Macbeth de John Nesbø: en Shakespeare dans l’intertexte

Hogarth Shakespeare Project

Duncan, Malcolm, Banquo, Fleance, Duff, Hécate… Macbeth. La distribution entière de la pièce de William Shakespeare est présente au nom près dans le polar dystopique de Jo Nesbø qui fait du Général régicide de la pièce un inspecteur principal drogué et sous influence de sa célèbre Lady. Soit un travail de réécriture assumé, et un véritable tour de force qui perpétue l’œuvre du dramaturge de Stafford on Avon auprès des nouvelles générations nourries de sequels, prequels, et autres cross-overs télévisuels. 

Après Jeanette Winterson, Howard Jacobson ou Margareth Atwood, Jo Nesbø fait bien plus que revisiter Shakespeare : l’auteur norvégien reprend Macbeth à son compte dans le cadre du Hogarth Shakespeare Project et transpose l’intrigue écossaise dans une ville portuaire anonyme et crépusculaire, balayée par la pauvreté et gangrénée par la corruption.

Une cité-scène, qui se meurt sous une pluie incessante, par opposition à la radieuse Fife de l’autre côté du tunnel (côté cour) et à la grande Capitol (côté jardin). Dans les pas, pour ne pas dire par dessus l’épaule, de William Shakespeare, Jo Nesbø adapte et réinvente l’ascension meurtrière et vaine de Macbeth qui, mu par un impérieux désir de revanche sociale, et poussé par Lady, sa compagne patronne du Inverness Casino, las d’attendre son heure, décide de prendre leur destinée en main. Crimes, meurtres, trahisons, le chemin de Macbeth est pavé de mauvaises inventions : cédant aux sirènes du prophétique Hécate – baron de la drogue marri de voir son business décroître à cause de l’incorruptible Duncan –, Macbeth s’engage dans une course sans retour, tuant son père d’élection, écrasant ses ennemis, un Macbeth duplice avec ses amis, de renversements d’alliances en promesses non tenues. Par amour pour Lady et jusqu’à la folie.

Mais Jo Nesbø effectue plus bien qu’un travail de copiste au sens étymologique du terme, la reproduction est fidèlement trompeuse : si les personnages, la trame et le dénouement sont les mêmes que chez Shakespeare, ce Macbeth moderne se donne comme un polar glauque et haletant. L’auteur des séries Harry Hole ou Du sang sur la glace distille un suspens glaçant en jouant avec les atmosphères, dans cette ville qui transpire le déclin industriel, avec ces symboles d’une gloire passée qui ne sont désormais que les preuves tangibles d’une perdition inévitable.

Dans cette ville sans lumière, l’inspecteur principal Macbeth se livre à une guerre toute personnelle sous couvert de l’héritage du défunt préfet Duncan (qu’il a assassiné) ; d’éradiquer le crime organisé (qu’il protège au gré de ses besoins) ; de venger la mort de son mentor (qu’il a commanditée)… Loin des intrigues de cour – quoique –, devenu Préfet, Macbeth s’enfonce dans la drogue comme son homonyme shakespearien sombrait dans la démence. En proie au somnambulisme et aux hallucinations, Lady ira jusqu’à se suicider.

Devenu roman noir, Macbeth est doublement fascinant parce qu’il est un véritable page-turner à l’atmosphère oppressante qui n’est pas sans rappeler The Killing. Et une fiction transfuge, selon le terme de Richard Saint-Gelais, qui décrit le procédé comme un « phénomène par lequel au moins deux textes, du même auteur ou non, se rapportent conjointement à une même fiction, que ce soit par reprise de personnages, prolongement d’une intrigue préalable ou partage d’univers fictionnel».

De fait, Macbeth est le remake de Macbeth, transfiguré, transgenré, au sens où il quitte le théâtre élisabéthain pour le polar nordique. Jo Nesbø a même poussé l’intertextualité jusqu’à réutiliser « de manière plus ou moins fidèle des répliques de la tragédie de Shakespeare » (note du traducteur) soulignant un peu plus la gémellité des deux œuvres. Tout en se distinguant par une écriture où le style et le goût de l’auteur pour les images météorologiques impriment une tonalité particulière, embarquent le lecteur dès les premières pages et ne le lâchent plus jusqu’au dénouement (pourtant connu).

Ainsi, les gouttes de pluie incessantes de Macbeth (leitmotiv métaphorique, presque fil rouge) font écho à la neige et au froid du Sang sur la glace. Au point qu’en mettant en miroir les incipits des deux romans de Nesbø, les univers se confondraient presque : « la neige dansait comme du coton dans la lumière du réverbère. Sans direction, sans savoir si elle voulait monter ou descendre, elle se laissait simplement guider par ce foutu vent glacial qui venait des grandes ténèbres du fjord d’Olso » (Du Sang sur la glace) ; « Tombée du ciel, la goutte de pluie brillante traversait les ténèbres vers les lumières chevrotantes de la ville portuaire » (Macbeth, p. 1, repris à l’identique page 615).

Au delà de l’exercice formel, Macbeth interroge plus largement la question de la création : peut-on, doit-on réécrire ce qui a déjà été écrit ? La paternité n’est pas discutée dans Macbeth, les noms demeurent inchangés, les ajouts mineurs, la modernisation du récit qui sous-tend le projet Hogarth (à l’instar des adaptations ciné, télé ou littéraires) sont autant d’hommages à l’originel. Plus largement, et si une écriture n’était en fait qu’une somme des écrits qui l’ont précédés, avec des influences, des inspirations, une mémoire des textes qui viennent nourrir les suivants ? En réécrivant Macbeth, Jo Nesbø fait naître un pont entre deux genres, entre deux mondes, il déconstruit Shakespeare pour mieux mettre en lumière une modernité déjà présente il y bientôt plus de cinq-cents ans, créant à l’heure des fictions en séries et d’Internet un véritable lien intertexte, de celles que Matthieu Letourneux nomme des Fictions à la chaîne.

Jo Nesbø, Macbeth, traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier, Gallimard, « Série noire », septembre 2018, 624 p., 21 € — Lire un extrait