Vivian Gornick : « L’autre deviendra ce que je suis » (La femme à part)

© Christine Marcandier

La femme à part : le second volet du récit autobiographique de Vivian Gornick, après Attachement féroce (2017), paraît aujourd’hui aux éditions Rivages, dans une traduction de Laetitia Devaux. L’occasion pour les lecteurs français de retrouver la voix singulière d’une icône des lettres américaines (journaliste au Village Voice, critique littéraire, féministe engagée), avant de pouvoir la rencontrer au Festival America à la fin du mois.

Il est rare pour un critique de devoir lire et relire un texte aussi court, et accessible en apparence, pour tenter (vainement) de s’en détacher avant d’écrire son papier. C’est pourtant l’aventure de ce livre pour moi : le lire dès réception, pour retrouver l’univers découvert avec Attachement féroce, le relire à la fin de l’été pour chercher un angle distancié. Effort inutile : la puissance de Vivian Gornick est justement dans sa manière de sembler parler d’elle, de ses amitiés, de ses promenades dans New York, de ses amours, doutes et colères pour mieux viser droit dans votre propre intimité, soit, littéralement, vous parler.
Entrer dans Attachement féroce ou La femme à part revient non à lire mais à dialoguer, à se (re)connaître dans les scènes qui composent ce livre si singulier, à poursuivre une conversation ou, comme Gornick l’écrit d’ailleurs, à « agiter le kaléidoscope de l’expérience quotidienne pour trouver un moyen de mettre à distance la douleur de l’intimité ».

La femme à part est une collection de notations, réflexions, scènes et anecdotes, chacune parvenant à rassembler ce qui pourrait tenir du discours ou du récit, du je ou du elle, du réel ou de la fiction. Vivian Gornick écrit dans cet espace infime à l’intersection des voix, genres et approches, soit depuis le lieu même de l’expérience. Sous l’apparent morcellement de moments comme à travers les digressions, se construit un portrait en mouvement, celui d’une femme à part, dans et hors de l’espace urbain, social et amical, la position d’une observatrice des autres comme d’elle-même.

Cette forme narrative est d’une singularité folle, dans la brièveté de notations aiguës comme dans la continuité ample de fragments qui entrent en écho et jouent de leurs correspondances pour poursuivre le récit hors du texte, dans l’imaginaire, la réflexion et l’intimité du lecteur. La femme à part est un récit qui tire une part de sa puissance de ce qui n’est pas (d)écrit, un peu comme dans les conversations de Vivian avec son ami Leonard — « notre sujet, c’est la vie non vécue » — ou dans cette réflexion plus générale : « Notre vie intime, déclare William James, a une conséquence liquide, versatile, elle est en mouvement et en transition perpétuelle. Les transitions, spéculait-il, sont notre réalité, et il en conclut que l’expérience « se nourrit des transitions ». C’est une affirmation difficile à digérer, encore plus à accepter, et pourtant, elle est terriblement vraie ».

L’ampleur romanesque se tisse donc au cœur des « transitions », dans et par le détail, La femme à part tient de la marqueterie. L’excentricité de surface est une forme de morale, non en ce qu’elle permettrait des jugements à l’emporte-pièce mais dans le sens le plus classique de la morale : dire l’universel (l’amitié, la féminité, la liberté…) par le particulier, trouver des lois sociales dans des comportements, des manières d’être, des conversations ou scènes, en parvenant à glisser les particularismes et singularités de chacun dans des lois en apparence plus générales. Gornick écrit depuis « le frisson de l’abstraction qui se superposait à la réalité de la vie quotidienne », dans l’exploration de « l’immédiat afin d’alimenter la théorie — une rencontre dans le bus, un livre tout juste commencé ou terminé, un dîner désagréable en ville » :

« La vie quotidienne était un matériau brut qui se transformait peu à peu en perspective et commençait à trouver sa propre force narrative », et l’on ne sera pas étonné que cet art du roman (et mise en abyme de La femme à part) ne soit pas un grand moment de métadiscours artificiellement plaqué, sous forme de clin d’œil appuyé au lecteur, mais la simple description de ce qui a fait le sel de l’amitié de Vivian Gornick avec Emma, pendant dix ans. Cette définition comme en passant d’un art du récit, le lecteur de La femme à part la lira aussi dans un commentaire croisé de Hugo, Baudelaire et Walter Benjamin, dans l’affirmation que le flâneur (celui qui se promène et arpente la ville, qu’il s’agisse de Paris ou de New York, mais aussi celui dont la « prose poétique » épouse les pulsations de son moi dans l’espace urbain) est « l’écrivain du futur ». « L’autre deviendra ce que je suis : une marcheuse de la ville qui nourrit le courant perpétuel de cette foule perpétuelle imprégnant la créativité ».

Vivian Gornick incarne une forme de défaut (« je n’étais ni dans le monde, ni en moi ») mais aussi les contradictions propres aux femmes de sa génération, propres à toute femme sans doute : l’auteur dit sa farouche indépendance mais aussi ses doutes et ses peurs, sa quête du grand amour (qui ne s’y reconnaîtrait pas ?) et son incapacité à se fixer (sinon à New York). Elle dit sa volonté de singularité et la manière dont elle est « devenue la fille de <s>a mère ». Elle analyse la difficulté à tenir ensemble des postulations disjonctives, « cette double vie d’agent de la révolution et de dévote de l’amour » comme « le Graal : l’Amour avec un grand A, le Travail avec un grand T ». est encore l’espace d’écriture du livre : celui qui croise voix et registres mais aussi celui qui conjoint ces discordances et conflits en nous, dans nos aspirations comme nos manières d’être ou revendications.

Femme à part, donc, que la Vivian Gornick que compose ce récit. « Je suis la femme à part », affirme-t-elle d’ailleurs dès le début du livre, avant de revenir sur le sens de cette définition, dans les dernières pages : « A la fin du dix-septième siècle, plusieurs génies littéraires ont écrit de grands livres sur les femmes des temps modernes. En l’espace de vingt ans ont paru Jude l’obscur par Thomas Hardy, Portrait de femme d’Henry James, Diana of the Crossways de George Meredith. Aussi perspicaces que fussent ces romans, c’est Femmes à part de George Gissing qui me parle le plus. J’ai l’impression que ses personnages sont les hommes et les femmes de mon entourage. Tous les cinquante ans depuis la Révolution française, les féministes sont qualifiées de femmes « nouvelles », « libres », « libérées », mais Gissing a trouvé le mot juste : nous sommes les femmes « à part » ». Au centre du récit, la réflexion était cette fois liée à Mary Britton Miller, « une Femme à part », elle aussi, permettant à Gornick de s’interroger sur les épisodes qui nous façonnent : « comment expliquer qu’une sensibilité se façonne au contact de certaines expériences plutôt que d’autres ? Ou, à ce sujet, pourquoi ce sont certains événements plutôt que d’autres qui font expérience ? ».

Le titre du roman — préféré par l’éditrice, Nathalie Zberro, et la traductrice, Laetitia Devaux, à « femme en trop » que suggérait directement The Odd Woman and The City dans plusieurs de ses références — est un récit dans le récit, sa réflexion matrice, sans cesse reprise et affinée au contact de lectures et expériences. Ainsi, « à part », Mary B. Miller l’est-elle dans sa biographie comme à travers ses trois romans « modernistes » (publiés sous le pseudonyme d’Isabel Bolton), manière pour Vivian Gornick de doublement se définir à travers l’Autre, en tant que femme, en tant qu’écrivain :

« Dans ces romans, il y a une voix et quasiment pas d’intrigue. Le lecteur explore l’âme d’une femme (…) le temps d’une journée (ou de plusieurs) à New York, qui médite, pense, se souvient, essaie de comprendre sa vie grâce à une prose qui s’apparente au monologue intérieur : libre, pleine de réminiscences, proche de la rêverie. L’action n’est qu’une toile de fond, seule la rêverie compte ». Là est encore l’espace conjoint qu’explore le récit de Vivian Gornick : trouver son « je » dans autrui, croiser intimité et altérité, pour mieux parler à un Autre soi, le lecteur.

Le récit de Gornick peut se lire comme le Portrait of a lady ou comme un Talk about the city, les deux sont pourtant indissociables, tant New York est en miroir de la femme qui arpente la ville, s’y perd, s’y ressource et se trouve à travers ce qu’elle observe et chronique. Conflits, drames et épiphanies traversent le récit de soi comme celui de la ville. Le passage sur New York aux lendemains du 11 septembre est bouleversant d’acuité pudique sur ce que signifie « perdre la nostalgie ». La femme et la ville ont les mêmes pulsations, battent au même rythme, au point que Vivian Gornick peut écrire sentir « ce que je suis devenue, ce que la ville est devenue. J’ai survécu à mes conflits, pas à mes fantasmes, tout comme New York. Nous sommes en phase ».

NY © CM
NY © CM

La ville, avec son quadrillage de rues ou ses scènes est le creuset même du récit, son modèle architectural, elle est le présent absolu, la donnée brute de la vie : « Dans la plupart des villes du monde, on vit sur des siècles de chemins pavés, d’églises en ruines, de vestiges architecturaux, enfouis et empilés les uns sur les autres. Lorsque vous grandissez à New York, votre vie est une archéologie faite non pas de structures, mais de voix, elles aussi empilées et tout aussi irremplaçables ». Vivian Gornick rassemble ces voix, celles d’inconnus dans des scénettes tour à tour drôles ou dramatiques, toujours singulières, celle de Leonard, l’ami absolu (« L’image de soi que chacun projette sur l’autre est l’image mentale que nous avons de nous — celle qui nous permet de nous sentir complet »), celle de sa mère, des écrivains lus et aimés.

Dès lors, dire les voix de New York ou chroniquer les Choses vues dans ses artères revient à parler de soi (et de nous). « Le fourmillement de ruche humaine, pourtant bien ancré dans l’espace, est le concept de New York. Le plaisir que cela me procure se situe au-delà de toute explication ». Ce plaisir ne sera pas expliqué en effet dans La femme à part mais transmis aux lecteurs, comme un virus.

Vivian Gornick, La femme à part, trad. de l’anglais (USA) par Laetitia Devaux, Rivages, septembre 2018, 200 p., 17 € 80 — Lire un extrait en pdf
Retrouvez Attachement féroce en Rivages poche.