Didier Eribon : Retour à Reims

Retour à Reims est un travail sociologique d’autoréflexion autant qu’un récit autobiographique. La sociologie et le parcours individuel, le subjectif et l’objectif, l’épistémologie et le récit de soi y sont indissociables. A l’occasion d’un regard rétrospectif sur son existence, et plus précisément sur ses origines sociales et sa prise de distance par rapport à celles-ci, Didier Eribon expose et analyse certains des déterminismes sociaux qui ont pu peser sur lui et le définir, autant que son écart par rapport à ces déterminismes, le processus de construction de soi par lequel il a pu s’efforcer d’advenir en tant que sujet de sa propre histoire – sujet précaire, relatif, instable sans doute, mais réel, agent agi autant qu’agissant.

Retour à Reims est un retour sur soi – le soi du sociologue, le soi individuel, personnel, les deux entremêlés, l’un servant de point de vue sur l’autre, l’explicitant, l’interrogeant, le défaisant et le créant. La démarche est critique, autoréflexive, épistémologique. En même temps, elle est le moyen d’un récit de soi qui doit moins à l’introspection qu’à la mise au jour des conditions sociales, collectives, de soi. S’il s’agit, pour Didier Eribon, de s’exposer, il s’agit surtout de montrer en quoi ce que l’on est implique du collectif, une extériorité qui nous définit ou à partir de laquelle nous nous définissons. Le soi est au dehors, en rapport avec un dehors collectif, et s’exposer à travers ce livre, c’est aussi exposer les conditions d’autres vies que la sienne, les vies de ceux et celles qui existent à l’intérieur de la même logique des relations sociales et des déterminismes sociaux qui sont liés à celles-ci. Retour à Reims relève moins de la confession que de l’exposition – et non l’exhibition – de soi. Le soi ou le Je qui parle ici ne se découvre et ne peut se dire que par l’instrument sociologique : il est aussi un soi ou un Je collectif, similaire à d’autres qui, à partir du cas particulier de Didier Eribon, peuvent appréhender la logique de leur propre définition. Analyse sociologique et autobiographie, Retour à Reims est donc également un discours public, adressé à d’autres qui peuvent s’en saisir et s’en servir pour eux-mêmes, individuellement, c’est-à-dire socialement. En ce sens, ce livre est aussi un livre politique.

Didier Eribon raconte comment il a été amené à choisir de quitter Reims et sa famille mais aussi – surtout – à couper les ponts avec celle-ci. Les études et l’installation à Paris sont l’occasion d’une fuite, la création d’une distance autant qu’un effort d’invention de soi. Partir, c’est mettre en place des conditions pour se changer soi-même, s’efforcer de produire un autre soi. La question que se pose Didier Eribon, et qui guide ses analyses, est : pourquoi avoir jusqu’à présent travaillé essentiellement sur la vie intellectuelle française ou sur des questions relatives à la sexualité, à l’homosexualité, plutôt que sur des questions concernant la classe ouvrière, pauvre, et sa propre naissance au sein de cette classe ? La réponse tient en partie dans la prise de conscience de cette fuite, de ses raisons et conditions, mais aussi dans la prise de conscience de ce qui a été nécessaire à son auto-invention en tant que gay et intellectuel, auto-invention qui pour être possible a dû en passer par une forme d’hétéronomie, par l’intériorisation des normes et relations impliquées par sa nouvelle classe sociale. Quitter un monde pour un autre, adhérer à un monde contre un autre, revient à lutter contre des normes en adoptant d’autres normes qui rendent possible une forme de sortie hors de l’aliénation tout en impliquant elles-mêmes une forme d’aliénation.

La question devient alors : comment s’extraire de cette deuxième aliénation, comment produire une forme d’autonomie, comment s’inventer et se créer à nouveau ? L’objet central de la réflexion de Didier Eribon dans Retour à Reims est donc la création de soi en tant que sujet par-delà l’appartenance à tel groupe, à telle classe – une création de soi qui en même temps n’est possible qu’au sein d’une logique de l’appartenance, au sein de relations sociales qui vous intègrent à l’intérieur d’un collectif avec ses normes, ses positions, ses jeux d’inclusion et d’exclusion. Le problème est l’autonomie, le sujet. Il s’agit de penser ce problème en pensant la possibilité d’une forme d’autonomie, de subjectivation alors que le sujet n’est possible qu’en rapport avec et à l’intérieur de relations sociales, qu’il est social et collectif. Si je ne peux dire Je qu’en disant Nous, comment puis-je dire Je sans que celui-ci ne soit que la reproduction aliénante d’un Nous emprisonnant et exclusif, d’un collectif qui existe en masquant ses propres normes asservissantes, ses propres relations de pouvoir, ses propres exclusions sociales et politiques ?

Le livre de Didier Eribon s’enracine dans la problématisation contemporaine du sujet compris comme effet et construction, dans celle de la subjectivation : si le sujet est l’effet de normes, de relations sociales, comment être un sujet autonome et non le simple résultat d’un processus d’assujettissement ? Dans Retour à Reims, Didier Eribon analyse le fait que les normes de la classe ouvrière dans laquelle il est né et a grandi s’imposent autant aux esprits qu’aux corps, comment elles engendrent un ethos particulier, comment elles produisent de l’inclusion et de l’exclusion. Mais s’efforcer de s’extraire de ces normes, d’extirper de soi cet ethos, ne signifie pas s’extraire de toute norme, au contraire : devenir quelqu’un d’autre que ce à quoi sa classe d’appartenance le destinait ne se fait que par l’incorporation d’autres normes, par l’adoption d’autres règles de pensée, d’un autre ethos, d’autres hiérarchies – une des conditions de tout cela étant l’exclusion et la négation de la classe ouvrière.

Pour le sociologue et essayiste, une des prises de conscience que permet ici l’autoréflexion concerne ses propres choix intellectuels, ses domaines d’analyse et de réflexion. Didier Eribon constate que, s’étant consacré essentiellement à des questions relatives à la vie intellectuelle et à l’homosexualité, il a effacé de ses travaux toute référence aux classes populaires, aux modes de vie et de pensée de la classe ouvrière. Celle-ci, ne devant plus exister dans sa vie individuelle, n’existait pas non plus – ne devait pas exister – dans son travail intellectuel, n’était ni un objet d’étude ni un élément important à prendre en compte dans ses analyses relatives à l’homosexualité, aux dimensions subjectives et sociales de celle-ci. Alors que le travail de Didier Eribon vise à faire entrer dans le champ de la pensée un groupe dominé, minoritaire, une sexualité et des modes de vie dépréciés et soumis au silence, ce même travail paraît faire barrage à l’irruption d’un autre groupe tout autant déprécié par la culture majoritaire, groupe auquel pourtant Eribon se rattache autant qu’il est rattaché au premier. La sociologie, la vie intellectuelle, la vie personnelle, s’entrecroisent et se conditionnent.

Si Retour à Reims fait le constat de cette occultation, il en propose aussi l’inverse : se dire en tant que fils d’ouvriers pauvres, en tant qu’enfant et adolescent à une certaine époque et dans un certain contexte économique, social, culturel qui est politiquement nié, oublié, effacé du discours public et commun – dire donc quelque chose de cette classe à laquelle on appartient aussi, dire quelque chose des rapports à cette classe, dire les normes qui l’organisent et affectent les corps, les subjectivités, les destins ouvriers : faire advenir en soi-même et dans le champ de son travail intellectuel, dans le champ du discours public, ce qui d’une certaine façon a pu en être chassé, comme cela est également chassé du discours politique et du discours commun en général. Ce qui signifie aussi : ne pas participer à l’effacement de l’histoire, à la dépréciation sociale, de la classe ouvrière, effacement et dépréciation qui sont aujourd’hui un des prérequis de la politique française, d’une certaine pensée politique, de certaines subjectivités. Pour Didier Eribon, Retour à Reims n’est pas seulement un livre d’autoanalyse, un témoignage, une forme d’autobiographie : ce livre est un moyen de faire émerger ce que la politique néolibérale actuelle nie et maintient au silence. Retour à Reims s’efforce ainsi de lutter contre des violences multiples : violence du politique actuel, violence du champ intellectuel, violence culturelle et sociale, violence subjective et personnelle contre la classe ouvrière.

A l’intérieur de la logique des normes et des destins sociaux, comment s’en sortir, comment produire une forme d’autonomie ? La réponse semble impliquer le choix, le désir et l’accidentel. Didier Eribon met en avant le fait que l’homosexualité ainsi que son goût pour la littérature ont été dans son cas les moyens de l’apparition d’une distance à l’égard des normes et modes de vie valorisés par le monde ouvrier de son époque. La distance, l’écart, sont ici moins volontaires qu’accidentels, étant liés au fait contingent, involontaire et irrationnel d’être homosexuel. Être gay, la volonté de se protéger de l’homophobie ambiante, l’attirance pour une culture livresque et artistique – attirance née, en partie, de rencontres, de hasards – ont conduit au désir et à la volonté d’exister dans un autre monde, d’être autre que ce à quoi le destin social semblait condamner. Échapper à ce destin est ici autant l’objet d’un choix que l’effet de processus impliquant le hasard, l’involontaire, le non rationnel, le choix apparaissant à l’intérieur de situations – pour reprendre un concept de Sartre, philosophe évoqué et revendiqué par Eribon – qui ne sont pas choisies. Tel hasard, telle contingence, la rencontre fortuite avec d’autres mondes, d’autres normes, produisent des écarts à l’intérieur desquels il devient possible de désirer et vouloir être autre. La logique des normes est une logique statistique et n’englobe pas l’ensemble de ce qui peut advenir, n’empêchant pas – malgré la finalité des normes néolibérales qui sont des normes englobantes, totalitaires – le contingent, l’affect singulier, le désir et le corps particuliers, la rencontre et le hasard.

Accompagnant ces possibilités qui permettent des déplacements individuels par rapport à la norme, Didier Eribon paraît comprendre son propre travail comme la mise au jour et la diffusion de ces déplacements, comme l’énoncé systématique non seulement de la logique des normes, de la logique des subjectivations, mais aussi – et peut-être surtout – des écarts, des distances. Parler, dans le champ universitaire, éditorial, culturel, des modes de vie gays, des subjectivités gays, étudier et mettre au jour les conditions et conséquences de ces modes de vie et subjectivités, n’est-ce pas s’efforcer d’installer l’écart à l’intérieur du normé et du normatif, n’est-ce pas favoriser les déplacements contre ce qui les empêche ? Il en est de même pour l’émergence de la classe ouvrière, non en tant que celle-ci vaudrait en soi, vaudrait mieux, mais en tant que cette émergence permet aussi de dénaturaliser les normes bourgeoises et néolibérales, de dépayser les consciences, de produire de l’étrangeté, c’est-à-dire un écart, une instabilité.

Faire advenir dans le discours public ce que ce discours écarte et tait, faire exister publiquement les autres possibles sociaux et subjectifs, serait le travail du sociologue, de l’intellectuel, le but étant de réaliser de manière volontaire et systématique ce que d’un point de vue individuel seul le hasard semble rendre possible. Le travail du sociologue ainsi compris se révèle à la fois scientifique, social, politique et subjectif – même si ce travail contient ses limites dans la mesure où il passe par le moyen du livre, des colloques, des journaux, moyen auquel la classe ouvrière n’a pas nécessairement accès. Ce travail n’en est pas moins fondamental, mais il ne peut rejoindre des effets plus généraux et globalement subversifs que si existe en même temps un travail similaire dans d’autres domaines et impliquant d’autres acteurs et actrices.

Retour à Reims est construit autour de cette logique de la norme et de ce qui la conteste, du normatif et de l’irruption de ce qui s’en écarte. Dans ce livre, Didier Eribon travaille sans cesse à la mise en place de points de vue qui s’écartent les uns des autres, qui s’évaluent les uns les autres, qui se dénaturalisent les uns des autres. Le point de vue ouvrier s’introduit dans le point de vue bourgeois, dans le point de vue de l’universitaire, dans le point de vue gay, comme ceux-ci sont eux-mêmes mobilisés et agissent à l’intérieur du point de vue ouvrier. Tout un perspectivisme est ici à l’œuvre, perspectivisme qui ne joue pas un point de vue contre les autres mais qui multiplie les renversements en introduisant constamment un point de vue à l’intérieur d’un autre. L’effet est une déstabilisation et problématisation de chaque point de vue par celui qu’il exclut et qui revient pourtant le contester et l’évaluer, comme une sorte de retour permanent du refoulé dont la conséquence est non la valorisation d’un point de vue contre les autres mais la mise en crise de tous les points de vue. Chaque situation est problématisée, et cette problématisation générale ne peut qu’appeler la réflexion, le désir et le choix, laissant la possibilité pour une forme d’autonomie nouvelle et étrange.

Dans Retour à Reims, le soi du sociologue et celui de l’individu sont liés. Ils sont aussi liés à d’autres soi auxquels ils s’adressent et qu’ils affectent. Le récit multiple de soi s’adresse autant à soi qu’aux autres, à d’autres auxquels il s’agit de montrer d’autres possibles, des écarts par rapport à la norme, écarts à l’intérieur desquels d’autres vies sont réalisables. Il s’agit également de faire apparaître les conditions possibles et réalisables pour des sujets autonomes. Mais ces sujets ne peuvent être que mobiles, actifs, instables et précaires, individuels et collectifs, désirants, sociaux, politiques. Sujets attentifs à soi et au monde social, sujets instables, sans identité ou aux identités plurielles et relatives, chacune ne cessant de faire retour à l’intérieur des autres. Sujets essentiellement en mouvement. Une telle conception du sujet, la mise en évidence du rapport entre celui-ci et les conditions de son autonomie, c’est-à-dire de son existence, ne peuvent qu’interroger de manière critique les identités et les politiques basées sur l’identité, qu’il s’agisse d’identités dominantes et oppressives ou d’identités résistantes. La résistance peut être aliénante, autant que la domination – l’autonomie, par-delà les politiques identitaires d’aujourd’hui, nécessitant l’installation à l’intérieur de processus de désidentification et de dénormalisation autant que l’inscription à l’intérieur de communautés mobiles qui se définiraient d’abord par leur « marge », leur aptitude à sortir d’elles-mêmes, à intégrer sans cesse d’autres possibilités, à les intégrer sans les réduire à telle identité dominante, au contraire : un perspectivisme indissociablement individuel, subjectif, social, culturel, politique…

Didier Eribon, Retour à Reims, nouvelle édition précédée d’un entretien avec Edouard Louis, Champs/Flammarion, septembre 2018, 246 p., 8 € — Lire un extrait