Cécile Portier (De toutes pièces) : Des Esseintes dans la ZAC

De toutes pièces est l’improbable journal, tenu sur quatre saisons, de la constitution pièce à pièce d’un cabinet de curiosités par un « curateur » anonyme pour de non moins anonymes commanditaires – une sorte de journal extime alternant les descriptions de l’extraordinaire des pièces avec l’ordinaire du collectionneur, enfermé dans le hangar où s’accumule son trésor caché.

Face à ce livre, on est face à un de ces artefacts curieux, de ces livres composés comme des dispositifs vertigineux, dont les entrées sont autant de prismes reflétant un monde « fabriqué de toutes pièces » par notre regard.

Une boite à secret japonaise contenant l’haleine du cosmos (du dispositif)

« Il n’y a que des dispositifs de solitudes. » On a l’impression avec ce livre d’être confronté à un musée poussé à son extrême inverse. C’est un « musée noir », aurait-on envie de dire, pas simplement pour le plaisir de rendre hommage à Mandiargues (quoique) mais parce qu’au cube blanc du musée s’est substitué l’espace noir et industriel du hangar, et qu’au lieu des œuvres visibles, ce sont des containers au contenu invisible qui sont entreposés dans ce musée sans visiteurs : « Tout est toujours couvert par un signe (code barre le plus souvent – même ici, je n’ai pas trouvé mieux pour m’y retrouver entre les caisses) (…). Cet espace est un serveur dont la synchronisation avec le monde extérieur a échoué. »

Monde de signes, de valeurs, œuvres fermées sur elles-mêmes – que sont ces œuvres réduites à leur rareté ? Qu’est-ce qu’une œuvre appréciée par un commanditaire lointain, détaché de tout souci esthétique, attaché seulement aux certificats d’exceptionnalité et de thésaurisation des œuvres ? Musée noir, il appartient bien au « monde de l’art », et ce musée négatif, ce musée aveugle, témoigne lui aussi, dans son opacité même, d’un même mal des musées.

Pourtant, musée noir, il l’est, et musée du mal et de la cruauté aussi (tenailles et vierges de fer, morts diversement conservés, croutes miraculeuses de Padre Pio et autres singularités). Le hangar finit par devenir un dispositif en lui-même, la pièce ultime de la collection, exhibant l’impossibilité à se constituer comme musée : impossibilité d’agencer les pièces, d’avoir un public autre que ses gardiens et son conservateur, de n’être qu’un ensemble de signes abstraits, réservé à des actionnaires lointains investissant sans compter pour cette collection inutile. « Musée noir » encore, il est constitué d’impostures, il résulte de vols et d’escroqueries dans les réserves mondiales des singularités, en cela encore clin d’œil sombre aux musées blancs, héritiers troubles d’un Malraux pilleur de temples en Indochine.

Ce hangar finit par apparaître comme une de ces boites à secret japonaises dont on se demande comment elles s’ouvrent, coulissent, pour révéler un espace creux, et si dans ce creux, se trouve le troisième œil d’Izanagi ou bien seulement un vide mystique, l’haleine du cosmos en quelque sorte. Cette boite à secrets, le « curateur » ne cesse d’en faire bouger mentalement l’agencement, plaçant tel objet à côté de tel autre, pour tenter de dégager, peut-être, le sens caché de cette collection qu’il a pourtant lui-même acquise et dont le « projet scientifique et culturel » semble lui échapper. Mais malgré ses efforts, la collection demeure une pure aberration vide de sens, et tout le dispositif du livre est la mise en œuvre de cette impossibilité de faire collection : montage bien sûr plus proche du disparate de l’Atlas Mnémosyne de Warburg que d’un très idéel et transcendant « musée imaginaire » de Malraux. Un Denkraum ? Peut-être pas, mais un musée adressé non plus à la Muse, mais à « une déesse morte, une vérité qui aurait existé et qui pour toujours s’est absentée du monde. » Et c’est bien encore le côté paradoxal de ce « musée noir » : au dispositif d’accumulation présenté par le journal, s’ajoute un mouvement de déprise au sein même de l’inventaire, un mouvement de dépossession à la fois personnel et général, visant à vider le musée de ses œuvres : « ce qui reste quand on a tout enlevé, voilà qui est fiable. » C’est que ce « cabinet de curiosités » gigantesque est travaillé par l’excession.

Le noir du ciel (de l’incommensurable)

On espère qu’à cette question : « Y a-t-il place encore pour le furtif ? », Alain Damasio répondra dans un livre à paraître, peut-être, bientôt, mais pour le curateur de ce gigantesque cabinet de curiosités, c’est l’obsession moderne de l’accumulation, de la complétude qui le hante : « J’aurais tout donné, tout pris, j’aurais tué, et peut-être pire, pour obtenir ce qui se dérobait et faisait que tout le reste était imparfait. Je me serais damné, si cela avait été possible. »

Et pourtant sa collection ne fait qu’approfondir le mouvement inverse, celui qui prend parti pour l’inestimable, pour ce qui échappe. Cela se dit à de multiples reprises, essai multiplié d’une réflexion sur la fuite : « Devant une image, toujours l’œil s’échappe vers les coins, ou vers le centre, ou vers les bas, toujours l’œil se met à paniquer et à chercher la sortie. On croit avoir réglé l’affaire avec cette histoire du point de fuite. Il n’en est rien, bien sûr. »

C’est que toutes les pièces de la collection tiennent à cette passion que le visible n’épuise pas, qui résiste, justement, à être unifiée sous un regard. À la qualité occulte de certaines pièces ésotériques vient s’ajouter cette qualité insaisissable du furtif et de l’invisible : ce qui est inappréciable. C’est tout une « ligne de fuite » qui, en suspension dans les fragments du journal du curateur, rassemble ce qui excède tous les prix que le collectionneur a dû payer, tout l’inventaire, toute la somme des données et des coordonnées, s’inscrivant dans une démesure essentielle : « Poids et mesures : c’est impératif : il faut que ça bande toujours pareil. Pas que ça coulisse plus haut, ni que ça gondole et s’affaisse, non, quelque chose d’immuable est réclamé pour pouvoir y confronter tout ce qui sous la lune varie. A l’aune du désir humain, de combien il embrasse, de combien il arpente, de combien de temps il peut supporter d’être frustré. (…) Ceci est ma démesure dont aucun mètre ne saura répondre. »

On est ainsi renvoyé à l’icône de la « valeur » comme à un pur mirage, mirage permettant cependant de comprendre la valeur comme cette part maudite, part de l’invisible à l’œuvre dans la collection. Le texte construit dans la relation du « curateur » à ses commanditaires la façon dont cette absence s’affirme de façon de plus en plus prégnante : « Alors vient l’invisible, comme résistance au devenir pornographique de tous nos échanges. » Et c’est lentement que se perd chez le « curateur » l’énergie et la pulsion de faire une œuvre totale – la collection – et qu’est acceptée sa part de manque définitivement humaine : « je ne serai jamais, malgré mes efforts, que l’héritier du manque. »

Un sphynx-tête-de-mort albinos (de l’irréparable)

« Ciel incurable aujourd’hui. » Homme singulier que ce « curateur ». On se demande si le « curateur » indiquant le « soin » (ce dont il se réjouit ouvertement) ne pointe pas discrètement, au fil du récit, vers une autre extension dont le « conservateur » ne dispose pas : dans « curateur » on entend alors le creux de la dent cariée que l’on cure et le curare, poison rapide et paralysant que le « curateur » semble lentement ingérer dans ce vœu impossible de suspendre la mort en composant un musée secret.

Figer la mort dans ce qu’elle a d’impossible, « l’arrêt de mort » dont parlait Blanchot, se retrouve ici évoqué à chaque page. Dans les abeilles figées dans la résine, dans les spécimens taxidermisés, les cires, la capsule à anthrax, mais encore par des tentatives plus expérimentales de saisir la destruction dans son suspens avec « une porcelaine dont la cuisson particulière, imparfaite, n’a pas soudé suffisamment les grains, et qui craint l’humidité. L’haleine du visiteur en contiendra forcément, et cela suffira. Son souffle : voilà ce qui actionnera cette poésie du délabrement. »

A l’image de l’image de la Véronique de l’arrêt de mort de Blanchot, répond une autre figuration, un autre masque de mort. Pas celui d’un grand homme (Wagner), mais celui d’un animal, et qui plus est un animal dont la singularité inquiète : le masque mortuaire de la brebis Dolly. « Mais à quoi peut bien rêver un mouton mort ? » Blanchot avait placé dans les dernières pages de l’Espace littéraire un texte remarquable où il s’interrogeait sur la « ressemblance cadavérique » et ce qu’elle faisait à notre théorie de l’image : ressemblance vertigineuse où l’image se manifeste à l’extrême telle qu’elle est en elle-même comme néantisation. Avec le masque mortuaire de Dolly, nous nous retrouvons face à une étrange chimère, à la croisée improbable de Philip K. Dick (Do androids dream of electric sheeps ?) et de Blanchot, engageant sur notre pensée sur un vertige sur l’identité, la perte, l’image et la mort.

Le texte fourmille d’images de la mort comme autant d’images de la perte et de l’irréparable que l’on souhaite conjurer par l’œuvre, devenant rêve, obsession d’un regard qui nous regarde, mouvement voué à l’échec, mais questionnement toujours ouvert. Créant une sphinge de toutes pièces, peut-être pour répondre à cette interrogation sourde, le curateur se livre : « Ma sphinge est pour aujourd’hui. J’actualise. Or, qu’est-ce qu’une sphinge, sinon la figure d’une question dévorante ? Sommes-nous encore la proie de nos questions ? Non, bien sûr. De nos frustrations peut-être. » Voilà la confession qui se livre au sens propre : la frustration de ce curateur est peut-être de n’être qu’un écrivain, ne parvenant à faire exister sa collection que par la fiction, la pensée, le mensonge, le récit, cette collection scellée dans ses containers, qui n’existe que parce qu’il en recense l’existence dans son journal.

Un ex-libris d’un homme inconnu (de l’écriture)

« Je verse dans le nominalisme. » Ce curateur serait donc un écrivain par défaut à bien des sens, mais ce journal de « curateur » un travail d’esthète compensant la perte de sens de sa collection par le raffinement de sa description, de sa fictionnalisation qui lui permet d’exister, au moins dans son imaginaire. Ce journal est un recueil de bizarreries sur lequel on peut voir planer l’ombre d’un Des Esseintes hypermoderne, avec ce talent pour composer de petits poèmes en prose : « Les talus qui bordent le parking du hangar sont nus et boueux. Si on les escalade, si on divague un peu au-delà, on foule des terrains retournés, où affleure une argile un peu bilieuse. La terre se couvre d’herbes mauvaises, cuites par les gels répétés de l’hiver, avachies comme par trop de fatigue. Les couleurs rampent, tout est rabattu vers le terne. Au-dessus de tout ce tenace et ras qui tient le sol, quelques grands chardons secs, des tiges érigées vers des souvenirs d’ombelles (…). Il y a, courant au sol, le vert acide et vif des mousses et des lichens, et parfois des filets violets comme des veines de malades. Il y a au ciel le turquoise des verres isolant les lignes à haute tension (sous les fils ça crépite). Il y a l’étiquette rose d’une bouteille de muscadet « Saveur 2013 », et le bleu de cotillons d’un reste reste d’emballage de Kim Cône. Et puis, il y a cela qui n’est pas une couleur, la blancheur médicamenteuse d’un test de grossesse. Comment est-ce possible dans ce monde où rien ne se touche ? »

Tout ce journal est donc, comme le hangar, une pièce supplémentaire, une « patte d’écriture » de l’esthète. Il n’est pas innocent que, voulant obtenir le moulage de la main d’Hemingway, il utilise la sienne propre pour les besoins de la collection. Garder la main d’Orlac de l’écrivain, le geste a une saveur décadente, mais sous l’enveloppe de plâtre résonne un creux, la grande inquiétude de l’écriture, cette « sorcellerie évocatoire » de la nomination des choses : « La chose importante c’est ça : nommer les choses qui apparaissent, savoir dire exactement de quelle couleur est cette eau dormante devant soi, vert d’yeux à s’y croire trahi, ou bien non, sous un nuage ce n’est plus pareil, une inquiétude s’y inscrit, elle plisse et vire à une nuance plus terreuse et plus douce, et juste après se métallise, on n’y voit plus que du ciel, et le nom de la couleur de l’eau reste une question, très longue à éplucher. Les noms qu’on donne aux choses c’est pour calmer le vent. Sous le vent rien n’est relié, rien n’est rangé, ça ne va pas ; on a besoin de paysage. Voilà : le paysage c’est quand le monde prend sa substance dans les noms. »

Mais cette écriture, par laquelle la collection prend réellement forme, se révèle, à l’instar des pièces de la collection, vouée elle aussi à l’incompréhension, à un devenir désastreux, à une puissance négative de disparition qui se lit dans ce passage où le curateur commente sa fabrication d’une fausse tablette de l’Île de Pâques : « Écriture en rongo-rongo [écriture indéchiffrable de l’île de Pâques] : on s’amuse juste de la joliesse du nom, alors qu’un jour, là-bas, écrire était une chose terrible et effective. »

L’écriture se lie à une impossibilité de dire (le monde changeant), à un certain désastre (incompréhension, destruction et survivance) et à une certaine performativité (dire la collection c’est la faire exister, lui donner un récit et lui donner une vérité). Écrivain, esthète, il est aussi proche d’un devenir-anonyme dont Foucault s’expliquait dans L’Archéologie du savoir : « Plus d’un, comme moi sans doute, écrivent pour n’avoir plus de visage. » Pulsion toujours ambivalente, il amène le curateur, momie à l’envers, à se vider vivant de tous ses organes, de toutes ses illusions d’un « organon », d’une œuvre unifiée, définitive, de ce mensonge d’un art qui ne soit autre chose que de « toutes pièces » : « Vomir : est entré en moi un corps étranger que je dois évacuer. Or le mensonge n’est pas une bille inassimilable, ni même un plat immonde. Il est comme ces apéritifs dont on se ressert sans cesse, délicieux, addictif. Le mensonge nourrit, constitue. Et on ne peut se vomir soi-même. » Accepter l’inassimilable, l’inappropriable, le faux, l’hétérogène, l’anonyme, l’écriture, est un enjeu majeur de ce journal.

Le journal déploie ce mouvement qui le conduit vers la déprise, la dépossession. Mais, dans ce mouvement, il gagne un nouvel œil sensible à ces visages anonymes : celui des veilleurs, celui d’un passant. Car dans ce vertige de l’anonymat, de l’absence d’œuvre, de la perte de soi, brille parfois la merveille d’un visage, vivant, mort, survivant ou surmort. C’est dans les rayons éclairés au néon d’un supermarché anonyme que le visage d’un vieil homme captive son regard : « A peine ai-je remarqué ce vieux, courbé sur son chariot, et dont les yeux coulaient tout seuls. Ce qui m’a retenu, oh pas longtemps, c’est le liseré rouge apparaissant à l’intérieur de ses paupières inférieures, trop détendues désormais pour contenir quoi que ce soit, et lui donnant un air éploré. Il avait une très belle peau ridée, rappelant les cartes en reliefs des fonds sous-marins, et pour ces plis si veloutés, comme amadoués par la salinité des eaux, des larmes. » On trouve ici la pulsion à défaire le visage en détails (un liseré), à le ramener à des vestiges (cette carte sous-marine) et à des objets de collections, mais il y a aussi quelque chose d’une attention nouvelle à cet anonyme, à cette vieillesse, à cette altérité sans nom.

Cette passion des visages perdus est présente dès le début du journal, dès ce lémurien, mélancolique cousin des humains, qui lui laisse échapper ce soupir : « le visage des singes me remplit de tristesse ». Le curateur écrit sans cesse face à des visages perdus, face à des regards perdus qui le regardent comme ce visage du lémurien, comme ce daguerréotype de jeune fille aux cheveux noirs – ça a été, et ça me regarde – nous concerne, car « ce que nous voyons, ce qui nous regarde », comme le disait Georges Didi-Huberman : retour de l’œuvre vers le spectateur, œuvre qui se met à nous regarder. Et ne voit que le vide.

Un traité d’hérésiologie gnostique ? (de l’esthétique)

« C’est une pluie d’or, un faisceau de particules excitées, qui ne tombent que depuis notre besoin de donner sens aux choses. » Dans ce personnage du « curateur », on aperçoit vite le persona, le masque de théâtre, et le jeu entre le masque et la peau, interface vide où résonne l’ironie inquiète. On retrouve bien quelque chose des goûts décadents de la « fin de siècle » dans le choix des pièces les plus insolites, dans ce culte de l’art précieux, bizarre, inutile. Mais un esthète déplacé dans notre contemporanéité, vivant dans son hangar à côté d’une plateforme Amazon, dormant à l’Ibis et allant s’alimenter au Aldi, en traversant des champs et des blocs de béton anti-intrusions. C’est ce déplacement, ce déracinement de Des Esseintes de son jardin privé qui est intéressant. C’est cette continuité de l’amour du beau et du singulier pouvant s’exprimer comme dans American Beauty dans le plan d’un sac plastique voletant sur un parking, ou comme plus haut, de la coexistence d’un début de printemps sur lequel se pose un emballage de glace. Plus peut-être que l’évocation des œuvres extraordinaires et morbides de la collection, ce sont le quotidien, les rêves qui ajoutent un contraste essentiel au personnage creux du curateur. Lui-même a conscience de sa vacuité, et entre les passages poétiques et les notations intimes, se joue un humour noir qui tranche avec l’image du dandy « fin de siècle » : « La masse noire du hangar, abstraite comme un deuil, rebutante. Elle m’évoque le monolithe de Kubrick, fascinant singes et hommes, les ensemençant d’un questionnement qui n’aura pas de fin. En plus mastoc, c’en est la version ironique, prosaïque, répétant silencieusement de toute son absurdité : cherche pas, y a rien à comprendre. »

On voit que le culte de l’art pour l’art, déplacé dans notre modernité, comme l’idée d’un musée sans visiteur, tombe de lui-même. L’idéal de Des Esseintes s’est fissuré de lui-même. Il lui reste à voir dans les fissures du bitume, dans les crevasses de sa vie, des objets de beauté, malgré cette collection finissant comme un trou noir (illustré en couverture), par s’effondrer sur elle-même, sous le poids de son inanité, de son absence de spectateurs.

Enfin, une notation finale, fait signe au-delà d’elle-même, vers quelque chose de Huysmans : « Agent révélateur, ainsi je me rêvais : à observer le monde je croyais catalyser en lui une couleur sans moi imperceptible, en changeant les formules. Je croyais faire advenir. Agent pathogène, ainsi je suis : j’inocule la fiction malveillante que le monde est fabriqué de toutes pièces, que nous sommes dans le règne de l’inauthentique… » Dans ces phrases quelque chose s’accorde avec les textes de la gnostique quand on a en tête le parcours de Huysmans : de l’esthète au croyant. Rappelons qu’ayant fini avec l’esthète absolu qu’est Des Esseintes dans A rebours, Barbey d’Aurevilly avait écrit : « Après un tel livre, il ne reste plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix ». Et, on le sait, Huysmans choisira la croix. La conception gnostique du monde évoqué par le « curateur » dans cette note est celui proche de l’esthète, lui-même proche de la gnostique : le monde est un monde entièrement factice, fabriqué, et trompeur. Un monde en proie au mal, à la mort, à la souffrance, autant de choses qui se retrouvent dans la collection du curateur. Proche de cette vision, Philip K Dick passera lui aussi de la vision d’un monde factice, d’une réalité en pièces, en prismes, à une vision mystique, gnostique, à la fin de sa vie (voir son Exégèse traduit en 2016 et 2017). Pourtant ici le curateur laisse en suspens son absence d’œuvre. A l’image de son lémurien : « ses deux bras levés semblent demander grâce. Elle ne lui a pas été accordée. » Il est un homme défait, incomplet, et nous conduisant à cette incomplétude ouverte, et non pas close sur une religion, mais ouverte sur la Zone (d’aménagement concerté), avec ses flaques comme des « gelées de sorcières », avec ses cavités d’invisible, « Sous le vent rien n’est relié, rien n’est rangé, ça ne va pas ». Voilà le hangar ouvert, tout va bien.

Cécile Portier, De toutes pièces, éditions Quidam, septembre 2018, 170 p., 18 €.