alors qu’on ne suit pas un personnage mais que, dans ce prologue, c’est le phénomène de la chirurgie esthétique dont il est question. Ce film procède comme cela. Il ne s’agit pas de savoir si c’est le personnage de Sophia qui est filmé ce jour-là, mais d’ouvrir le spectateur à l’idée que le film procède par rapport de métaphore, de correspondances.

J’ai l’impression que le montage produit des moments de latence très palpables, des silences, des instants où il ne se passe rien.

Ce n’était pas l’intention ! J’ai choisis de ne pas masquer ces moments de silence, parce qu’ils amplifient et valorisent ce qui précède et suit.

J’ai été glacé par la froideur méthodique et justement très calme et silencieuse de la scène où cette femme exhibe, manipule ses épées. La peur provenant de la certitude que, du jeu vidéo à un passage à l’acte, il n’y a rien.

J’ai demandé à cette amie actrice de faire ça. Je voulais qu’on sente le côté inconscient et innocent de gens qui aiment juste l’objet comme on aime un objet traditionnel ou un jouet.

A ce moment-là, il y a un enfant dans la pièce. Avant, la petite fille écoute son père Christophe déverser sa vision du monde violente. Après, il est question de trouver une histoire à lui raconter dans la chambre. Veux-tu nous dire : « les enfants nous regardent », pour ne pas citer De Sica ?

Il s’agit de retourner cette formule archétypale du « monde que l’on va transmettre à nos enfants », pour la rendre absurde. Un discours sentimentaliste, qui convoque des affects culpabilisateurs et reptiliens : celui de l’innocence et de la fragilité d’un enfant. Afin de faire passer un discours sécuritaire en douceur.

Je veux à présent en arriver au meurtre, au corps de cette femme retrouvée calciné. On gravite autour, cette histoire se répand comme une légende d’un meurtre fondamentalement impossible à élucider. Pourtant, la police fait ses reconstitutions (avec là encore un effet de réel extrêmement puissant lors de la première), les avis se complètent, une de ses amies conte son histoire…

Oui, c’est ça, une légende. L’idée n’est pas de faire du cinéma policier avec une intrigue, la recherche d’un meurtrier et d’une explication, mais plutôt de se servir de cette histoire, ce fait divers afin d’en tirer toute sa puissance mythologique. Une rumeur qui arrive par bribes dans le film, et qui s’impose frontalement à la fin. C’est comme une métaphore de tout le film : il y avait une fille innocente, tentée par les lumières de la ville, qui a été retrouvée morte. C’est une histoire dérisoire, qu’on peut lire dans le journal en tout petit caractère, imprimée à côté des résultats du foot, du programme télé. Je voulais tenter de sortir ça de la banalité, faire sentir l’horreur de ça, l’effroi. Et dans cette histoire de fille brûlée, tirer les traits qui la relient à Jeanne d’Arc, à l’histoire des sorcières à travers l’Europe.

Avant l’épilogue, l’une des plus belles séquences termine le film avec l’errance de cette jeune femme dont on comprend par sa voix intérieure qu’elle a connu celle qui a été assassinée. Deux moments marquants : celui de l’ascenseur avec sa silhouette floue, et celui où elle pleure le recouvrement des traces de feu sur le lieu du meurtre par de la peinture. Pleure-t-elle la disparition de la preuve, le lieu de recueillement, une profanation d’un lieu sacré ?

C’est tout ça, je crois. Je ne voulais pas représenter cette fille disparue de manière directe, mais convoquer tous les signes qui font écho à elle, à sa mort. Tous ces feux, ces brulures. Filmer un homme réellement brulé, un mannequin qui brule, ou simplement tous ces gens cramés par la vie…  Mais pour cette fin, j’ai vraiment eu envie qu’on arrête de parler de cette fille comme d’un symbole, ou d’un fait divers. Pas comme Christophe qui raconte l’avoir retrouvée brulée avec froideur et distance. Que quelqu’un qui l’ait connue parle d’elle, intimement, affectivement. Alors on écoute son amie, elle s’appelle Léna, qui est en train de devenir elle aussi un mort vivant à force de se morfondre. On suit son long pèlerinage, et comme le ferait un proche lors d’un enterrement, on la laisse raconter son souvenir par des petites anecdotes.

Mercuriales finissait sur les images d’une grue détruisant un immeuble, sur un monde en ruines arrivant. Sophia Antipolis se termine avec des plans sur ce soleil aveuglant, cette sorte d’éclipse, accompagnés d’un son saturé. C’est déboussolant. Ces fins procèdent-elles de la même manière par la ruine et l’aveuglement ?

Pour Sophia Antipolis, je n’aurais pas dit éclipse, même si ça y ressemble. C’est plutôt le feu, la lumière qui irradie tout, qui brûle tout, qui solarise. C’est un effet de caméra et c’est ce qu’il y a de magique avec la pellicule qui produit ces sortes d’hallucinations psychédéliques. Le son est saturé, aussi, oui. Tout le son du film, c’est cette rumeur de la ville de la Côte d’Azur, ce mélange de grillons, de scooters, de voitures de sport, de morceaux de rap qui passent au loin, de vagues. Et comme à l’image, ça chauffe de plus en plus au son, ça se transforme en bruit, en cri.

Ma dernière question me parait simpliste mais je me dois de la poser. Cette vision apocalyptique est-elle résignée et pessimiste ou appelle-t-elle à un sursaut ?

Je voulais que les pleurs de Léna communiquent avec le dieu du soleil. Que ses larmes réveillent Sa colère. Qu’il décide de tout brûler pour venger cette mort. Qu’il y ait quelque chose de la puissance vitale qui ouvre de nouveaux horizons. La colère de l’injustice. Pour que le spectateur se dise pendant le générique : « Bon allez, il est temps que ce monde change ».

Donc, ce n’est pas nihiliste. Je crois qu’il y a une forme d’espoir incarnée à travers les personnages de Tarik et Léna…

Non, ce n’est pas du tout nihiliste. Je n’aime pas le mot espoir, mais en tous cas, ces deux personnages continuent, ils ne sont pas morts, ils créent, ils engendrent des choses.

Sophia Antipolis. Film de Virgil Vernier. Avec : Dewi Kunetz, Hugues Njiba-Mukuna, Sandra Poitoux, Bruck, Lilith Grasmug. Sortie en salle le 31 octobre 2018. Lire ici la critique du film