Pour une rentrée post-littéraire : le degré rose de l’écriture

La rentrée post-littéraire en image © Johan Faerber

Peut-être cette année vivons-nous, comme jamais, une rentrée post-littéraire. Tel serait, infranchissable, le constat premier qui viendrait aux lèvres de qui entend se saisir du contemporain le plus affirmé de la littérature et appréhender en particulier les puissants romans de Pauline Delabroy-Allard, Fanny Taillandier, Antoine Wauters en cette rentrée littéraire ou encore l’un des récits parmi les plus remarquables de cette année : Le Degré Rose de l’écriture de Cécile Mainard/i. Avec force, chacun de ces textes s’écrit dans la conscience ardente d’un moment inouï, celui qui suit l’inéluctable Mort de la littérature dont chacun entend pourtant, coûte que coûte, revenir.

Car, à rebours de la légende urbaine tenace qui voudrait tenir sa disparition pour une rumeur sans fondement, la Mort de la littérature, tant redoutée depuis la fin des années 1990, a bel et bien eu lieu. Loin d’être un spectre sans consistance, la disparition de la littérature nous est comme advenue : elle est notre fait, elle est l’événement liminaire, intime et définitif qui préside à l’écriture emportant notre présent. De fait, écrire aujourd’hui consiste désormais, dans une conscience à la fois lumineuse et terrible, à écrire dans un moment sans retour, celui d’un puissant Après, un temps qui revient de tous les temps de mort, un temps qui consiste à écrire après ce moment insensé et stupéfiant où, contre toute attente, la littérature française est entrée dans sa grande disparition, où elle a cessé d’exister et a fini par mourir.

Écrire aujourd’hui consiste ainsi à entrer dans une ère de post-littérature, dans un grand et terrifiant Après qui comprend qu’au moment où chacun veut tracer ses premiers mots, la littérature est comme confisquée. Car tous les grands livres ont été écrits avant nous. Proust a écrit un livre définitif. Faulkner a mis un point final à la littérature. Camus a écrit sans écrire. Beckett a bavardé l’écriture jusqu’à l’épuiser. Michon s’est fait l’aède de tous les livres qui manquent à s’écrire et Echenoz l’encyclopédiste qui se souvient de l’écriture. Chacun d’eux a fait en sorte que tout contemporain ne se retrouve pas avant d’écrire devant une page blanche mais devant une page noire, terrassante tant elle dit que celui qui vient n’a plus rien à ajouter, comme si le dernier écrivain de Blanchot était mort depuis un temps immémorial.

Mais être contemporain, et s’offrir incidemment à l’écriture qui vient, ne consiste pas à se résigner devant la page noire et à demeurer coi devant des ancêtres à l’œil cerné de noir. Loin de se réfugier dans une attitude discursive réactionnaire ou dans une création primitiviste dont je donne le détail mortifère dans Après la littérature, le contemporain sait exister à le mesure d’un paradoxe et d’un défi brûlants : revenir de la mort, surmonter la disparition de la littérature et savoir faire mourir la mort, faire décliner le déclin, et faire disparaitre la disparition.

Être contemporain s’imposera donc comme cet instant sans nombre où la mort de la littérature sera l’horizon relevé du texte, se donnera comme l’instant d’après où la mort ne sera pas niée mais sera laissée derrière, comme un substrat narratif dont l’écriture procédera. Il faudrait dès lors nommer une littérature qui n’aurait plus la mimesis pour cœur de narration mais l’Aufhebung, ce moment de la Fin qui dit aussi la grande Relève qu’avec David Bosc on désignerait comme une littérature des relevailles. Parmi les écrivains qui seraient ceux de l’Après littérature, il conviendrait ici de rassembler Célia Houdart, Joris Lacoste, Tanguy Viel, Stéphane Bouquet, Laurent Mauvignier, Nathalie Quintane, Simon Johannin, Antoine Wauters, David Bosc, Camille de Toledo, Olivier Cadiot tant chacun prend en charge cette mort et trace son écriture dans cet Après si écrasant.

Si bien que, si la rentrée littéraire qui se donne à nous actuellement permet de mesurer la force apocalyptique d’après littérature d’écrivains rares comme Antoine Wauters dans Moi, Marthe et les autres ou, à l’inverse, de mesurer la vanité atlantiste d’un Jérémy Fel dans Helena qui, pour sa part, écrit avant la littérature, on peut aussi bien se servir de cette rentrée comme d’une chance critique, celle qui permet d’éprouver l’Après littérature en usant de la rentrée comme d’un formidable outil heuristique afin de voir se dessiner ou se reconfigurer ce moment de post-littérature. Ainsi peut-on considérer, au cœur de cette rentrée, la manière dont l’après littérature, la « re-littérature » comme il faudrait encore la nommer, traite les images, traite dans l’après-monde le moment où le récit veut faire image et se sait naître au désir de l’image. Peut-être faudrait-il alors à ce titre considérer avec attention le décidément remarquable Degré Rose de l’écriture de Cécile Mainard/i afin de percevoir ce qu’il en est d’un récit post-littéraire de l’image.

Et peut-être faudrait-il le dire sans attendre : Cecile Mainard/i écrit bien après les images, bien après la littérature – dans un temps où, revenant de la page noire et se débattant sciemment dans ses rets miroitants, elle déploie un moment d’après, une post-écriture où elle situe sa parole dans tous les Après que le monde a pu laisser devant elle. Quand Le Degré Rose de l’écriture s’ouvre, Cecile Mainard/i a déjà compris qu’elle écrivait dans ce grand Après de l’Art qui, lui-même est, comme par un jeu de reflets et de déports, un grand moment post-littéraire. Mainard/i écrit bien après le livre, bien après les livres – dans un livre qui a figure de fulgurance, comme en lisière de l’édition, dans la très belle et très importante collection de Pierre Parlant « Ekphr@sis » qui a porté l’an passé un des récits les plus remarquables de notre temps, Cyril de Dider Da Silva qui lui-même, déjà, s’écrivait après toutes les images et qui se donnait comme le guide le plus sûr de notre contemporain. Mainard/i livre dans cette collection discrète, loin des circuits médiatiques, un livre furtif, comme un après-souffle d’éblouissement et un livre qui existe dans l’orée même de tout édition ou ce que l’auteure elle-même qualifie elle-même, à la manière d’une variation sur son patronyme, de « mainardise », à savoir, dit-elle, « ce qui, si je puis dire, est l’une des vertus premières des « mainardises », ces petites œuvres, pseudo-œuvres, sous-œuvres, non-œuvres, qui font l’essentiel de mon activité d’artiste, et qui seraient à l’art ce que les mignardises sont à la pâtisserie. »

Sans doute ce geste éditorial participe-t-il de l’évanouissement, comme la revenue à soi, qui porte le texte de Mainard/i, comme un texte tremblant sur le point de ne pas exister et qui, littéralement, n’en revient pas d’exister, malgré tout, après tout ce qui a pu se dire et s’écrire et dont l’image pèse sur le destin d’écriture et sur le destin esthétique du sujet. Car, d’emblée, Le Degré Rose de l’écriture se donne, dès son titre en anagramme, comme le non Degré Zéro de l’écriture de Barthes. Ici, il n’y a aucune écriture blanche, de celle qui était portée par le degré barthésien : il n’y a plus qu’un degré anagrammatique, rose, comme un coucher de soleil sur l’écriture ou une aurore aux doigts de rose, comme un grand recommencement dans la mesure où, sans attendre, comme l’explique Mainard/i, tout se passe dans un art qui a déjà tout dit : Chris Burden a déjà fait ses spots publicitaires. Marcel Duchamp a déjà porté le ready-made à son degré d’excellence. Et Orlan, même si elle demandait 5 francs en échange, a déjà embrassé tout le monde. A l’instar de l’exergue d’Aristote qui se donne comme une aporie au seuil du récit, l’acte est déjà passé à l’acte et les puissances sont toutes demeurées puissances, ce qui, en soi, est déjà un acte. C’est la FIN comme il écrit à la fin de chaque non-chapitre du livre.

Mais que peut bien alors écrire et faire Cécile Mainard/i si, dès l’entame, de son récit elle déclare que tout a déjà été fait et écrit ? Comment écrire après la FIN surtout quand on l’écrit quatorze fois dans son livre ? Peut-être, précisément, en trouvant, après cette page noire de l’art et depuis elle, un point d’énonciation intranquille, insituable, à la fois dans le livre et après le livre, mais parfois au-delà du livre, que son action de performeuse va pouvoir donner à voir, son récit de Degré Rose étant sous-titré, à la manière d’un mot d’ordre, « Performance under reading conditions ». Le temps de l’Après où s’installe Mainard/i se donne ainsi comme un temps fragile, celui d’un souffle revenu, un post-récit qui est, tout d’abord, le récit post-performance. Toutes ses performances, celles qu’elle a pu projeter et réaliser, sont ici racontées par le menu : 14 ecphrases d’œuvres de « La chemise couleur de temps » d’Antonioni à « Cécile n’est pas une pipe » en passant par « Air de Tunis » que la performeuse a pu exécuter durant une partie de sa carrière. Mais, à la lisière de chacune de ces ecphrases, deux moments se déploient qui innervent chacun des quatorze récits et clament combien pour Mainard/i, il s’agit toujours d’écrire après les images.

Car, tout d’abord, c’est bien après les images que s’ouvrent chacune des ecphrases qui composent son récit de performances. On se souvient sans doute que l’ecphrase désigne en rhétorique cette description d’image, son rendu par la parole, cette saisie verbale d’un objet artistique qui se dirait comme l’image d’une image. Or chez Mainard/i, il y a, d’emblée, un trou d’œuvre. L’ecphrase qui se déploie comme récit de la performance procède d’un manque à l’image car il n’y a ici ni tableau ni sculpture ni photo à décrire. L’image est l’image d’une image, c’est-à-dire un souvenir de performance, une image qui ne s’est jamais fixée : une impermanence au temps et à la matière – même quand parfois il demeure des restes d’image. C’est un vivre conquérant qui ne s’est fixé dans aucune pellicule, dans aucun trait au crayon, dans aucun coup de burin dans le marbre. L’image que traque Mainard/i est forcément celle d’un Après, une après performance qui ne laisse de l’image non son image mais son engramme, ce qui, à l’instar de la chemise d’Antonioni, charrie sa part d’« inouï ».

Ici, l’engramme, qui se donne comme le lieu de l’Après image du contemporain qu’explorait déjà Didier Da Silva, n’est pas une image : il est l’infinie onde mémorielle de ce qui ne se fixe jamais, une vision diaphane, spectre de ce qui a été matière et qui désormais refuse à l’image sa formation même dans le texte puisque, précise Mainard/i depuis son nom apocopé au sujet d’une performance, « J’image cette apocope généralisée de mon nom, mais n’en fis rien et comme souvent laisse les choses au stade de l’imagination. » Les images n’existent pas : c’est à partir décidément de leur trou d’œuvre, après elles, que l’œuvre précisément se donne à être. C’est ce que comprend l’Après littérature qui ne maintient pas la dialectique moderniste, désormais révolue, de l’absence d’image à elle-même comme dynamique du récit même tel qu’en pratique notamment Thierry Froger la parlure en cette rentrée dans ses problématiques Nuits d’Ava où les non-images d’Ava Gardner dans ses folles nuits de Rome s’y tiennent surtout comme autant de clichés sur la modernité.

Dès lors, chez Mainard/i, le récit de l’après performance devient l’après image même, d’autant plus engrammatique que, dans le récit même qui, de ce fait, ne peut pas être ecphrase, la performance se situe elle-même dans un double Après : après les performances de ceux qu’il s’agit de surmonter, Orlan ou Duchamp et, enfin, dans cet après du langage même au cœur duquel Mainard/i veut modéliser la langue comme un objet. Il s’agit ainsi pour la performeuse de se mettre à distance de l’image même du langage – du langage qui fait image et faire du langage une guirlande de lettres comme une post image ultime, en somme pour aller au-delà d’une « phrase qui soit déjà écrite, déjà existante, prise à la littérature, somme toute, une ready-phrase ». Enfin, au-delà des ready-phrases et de la ready-littérature, l’engramme s’impose dans le récit de Mainard/i pour venir dire combien, à maintes reprises, la performance ne s’est pas exactement déroulée comme prévue. Comme si chaque performance manquait, au moment où elle se réalise, l’image à laquelle la performeuse avait d’abord songé. On ne compte ainsi plus les performances qui, au bord de l’échec, finissent comme par un miracle par revenir d’un lent désastre frôlé comme un frisson : chaque performance revient de la presque mort d’elle-même. Il n’est qu’à considérer la performance sur la Bambola où la performance sur le revolving stage a pour synonyme « le piège » qui « l’enserre, l’enroule, il l’attrape, il la noue, la lace et l’enlace, il en fait sa proie, sa chose prise au lasso, sa proie lacée et enlacée. FIN. »

C’est peut-être ici que se fait jour la part la plus vivante de l’écriture de Cécile Mainard/i, à savoir sa lente défaisance de l’ecphrase pour lui préférer le mouvement du récit, la narration à tout prix qui refuse à l’image son statisme mais creuse, depuis la performance même, la science ontique même qu’offre l’hypotypose. Cette figure du débord du langage qui, depuis Pierre Fontanier, cherche à peindre les choses de manière si vive que le lecteur a l’impression qu’il les a, vibrantes et alertes, sous les yeux, comme un saut hors de la page, est celle que la performance de Mainard/i traque et dont, portée par le souci du vivant, son écriture répond sans trêve. Car Mainard/i, jetée dans la post-littérature, répond ici du souhait le plus profond du contemporain : celui d’une physique du vivant, d’une écriture qui, profondément, se quitte pour s’éprouver éclat de matière du vivant, matière nue et vibrante. C’est en ce sens qu’il faut peut-être lire chaque récit de performance : c’est-à-dire comme une patiente et parfois douloureuse méthode, étape par étape, qui lutte contre la culture comme dressage pour trouver au cœur de l’art la puissance même d’un revivre qui a pu faire défaut jusqu’alors. Une méthode qui, étape par étape, fait tomber les images pour découvrir combien il faut en trouver l’hypotypose, à l’instar de cette affiche représentant le père et qui, si significativement, s’intitule La Vita stessa (La vie même). Autour de cette image se noue le plus beau moment du récit : l’affiche du père se détache du mur et la chute prend le sens de la relève, de la grande revenue sans fard de la mort comme Mainard/i en fait état : « La chute de la chute inversait sa signification et sa valeur. Elle semblait m’adresser là un message. Toi qui a compris cette image, empare-toi de ce qu’elle te dit. C’était donc à mon tour, songeais-je, sans plus l’ombre d’un doute, de maintenant comme artiste de me relever. » D’entrer dans les relevailles.

Enfin, au cœur de cette ardente quête de revie, de cette défaisance de la mort de l’art et de la littérature pour retrouver le cœur vibrant du monde, Cécile Mainard/i ouvre à une ultime étape, et non des moindres, dans sa quête de l’après image : il s’agit, pour elle, sans attendre, dès qu’elle le peut et sans faillir, de s’attaquer à sa propre image. D’exister après sa propre image. De défaire sa propre image – de s’en prendre et de se déprendre de son imago. Car Cecile Mainard/i arrive, hagarde et amusée, bien après la mort de l’auteur quand la mort de l’auteur est advenue depuis très longtemps et quand on ne peut pas faire mourir deux fois les morts.

C’est pourquoi il s’agit pour elle de revenir de cette mort en œuvrant non à défaire l’auteur mais de se relever de cette mort en jouant de l’image de l’auteur. Il faut alors pour Mainard/i anagrammatiser l’image même que porte son nom, écrire avec l’anagramme pour trouver l’après image de soi et faire de son être défait l’image première d’une revie dont la défaisance patronymique est le levier heuristique et la mesure première d’un Amor fati. Ainsi notamment des réflexions sur Cécile Mainard ou de la création du double impossible : Mahmud Paclerc. Il n’y a donc décidément pas d’image, même de soi, chez Mainard/i mais toujours des après images, des après narcissismes, des après ecphrases qui cherchent le vivant à tout prix, le baiser donné à tous, à toutes les statues de la Villa Médicis pour lui donner le souffle nécessaire car, dit-elle, « À la Villa Médicis, il y a six cent soixante-six statues. Je les ai toutes toutes toutes toutes toutes toutes toutes embrassées. » Et ce vivant peut-être surgit-il par ailleurs dès le titre tant le rose doit sans doute se lire comme le rose de la carnation, le rose de peau, comme si le degré rose donnait à l’Après littérature sa couleur de temps et sa couleur de chair contre le zéro bathmologique froid et démesurément blanc de l’écriture de Barthes.

On l’aura compris : il faut lire au plus tôt Le Degré rose de l’écriture de Cécile Mainard/i qui s’impose comme l’un des plus grands et beaux livres de cette année, un des textes les plus vivants de cette rentrée – une puissante et fort belle leçon contre tous les modernismes attardés et les primitivismes égarés. Un livre ardent qui dit, de la performance, la science du passage de la vie et de la vie la confiante traversée par l’art : un texte clef d’une rentrée post-littéraire qui démontre sans faiblir combien l’époque peut nous appartenir à condition, sans doute, de saisir combien nous vivons une grande ère d’Après littérature, un moment inouï où, morte, la littérature entend revenir. Car, peut-être faudrait-il le dire, depuis la page noire laissée par Marcel Duchamp, avec Cécile Mainard/i, le degré Rose, c’est la vie.

Cécile Mainard/i, Le Degré Rose de l’écriture. Performance under reading conditions, Ekphrasis, août 2018, 7 €