Maylis de Kerangal : l’art de la métonymie triomphante (Un monde à portée de main)

Kerangal © Christine Marcandier

On s’était habitué, avec Maylis de Kerangal, aux tambours et aux trompettes, aux incipits de parade, à ces œuvres aux frontispices vibrants, de l’odyssée de Georges Diderot, héros de Naissance d’un pont, à la vague mythique venue du fond des âges lançant le compte à rebours poignant de Réparer les vivants. Son nouveau roman, Un monde à portée de main, s’ouvre sur la pointe des pieds, par une apparition moins fracassante, quoiqu’apprêtée : une jeune fille sort rejoindre deux amis dans un bar parisien. Paula Karst retrouve Kate et Jonas, qu’elle a rencontrés à l’Institut de peinture de Bruxelles et avec qui elle forme le trio du roman : ni bande, ni équipe, ni chantier, mais sans doute tout cela à la fois. Maylis de Kerangal remet ainsi son œuvre sur le métier, celui de peintre en décor, explorant d’autres savoirs, d’autres gestes, poursuivant l’exploration d’univers techniques qui donne à son œuvre sa cohérence et son intensité. On renouera donc avec cette grande phrase, épousant sans retenue son motif, l’expérience physique qu’il engage et les ressources symboliques qu’il ouvre, tressant paroles des personnages et matière du monde, euphorie technique et lyrisme au grand souffle. On retrouvera même cette scène de baiser grandiose copyrighté Kerangal qui se superpose, comme dans le déroulé d’un folioscope, aux baisers de ses romans précédents, tout comme cet ours et ce trio de filles qui se baladent d’un livre à l’autre, en arrière-plan ou en pleine lumière.

En changeant de territoire pourtant, l’écrivaine module son chant. Un monde à portée de main se donne en effet à lire comme un roman d’apprentissage de la main, du cœur et de la fiction. Les trois parties du récit sont autant d’étapes amoureuses, professionnelles et artistiques pour Paula Karst, aimantées par trois villes ou trois décors, l’Institut de peinture à Bruxelles, les studios de Cinecittà à Rome et la grotte de Lascaux. Délaissant plus nettement l’épopée du travail pour le conte spéléologique, l’écriture chemine entre Fellini et Lewis Carroll dans un univers de trompe-l’œil, de trouées, de seuils et de portes mystérieuses, de tableaux animés et de passages de l’autre côté du miroir, par où le temps remonte, par où le réel et la fiction se rassemblent et se renversent. « De quel côté est le vrai monde ? » se demande Paula, dérivant la nuit parmi les simulacres de Cinecittà qui débouchent soudain, par une mince fissure dans le décor, sur le spectacle de la ville de Rome, produisant cette concaténation déroutante des « mondes-gigognes », encastrés, imbriqués, que l’on traverse tout au long du roman.

Imbricata, l’intitulé de la première partie du récit est à la fois le nom d’une espèce de tortue dont Paula doit rendre l’écaille et le programme du roman tout entier : imbrication des corps, de la fiction au réel, et surtout imbrication des époques et des mondes. À force de gratter, peindre, racler, creuser la matière, du temps surgit par bloc, que la narratrice et son personnage, main dans la main, s’attachent à remonter, depuis les parois de cerfontaine de Beauchâteau renfermant un récit géologique millénaire, aux décors de Cinecittà, bréviaire en carton-pâte de l’histoire du monde. Chaque section exhume ainsi ces emblèmes du temps cristallisé : une tortue, un poisson préhistorique, une baleine aux airs benjaminiens, un vieux pull estampillé Le Triomphant, une fresque du XVIIe siècle à gratter comme un ticket de jeu, tout ce bric-à-brac allégorique faisant du récit une chasse aux trésors ou aux indices, visant à démontrer cette conviction plusieurs fois répétée que « tout coexiste » dans « le royaume du temps ».

Dans cette pratique de l’écriture comme spéléologie, se dit une confiance dans les pouvoirs de l’écriture, sa capacité à conjurer l’irréfutable de la perte, et la violence de l’histoire récente peut-être, dans l’euphorie d’une métonymie triomphante, où chaque absence, chaque trace ouvrent la possibilité d’un sillon, d’une ligne, d’une phrase, d’un monde enfin puisque le temps est à portée de main, de la peintre ou de l’écrivaine qu’importe. Dans cet art de la « métonymie heureuse », pour reprendre une expression de Dominique Rabaté, Proust n’est pas loin : le roman semble lui adresser de nombreux clins d’œil, « eye contact » dirait la romancière qui nomme l’une des trois parties « le temps revient » et se plaît à faire trébucher son héroïne non pas contre les pavés de Guermantes mais contre le « sol spongieux » de Cinecittà, d’où resurgissent les souvenirs d’enfance de Paula. Ces images du temps rassemblé engendrent parfois une écriture de la sentence dramatisée, également favorisée par la réflexivité d’un roman qui vaut art poétique.

Au-delà de l’analogie entre peinture et littérature, l’écrivaine et son personnage, imbriqués là aussi, semblent s’engager dans un véritable devenir : Maylis de Kerangal, en plongeant les mains dans ce lexique technique, élargit sa palette et travaille sa couleur dans ce roman qui décline un formidable jeu de teintes et de lumières, tandis que l’apprentissage de Paula Karst se fait autant par la technique que par la langue, ces petits mots étranges qu’elle compile sur un carnet noir, les histoires dont elle s’imprègne et qui guident sa main, rumeurs fabuleuses de Cinecittà, lecture d’Anna Karénine pour une fresque en Russie, jusqu’à son chef-d’œuvre d’artisan, qui n’est pas la réalisation du fac-similé de Lascaux mais le récit qu’elle fait de la découverte de la grotte à son amis Jonas et cette façon michonienne d’« annoter la vulgate » de cet épisode légendaire. Avec Un monde à portée de main et son héroïne, personnage de peintre en décor devenant conteuse, Maylis de Kerangal rassemble ainsi son art, ses souvenirs, son œuvre, et la relance.

Maylis de Kerangal, Un monde à portée de main, Verticales, août 2018, 288 p., 20 € — Lire un extrait