CALAIS

Deux syllabes qui résonnent dans mon crâne comme une cloche fêlée sous un coup de marteau. Une putain de résonance à faire onduler jusqu’aux côtes britanniques la masse verdâtre des vagues sillonnées par les sempiternels ferries.

Calais… J’y ai grandi sans m’élever. Et quand je me retourne pour l’apercevoir au loin, dans l’horizon d’un passé révolu qui continue à me hanter, chaque jour, sans relâche, je n’y vois qu’un carrefour des misères. J’ai pourtant aimé cette ville comme on aime sa mère de sang, dans la fusion et l’effusion. J’ai fugué, mais la marâtre échevelée m’a rattrapé, vexée, trahie, dans un délire hystérique de possession absolue, s’agrippant à ma tignasse où perlaient des gouttelettes de sueur froide.

Calais… Décor ignoré de ma première pièce, Frères inhumains, dont les scènes successives mettent à nu le délabrement moral complice du démembrement social.

Calais… Mon père, mes frères et sœurs, mon beau-père, ma mère y sont nés. La plupart d’entre eux considèrent leur état civil comme un second nombril, un stigmate honteux. Certains se sont donné la mort volontairement. Aucun n’a réussi à couper le cordon : le cordon s’est fait corde, la corde s’est nouée, la nuque s’est brisée.

Calais… Théâtre immense d’une tragédie moderne. Asile temporaire de réfugiés brisés par le ressac des guerres.

 

Calais… Foyer convergent des crachats nationalistes en tous genres, cible de prédilection des patriotes semi-habiles, depuis les petits politiques habités jusqu’aux grands skinheads agités, qui ont oublié qu’on peut aimer sa terre natale sans prétendre la posséder (même à la manière de Robinson), qu’on peut chérir son peuple sans devenir l’ennemi épidermique des minorités ethniques.

Calais… Promesse lointaine d’accueil. Écueil des naufragés outragés cahotés par la houle et désormais ballotés par la foule.

Calais… J’ai honte d’y être né, d’avoir ingurgité son lait, et de n’avoir rien fait, clinophile affalé dans les confortables replis de l’injustice qui s’ignore. Alors je crache à mon tour : sur les visages réjouis du démantèlement d’une « jungle » où l’on ne trouve pourtant aucun sauvage (le barbare, disait Lévi-Strauss…), sur les discours opportunistes des citadins en campagne, sur les caboches simplistes et pourtant convexes des groupies d’Adolf (seule façon pour eux d’être brillants)…

Calais… Tu m’as tiré par les cheveux (il m’en reste encore…). Je t’en remercie. Tes rues n’ont rien de la bouillonnante fournaise des profondeurs du Ténare. J’avais tort. Aucune fatalité n’enserre tes murs dans l’étroitesse d’un plan diabolique. Tu abrites mes frères, français ou étrangers. Tu es ma mère de temps, ma nourrice de paix. Tes six bourgeois sont mes autres « moi ».

Comprenne qui voudra. Je donne prise à la méprise. On pourra, par retour de spasme, s’acharner à me déclarer la guerre, tenter de meBéziers ou même de m’enCalais : je suis ouvert en matière de sexualité. Et comme le disait mon petit copain d’un ton sec : « J’ai le dos large et huileux ! »