Notes sur une pièce de François Laroche-Valière

© 2018, François Laroche-Valière

La pièce requiert son propre espace et son propre temps. Un certain protocole est présupposé. Pas plus de cinq ou six « spectateurs » – qui ne sont pas des spectateurs – présents en même temps. Les portables, les clefs, les sacs doivent être déposés à l’entrée. Il faut avoir réservé et arriver à telle heure précise, entrer ensemble dans l’espace où aura lieu la pièce. Mais celle-ci pourrait avoir déjà commencé. N’a-t-elle pas déjà commencé ? Et son commencement commence quand, précisément ? Les contours sont brouillés, et les mots, les idées.

On saura tout à l’heure que les spectateurs et spectatrices n’en sont pas : il ne s’agit pas seulement de voir, de regarder. On saura que le danseur est aussi autre qu’un danseur – mais quoi ou qui exactement ? On saura que cet espace et ce temps – la durée de la pièce – sont aussi un autre espace et une autre durée, au pluriel. On saura que l’on ne savait pas et que le savoir ici s’efface, brouillé par une étrangeté, une expérience qui est celle d’un non savoir, d’une ignorance de ce qui se passe et qui est aussi ce qui se passe : l’expérience de l’étrange, de l’étranger est ce qui se passe, ce qui ici a lieu et temps.

La pièce s’intitule : « J’écrivais, des silences, des nuits… ». L’espace est celui de François Laroche-Valière et s’intitule « Un lieu-comme-œuvre ». Il se situe dans l’enceinte du Théâtre de l’Échangeur, à Bagnolet. L’espace est créé, il n’est pas extérieur à ce qui s’y déroule ou qu’un décor : il n’est pas le contenant de ce qui y aura lieu, il est déjà ce qui a lieu. Ce qui d’abord a lieu et qui est cet espace se compose d’un ensemble d’éléments qui signalent et permettent des absences autant que des possibles : un plateau de théâtre ou de danse au ras du sol, des micros et enceintes, des pupitres vides, des bancs spécialement conçus déposés le long des murs et des deux panneaux verticaux. Le plateau de danse est au ras du sol mais incomplet, certaines des planches qui le composent étant empilées dans un angle du lieu. Les micros signalent la possibilité du son, les pupitres vides la possibilité de partitions ou de textes. Signes d’absences et de possibles. L’installation est faite autant de pleins que de vides, de fragments, de reliefs et de creux – présentant ce qui est autant qu’ouvrant l’espace pour ce qui peut être. Un côté de l’espace est entièrement vitré et laisse entrer la lumière du dehors, les accidents de la lumière comme les accidents des sons de la rue, tout ce qui est susceptible d’advenir.

© 2018, François Laroche-Valière

Le lieu est donc pensé pour des micro-événements qui pourront surgir, ce qui pourra de soi-même s’arracher au banal, au commun, à l’inaperçu, et composer quelque chose qui sera de l’art. Le lieu est en lui-même un lieu d’accueil, une machine ou un dispositif à produire de l’aléatoire : espace incluant autre chose que soi, et c’est cet autre qui adviendra. Le lieu est lui-même et l’autre, lieu d’un devenir existant entre soi et l’autre, et c’est ce devenir qui adviendra. La pièce a lieu à l’intérieur de cette machine ou dispositif – elle sera cette machine – et l’on saura bientôt que les spectateurs qui n’en sont pas sont déjà des pièces incorporées de cette machine, des fragments s’ajoutant à ce dispositif fragmentaire et destinés au processus de la machine.

Le lieu est donc celui d’une présentation et d’un présent – le présent de ce qui est présenté en étant pensé, très pensé – ouvert ou incluant en soi un autre présent, celui de l’aléatoire, de ce qui aura lieu sans prévision véritable, sans pensée préétablie, le présent d’accidents, de fragments qui se présenteront et s’imposeront, qui seront accueillis pour eux-mêmes, qui seront ce qui a lieu. L’espace est aussi un temps, il implique une temporalité étrange qui en elle-même bifurque, qui est double : un double présent qui n’est pas le même, une double présentation qui n’est pas la même.

Ici, la pensée est ouverte au non pensé, le calcul au non calculé, la présence à l’absence, le fait au possible, l’organisation au désordre, l’espace à un autre espace, le temps à un autre temps.

Lorsque nous entrons, le danseur – Julien Monty – est déjà là. Comme nous, parmi nous, il écoute François Laroche-Valière parler de ce lieu : une parole qui double l’espace d’un langage qui à la fois dit cet espace – ce lieu troué d’absences et de possibles – mais ne peut le dire, ne peut l’épuiser, le réduire au code et aux significations de la langue puisque ce lieu troué empêche tout langage de l’énoncer totalement. Le langage est ici comme un double de l’espace, un double en même temps étranger, non le même mais un autre, non le même sur un autre plan – ce qui sinon serait conforme à la logique de la représentation – mais un autre sur un autre plan. Le langage, ici, ne représente pas l’espace, la machine, il s’y ajoute comme un corps étranger – comme le corps du danseur est au milieu de nous tel un corps étranger –, s’y juxtapose, s’y agence tel un corps que la machine accueille volontiers, prête aussi à fonctionner avec cela, cet hétérogène, cette différence. Et si le langage ne peut dire ce lieu en l’épuisant, il ne pourra pas plus dire ce qui aura lieu tout à l’heure – il fera en un sens partie de ce qui aura lieu, non pour le dire mais pour être lui-même quelque chose qui aura lieu, quelque chose d’espéré mais d’imprévu, un possible inclus en tant que tel dans le dispositif et que le dispositif laissera advenir comme la lumière du dehors et les bruits de la rue.

© 2018, François Laroche-Valière

Chacun s’assoit sur les bancs, à la place qu’il choisit. Chacun est libre de se déplacer comme il veut, d’élire une autre place, durant tout le temps de la pièce. Le danseur s’assoit également, non à une place prédéfinie mais, lui aussi, semble-t-il, où il veut. Il ne s’assoit pas face à nous, à distance, mais comme nous, parmi nous. Par ces choix, François Laroche-Valière réalise plusieurs choses qui vont dans le sens d’une immanence radicale.

Premièrement, les « spectateurs » font partie de ce qui a lieu, ils ne l’observent pas, ils en sont un extrait, un fragment.

Deuxièmement, la pièce n’est pas ce qui serait à voir, placée sous nos yeux, à distance, dans un espace qui inclurait une distinction entre le visible et le regard qui voit : la pièce n’est pas un spectacle, elle est ce qui englobe l’ensemble du lieu et des personnes présentes.

Troisièmement, l’espace ainsi créé perd tout centre, il devient un espace acentré constitué d’une pluralité de points de vue : ceux de chaque « spectateur », ceux impliqués par les déplacements libres de chaque spectateur, ceux impliqués par les déplacements et mouvements du danseur.

Quatrièmement, contrairement à ce que chacun pouvait attendre, nous ne sommes pas ici dans un espace divisé entre la scène et la salle : il n’y a que le lieu, partout, et c’est le lieu entier qui est celui de l’œuvre, chacun devenant un fragment de la machine artistique qu’est le lieu, dans une immanence totale. Nous pensions être venus assister à un spectacle, nous sommes en fait les pièces d’une machine artistique.

Un système de prise de son enregistre chaque bruit, chaque glissement de chaussure sur le sol, chaque souffle un peu fort et, venant du dehors, chaque parole, chaque bruit de klaxon, chaque cri d’enfant, pour les répéter à l’intérieur de boucles sonores qui deviennent la seule « musique ». Les corps des spectateurs assis sur les bancs – qui, contrairement à des fauteuils, empêchent de s’installer confortablement –, cherchant des postures, changeant de position, forment eux aussi une chorégraphie sur place, improvisée, désaccordée, plurielle, la chorégraphie de corps pris dans la logique du dispositif mis en place par François Laroche-Valière, chorégraphe des corps des « spectateurs » qui pourtant choisissent eux-mêmes – ou leurs muscles, leurs nerfs, leur squelette – leurs propres mouvements et postures. Ce dispositif fait que ce qui a lieu est l’ensemble de ce qui est produit pendant le temps de la pièce : immanence, immanence…

© 2018, François Laroche-Valière

Le danseur est assis quelques minutes, puis se lève et va s’asseoir à une autre place où il demeure, là encore, quelques minutes.

Il se lève à nouveau et, lentement, va s’assoir ailleurs.

Il se lève, commence un mouvement.

Il se déplace, répète ailleurs le mouvement, lentement.

Il longe avec précaution les bords du plateau de danse.

Il s’assoit à nouveau.

Il attend un moment.

Il se lève, effectue un autre mouvement, lentement.

Il demeure assis et ce sont uniquement ses mains qui bougent, qui s’articulent en un geste énigmatique, micro-mouvements répétés durant quelques minutes.

Entre chaque mouvement, entre chaque station assise, la durée s’étire, elle a l’extension de l’attente.

Lentement, avec précaution, le danseur extrait des éléments en bois, géométriques, d’une boîte posée au sol.

Il les place au fur et à mesure en suivant les lignes dessinées par le plateau de danse – lentement.

Il les range.

Recommence les gestes : sortir, placer, ranger.

© 2018, François Laroche-Valière

Par cette chorégraphie, le corps n’effectue pas des gestes, il n’est pas l’exécutant d’un mouvement, suivant un trajet extérieur ou un tracé, suivant des coordonnées qui lui dicteraient quoi faire et comment. Il est le mouvement et l’énigme incluse dans le mouvement arrêté, repris, suspendu, asignifiant, sans mimétisme ni visée utilitaire, sans justification autre que lui-même et sa propre énigme. Un mouvement qui ne vient de nulle part, ne se prolonge dans rien. Un mouvement qui ne veut pas dire ni faire, qui est uniquement, singulièrement, lui-même. Un mouvement « aberrant » à l’intérieur d’un espace « aberrant » – sans centre ni finalité, mobile –, tout entier immanent au présent de son apparition et de son effacement. Par cette chorégraphie, ce sont des fragments de mouvements qui apparaissent et disparaissent, et c’est une durée particulière qui s’installe, un présent extrêmement ralenti et qui dure.

Une durée interne au mouvement d’abord, celui-ci étant très ralenti, presque arrêté, le temps entre deux mouvements, entre deux postures, étant l’ouverture d’une durée habituellement trop rapide pour être perçue, habituellement négligeable, mais qui ici est étirée, étalée, laissée à sa propre existence – laquelle, par ailleurs, hors du dispositif, serait un obstacle au mouvement, à la réalisation de l’action. Dans la chorégraphie de François Laroche-Valière, le mouvement n’est pas une action : il est une durée, un espace, une existence en soi.

Une durée, également, qui déborde le mouvement du danseur et englobe l’ensemble de ce qui a lieu, une durée qui est une condition pour une perception inattendue, pour une désorientation du sujet. La durée très étirée, le présent durable et quasiment arrêté qu’installe la chorégraphie de François Laroche-Valière, réveille le corps et la conscience, introduit un inconfort et une concentration sur soi : le corps bouge sur place – le corps du « spectateur » –, il cherche ses propres postures, ressent ses propres muscles, ses propres articulations, subit son propre poids, sa propre vieillesse. Et la conscience est prise dans une durée dont elle n’a pas l’habitude, concentrée sur ses propres états internes, ses propres pensées, autant que sur les espaces et temps vides qui se mettent à exister sous nos yeux.

La pièce créée par François Laroche-Valière n’est pas un spectacle. Il s’agit, par les conditions spéciales qu’elle rassemble, de faire aussi l’expérience de soi-même – un soi-même inattendu, subi, inconnu, livré à un temps vide bien que vivant, à une inactivité pourtant peuplée –, d’être transporté à l’intérieur d’un point de vue contemplatif sur soi et sur l’extérieur, les deux s’articulant à l’intérieur d’une durée qui n’est pas uniquement le temps que dure la pièce mais qui est surtout la durée de sa propre conscience, de son propre corps, comme celle d’un espace extérieur acentré, incomplet, « vide ».

C’est cette expérience de soi qui fait également partie de la pièce, l’expérience de cette durée interne et de ses propres états internes mais non maîtrisés, non orientés.

Expérience muette, échec du langage, car chacun garde le silence et n’entend que sa propre voix interne doublée par les effets du dispositif sonore et ses boucles livrées au hasard.

© 2018, François Laroche-Valière

La pièce créée par François Laroche-Valière est une mise en crise du sujet. La pièce décentre tous les repères et les livre à ce décentrement : durant toute la durée de la pièce, l’espace, les corps, les pensées n’ont plus de centre auquel se raccrocher et à partir duquel se constituer selon leur mode habituel. Et le sujet, qui est l’effet d’un certain nombre de centrages habituels, ici se perd.

C’est cette perte qui a lieu, une expérience de cette perte – pour la découverte d’une pluralité, l’expérience d’une pluralité qui nous englobe, pour la découverte d’une expérience de soi et de l’autre comme énigme.

Une expérience étrange qui est l’expérience même d’une étrangeté. Etrange étant sans doute le mot qui traduirait ce que fait exister cette pièce physique, mentale, et qui demeure – nouvelle durée – dans l’esprit…

À venir, Compagnie Studio Laroche-Valière :
1) Un lieu-comme-œuvre.déplacement(s)
Au-dehors et parquet-plateau – enchâssement
Activations les 14 et 15 novembre 2018
Résidence au Quadrilatère – lieu d’art contemporain à Beauvais
Création – conception : François Laroche-Valière I Activation : Julien Monty – interprète
2) Récital – Lieu des résonances – extraits
Les 30 novembre à 16h00 et 1er décembre à 14h30
À la Médiathèque de Bagnolet
Textes extraits de Lieu des résonances : François Laroche-Valière I Lecteur-récitant :
Olivier Dupuy
3) Au Théâtre l’Échangeur, à Bagnolet, la pièce-dispositif Un lieu-comme-œuvre se visite également sur rendez-vous. Pour toute information complémentaire et réservation : mediation@studiolv.fr