Voyage au bout de l’exil : Leïla Sebbar (Sous le viaduc une histoire d’amour)

Avec son dernier livre, Sous le viaduc une histoire d’amour, Leïla Sebbar renoue avec un genre, le journal personnel, qu’elle a souvent pratiqué. On se souvient d’un ouvrage précédent, Métro (2007), qui couvrait les années 1997-2006, dans lequel chaque fragment portait le nom d’une station de métro et nous présentait « une Babel souterraine ».

Journal à la fois intime et collectif, car ce nouveau texte part ici, une fois encore, de ses propres déambulations, activités et observations personnelles dans un espace urbain précis, dans ce cas le XIIIe arrondissement de Paris, entre 2010 et 2013, et collectif dans la mesure où le regard porté sur les autres domine l’écriture de soi. Sebbar s’intègre ainsi dans la grande tradition des flâneurs de Paris qui, depuis Baudelaire, dans le courant instauré par le philosophe allemand Walter Benjamin, (traducteur de Baudelaire) a développé cette notion de piéton, jusqu’à Annie Ernaux, en passant par le poète Léon-Paul Fargue, autoproclamé le « piéton de Paris ». Tous arpentent inlassablement les rues, les quartiers, les lieux les plus insolites de la capitale et nous livrent ce qu’Annie Ernaux appelle un Journal de dehors, axé d’abord sur la vie extérieure. Des remarques brèves sur la vie quotidienne des gens simples, dans la rue, dans le RER, dans les centres commerciaux constituent l’essentiel de ces textes.

Le titre de l’ouvrage de Sebbar l’ancre dans un espace, sinon unique, du moins bien délimité, ce viaduc du métro aérien, boulevard Blanqui, à Paris. La dédicace initiale à « Agnès Varda, ces glaneuses et ces glaneurs de la rue » reflète dès le départ le choix de l’auteure. Le propos est, à l’instar de la réalisatrice dans son célèbre documentaire sur ces paysans qui ratissent les champs fraîchement récoltés pour y trouver des restes, de présenter des instantanés de rue, au sens photographique du terme, tirés d’une observation quotidienne des gens qu’elle voit dans ces lieux bien différents du Paris romantique ou pittoresque représenté dans la tradition littéraire des piétons du XIXe siècle.

La position inférieure sous le viaduc, quelles que soient les circonstances climatiques, prouve bien qu’il s’agit d’une humanité de malheureux, de marginaux et d’exclus de la société, entre clochards et SDF, pour la plupart des émigrés qui vivent sous des tentes. Des exilés, qui retiennent toujours l’attention de Sebbar, pour des raisons biographiques bien connues, souvent évoquées par l’auteure, de façon répétitive, comme un leitmotiv central de sa production. Rappelons la magnifique correspondance échangée avec Nancy Huston, Lettres parisiennes, autopsie de l’exil (1986) qui faisaient dialoguer la canadienne anglaise exilée à Paris et la femme, née à Aflou, sur les Hauts plateaux d’Algérie, d’un père algérien et d’une mère française, image de l’entre-deux.

Sebbar regarde, chaque jour ces exilés de la société, ces exclus, nulle tendresse ou bienveillance dans ces phrases courtes, sèches, chirurgicales. Elle ne juge pas, ne s’apitoie pas, n’intervient jamais, ne leur parle pas, ne s’implique pas non plus. Figée dans sa position d’observatrice extérieure, elle les croise et nous les livre de façon brute.

                                                                                                                                        Personnages anonymes, simplement désignés et réduits à un pronom : « Il » ou « Elle » : « 10 heures. Il est debout entre le maraîcher et le charcutier, il mendie. Il s’est coiffé avec application, les dents du peigne marquées entre les mèches grises. Elle est assise au bord du trottoir boulevard Blanqui, près de l’Église ORTHODOXE DE France CATHEDRALE SAINT-IRENEE » ou : « Sous le viaduc. Elle dort sur le sol dans un duvet kaki. Il est assis près de la tente bleue. Il se lève, court vers le caniveau, baisse son pantalon, chie dans les feuilles. Il s’essuie avec une feuille de platane humide » ou : « Personne sous le viaduc. Une chaise en formica. 11h30. Ils sont assis, Elle et Lui. Une femme s’approche d’eux, ils se lèvent, prennent un sac de plastique qu’elle leur tend. De la nourriture. Ils vont jusqu’à l’épicerie du Marocain, reviennent, Elle une canette de COCA-COLA, Lui une canette de bière ». Écriture minimaliste, sèche et froide comme une lame. Pas d’effet stylistique, nulle émotion. Une objectivité de véritable entomologiste.

L’histoire d’amour qu’annonce le sous-titre est celle que l’on devine entre cet homme et cette femme, elle se termine par la disparition des deux membres du couple. Le journal de 2013 se résume, en décembre, seul mois cité pour cette année, à l’information sèche, fournie par un de leurs compagnons. Unique moment où sont donnés leurs prénoms. Certificat de décès de l’un et de disparition de l’autre, d’une simplicité dramatique. L’émotion naît des faits, non des mots.

Autour d’eux, des silhouettes à peine esquissées mais parfaitement désignées  par une image : l’homme aux mots fléchés, l’homme à la baguette de pain, celui qui chante Aïcha de Cheb Khaled, la femme au balcon, le grand blond cuivré. Et une foule anonyme d’étrangers : arabes, ukrainiens, bangladais, marocains, égyptiens, roms, kurdes. Ou à peine nommés : Mehdi ou Karim, les garçons de café, la belle boulangère. C’est toute une sociologie de ce quartier qui est représentée à travers le regard attentif de Sebbar. Rien ne lui échappe : ni les individus, ni les enseignes des magasins, ni les panneaux publicitaires, ni les plaques des rues ou des monuments.

Au centre de ces espaces désignés de façon précise, la topographie en est exacte, chaque rue ou square ou café est nommée, de même que les églises, les boulangeries, les restaurants, les centres médicaux. La solitude des exclus n’en est que plus forte. Ils sont en dehors de la société présente et de l’Histoire passée. Le texte insiste à plusieurs reprises sur le fait que ces malheureux qui couchent dans des tentes ou sur des bouches de métro, pourraient voir ce Paris quotidien mais ne le voient pas. Ce sont des sortes de momies, des gisants, privés du regard minutieux que porte sur cette réalité l’auteure, par ailleurs occupée à des activités sociales comme des rencontres dans des librairies ou avec des éditeurs, des conférences, un récital de poésie palestinienne. Les publicités commerciales sur les murs – La joie vous va si bien, RTL, Yves Calvi l’iconoclaste, paraissent dérisoires par rapport à la réalité singulière de ces paumés enfermés dans leur solitude.

Voici donc un ouvrage hybride, inclassable, entre documentaire sociologique, journal intime et théâtre (nombre d’indications sont plus proches des didascalies du discours théâtral que de celui du narratif), dans le ton d’un Beckett plutôt que dans celui d’un Fargue. Ou tout simplement de François Villon, et de ses fugueurs, ses bagnards, ses voleurs, poète dont le Testament est longuement cité en fin d’ouvrage. Ce qui nous ramène, finalement, à la littérature, la vraie, la pure, loin de toutes les limites de la simple enquête de terrain.

Leïla Sebbar, Sous le viaduc, une histoire d’amour, Bleu autour, mai 2018, 120 p., 13 €

Signalons que ce livre est publié dans une nouvelle collection des éditions Bleu autour, baptisée céladon, qui présente une identité graphique propre : un format court (13 X 17 cm),  papier offset, brochure avec couture, rabats imprimés recto-verso. Ont déjà été publiés, dans cette collection, des textes de Jean-Marie Borzeix, L’Homme qui aimait les arbres, de Christian Giudicelli, Juvenia et de Eric Poidron, L’Ombre de la girafe, voyage au long cou.

Rappelons aussi la très belle réédition, commentée et illustrée,  d’un des textes les plus importants de Leïla Sebbar, Je ne parle pas la langue de mon père, suivi de L’Arabe comme un chant secret, préface de Marie-Hélène Lafon, Bleu autour, 2016 (Lire ici l’article de Catherine Simon)