Karl Geary : « Est-ce que ça peut être beau sans jamais être triste? » (Vera)

Karl Geary © Christine Marcandier

Sur le bandeau de couverture, lors de la parution du livre en grand format, une citation du Guardian annonçait « une histoire d’amour inoubliable ». Inoubliable, le premier roman de Karl Geary, qui paraît aujourd’hui en poche aux éditions Rivages dans une traduction de Céline Leroy, l’est indéniablement. Vera est de ces livres qui imposent une voix et un univers. Et si ce roman est pour une part une histoire d’amour, ce serait le manquer que de le réduire à cette dimension. Comme nous l’expliquait Karl Geary, Vera est d’abord un récit de désirs, un roman de l’intimité, explorant ces tensions qui tout ensemble nous déchirent et nous font agir.

Sonny a 16 ans et un horizon singulièrement morne devant lui : l’incipit du roman le pose comme une évidence, « on vit dans un monde effrayant ». Le jeune Irlandais travaille dans une boucherie après l’école, il accompagne parfois son père sur des chantiers, et il économise tout ce qu’il gagne pour quitter l’Irlande. Un événement, au seuil du récit, va avoir valeur d’avertissement pour l’adolescent : un client sortant de la boucherie se fait renverser par une voiture et comme le commente Joe, entre sagesse populaire et fatalisme, « y a pas de doute, on peut jamais savoir ce qui nous attend ». Rentrant chez lui, Sonny se tait, il garde tout en lui, ses doutes, ses problèmes comme ses grandes espérances. Épuisé, il se couche, « tu vis le visage de M. Cosgrove mort et tu fermas les yeux très fort, mais l’image ne voulut pas te lâcher. Tu te demandas où se trouvait son corps à présent. Avant de te tourner vers le mur, tu pensas à la grande chambre froide de la boucherie ».

Le lendemain, « le soleil était plein de promesses », « en suspens derrière un petit voile de nuages ». Sonny accompagne son père dans le beau quartier dublinois de Montpelier Parade (titre original du roman), cet « ensemble majestueux de demeures géorgiennes », ils vont construire un mur dans un jardin. Sonny croise la propriétaire, une très belle et mystérieuse Anglaise, aux « yeux verts et lointains, comme si elle regardait du tréfonds d’une vaste pièce ». On pense au Grand Meaulnes, à la phrase d’Alain-Fournier, « le paysage avait changé », aux « vestiges d’un mur » qui séparent deux univers, au jeune homme qui va, symboliquement, sauter par-dessus ce mur parce qu’il sait que là est cet ailleurs qu’il porte en lui. Vera sera pour Sonny cet espoir d’une autre forme d’existence, « tu restas pétrifié et tout disparut sauf elle », elle sera, longtemps, la figuration d’un impossible, qu’il lui faudra atteindre, tant son désir, impérieux, viscéral, dépasse les interdits.

Tout sépare Sonny et Vera : l’âge, la nationalité, l’éducation, la classe sociale. Mais l’intime, Karl Geary le dit plusieurs fois lors de notre entretien, est justement l’espace qui unit les tensions voire les contradictions, ce lieu romanesque par excellence ; il est le véritable sujet de Vera, un roman dont on pourrait dire qu’il convoque pour mieux les dépasser l’univers de Ken Loach (pour le « paysage concret », la portée social du livre) et celui de Lars von Trier, dans ce don pour tenir le tragique au bord du mélodrame, sans jamais y sombrer.

Vera Hatton est « comme une apparition », la surface de projection de tous les désirs et toutes les colères de Sonny, ce « hurlement » en lui « juste sous la surface ». Elle est un idéal, peut-être un fantasme, l’incarnation soudaine de la Betty d’un film français — Sonny connaît du personnage « chaque centimètre de son corps, plan par plan ». Pourtant Vera est bien réelle, Sonny la croise, l’apprivoise, ils vont l’un vers l’autre. Elle est là et toujours ailleurs, avec ses « yeux dans le vague comme les gens qui se croient seuls ». Elle est le désir fait chair, un secret aussi, personne ne pourrait comprendre Sonny : ni sa mère, mutique et dépressive, ni sa copine Sharon avec laquelle il partage pourtant une planque à l’Antre des chats et tant d’aspirations douloureuses, ni ces hommes qui travaillent avec lui à la boucherie, trop rudes. Vera va changer la vie de Sonny. « Un grand feu te consumait, et le monde était ailleurs ». Pourront-ils s’aimer alors que tout fait obstacle à leur histoire ?

« Elle regarda ailleurs comme si elle se rappelait quelque chose. « Nous sommes des serre-livres, toi et moi, tu vois ce que je veux dire ? Ton esprit se projette, il va de l’avant, tu penses à l’avenir. Moi je pense au passé, je pense… ». Elle posa sa tasse sur la table et refusa de partager avec toi ce qui lui traversait l’esprit ».

Histoire d’amour, donc, que ce roman, pour reprendre son bandeau, et le roman peut en effet être lu ainsi. Mais « toutes les histoires sont des histoires d’amour » comme l’a écrit un autre écrivain irlandais, Robert McLiam Wilson, en ouverture d’Eureka Street. Et les histoires d’amour, en littérature, ne se composent que depuis un impossible. Tout sera donc ailleurs : dans la manière magistrale dont Karl Geary suggère, et donne à lire entre les lignes un indicible qui est à la fois l’aporie constitutive de Sonny et la tension constante qui innerve le récit. Dans la manière dont l’écrivain concentre les enjeux de l’histoire dans des détails, des images, des scènes, qui hanteront longtemps le lecteur. Dans la manière, enfin, dont Karl Geary joue des codes du roman d’apprentissage, du roman social et du roman d’amour pour composer un récit qui ne cesse de se déplacer autour du secret de Vera, obsédant Sonny et le lecteur. Un « tu » les unit, cette seconde personne grammaticale seule à même de dire les tensions en Sonny (« tu t’aperçus que tu pouvais être à l’intérieur et t’observer en même temps »), le rapport de l’auteur à son personnage (comme lui, à 16 ans, il a quitté l’Irlande, a construit son ailleurs) et du lecteur à ce roman fascinant, sur la frontière fragile du réalisme et de l’échappée onirique.

« Ta mère avait sans doute raison : les livres n’étaient pas pour les garçons qui découpaient de la viande ». Pourtant, au contact de Vera, Sonny va lire, Hrabal, Eliot, aller au musée, percevoir autrement le monde, se rêver peintre. Longtemps Sonny observe le monde dans une solitude grosse de silences, « tu le sentais sans avoir les mots pour l’exprimer, une sorte de regret ». Ce roman singulier est aussi le récit d’un accès au langage pour Sonny qui rêve d’être pour Vera « le héros qui la sauverait, même avec tout ce que tu ignorais d’elle », pour Karl Geary longtemps acteur et scénariste qui signe avec ce premier roman ce que la critique nomme parfois un classique instantané.

« Est-ce que cela peut-être beau sans jamais être triste ? », demande Sonny : la réponse est tout entière dans ce roman suspendu, qui est comme les paroles de Vera révélant enfin une part de son mystère : « dans leur vérité nue, comme des anges déchus ».

Karl Geary, Vera (Montpelier Parade), traduit de l’anglais (Irlande) par Céline Leroy, éditions Rivages, août 2018, 276 p., 8 €