Jean-Michel Espitallier: Hantographie (La première année)

La première année, de Jean-Michel Espitallier, est le livre d’une expérience en elle-même multiple : expérience de la mort, de l’absence, du langage, du sujet, du temps. Le livre ne s’extrait pas de cette expérience pour la comprendre, la dire par le moyen de métadiscours. Au contraire, il s’y enferme et s’y enfonce pour faire émerger l’inconnu de cette expérience, l’inconnu dont elle est habitée et qui la définit. La première année est l’expérience de cet inconnu et de ses effets, de ce qu’il implique et produit pour le sujet, pour le langage, pour le rapport à la mort, au temps, au monde.

L’auteur et le narrateur se confondent : le Je du narrateur est celui de l’écrivain qui relate la mort annoncée, lente, puis advenue, de sa compagne. Le parti-pris empiriste qui est celui de Jean-Michel Espitallier appelle une extension de cet événement, mais pas pour le relier à autre chose que lui-même et qui permettrait de l’expliquer, de le situer à l’intérieur d’un ensemble qui lui donnerait son sens, qui par là le mettrait à distance, le relativiserait. Il s’agit de déplier l’extension propre de l’événement, tout le territoire qu’il implique, le réseau multiple qu’il contient, comme le bourgeon contient la fleur qu’il enveloppe. L’écriture est ici dépliement, déploiement, cartographie du virtuel de l’événement. L’écriture est ce par quoi l’événement en lui-même se déploie, déplie tout ce qu’il implique, de manière immanente – ce qui est une façon de demeurer fidèle à l’événement, de l’affirmer, le faire vivre en tant que tel, ce qui signifie : demeurer fidèle à l’événement de la mort de l’être aimé, comme un acte, encore, d’amour.

Pourquoi écrire au sujet de cette mort, pourquoi la répéter dans un livre qui ne peut être, a priori, que douloureux et, en un sens, inutile, puisque son écriture, son existence, ne peuvent qu’échouer à faire revivre ou à consoler ? L’enjeu est la fidélité à l’événement, l’enfermement dans son périmètre, l’enfermement à la fois subi et voulu dans le périmètre de cette mort – ce qui est un des leitmotivs du livre –, afin de le parcourir, d’en tracer la carte. Le but est de faire exister cet événement en tant que tel, de le faire persister sans l’altérer, pour qu’il ne passe pas, ne disparaisse pas, que ne passent pas cette mort et la vie qu’elle a affectée, celle qu’elle affecte, ce qui est de la vie encore. Face à la disparition de l’être aimé, ou plutôt à l’intérieur de cette disparition, demeure le souvenir de la vie vécue et existe l’événement de sa mort : ce sont ces deux réalités que le livre affirme, explore et agence. Que faire face à la mort, à l’intérieur de l’événement de la mort ? Se souvenir est la réponse la plus courante. Cette réponse, Jean-Michel Espitallier la complexifie et il en ajoute une autre : demeurer fidèle à l’événement de la mort, qui est encore un événement de la vie. La première année est le monument de cet événement.

Cette volonté qui s’affirme et persiste dans le livre implique un procédé, un parti pris autant littéraire que – à défaut d’autres mots – existentiel et ontologique. Il ne s’agit pas uniquement de parler de l’événement mais de l’inscrire dans la langue, de l’inscrire dans l’écriture, que celle-ci soit l’inscription dans la langue de l’événement. Dans La première année, l’événement de la mort est autant ce dont on parle que ce qui « existe », insiste dans le livre même. C’est cet événement qui parle, l’auteur ou le narrateur en étant la bouche, le médiateur.

Si le livre est écrit à la première personne, du point de vue d’un Je qui semble être le sujet du discours, il mobilise tout autant un Tu auquel il s’adresse. Le Tu est omniprésent, le discours s’adressant sans cesse à ce Tu – qui correspond à la compagne désormais décédée – autant qu’il l’intègre comme destinataire et surtout comme présence dans la langue. Le Tu est présent mais cette présence est paradoxale puisqu’elle est muette, ne répond jamais, ne devient jamais un Je qui serait à son tour le sujet du discours.

Le Tu n’est pas ici le marqueur grammatical d’un objet dont on parle, ce qui serait plutôt le cas du Il ou Elle. Le Tu n’est pas un objet mais ce n’est pas non plus un sujet. Le Tu est ce qui dans le discours marque la place d’un sujet possible, virtuel et demeurant tel, que le discours appelle, que le Je invoque, pour lequel il construit un lieu d’accueil. Habituellement, « faire son deuil », ne pas demeurer dans la mélancolie, correspond au passage du Tu au Il. On pourrait lire le livre de Jean-Michel Espitallier comme le journal d’une dépression, le témoignage d’un emprisonnement dans la mélancolie, l’exposition d’une névrose somme toute commune et banale. Or, il s’agit d’autre chose.

Si la mort de l’être aimé n’y devient pas, justement, banale, relative, c’est parce qu’elle persiste en tant qu’événement, conservant le caractère absolu et absolument singulier de l’événement. Si la mort ne « passe pas », c’est parce qu’en tant qu’événement elle marque une rupture qui ne peut être absorbée par rien d’autre. C’est la persistance de l’événement de la mort – la mort comme événement – qu’expriment l’emploi systématique du Tu, le refus de son effacement ou de sa dissolution dans un Elle. Il ne s’agit pas ici de l’illusion du maintien en vie de celle qui est morte, mais de l’affirmation de la vie de l’événement de la mort, cet événement de la mort impliquant la vie de l’être aimé sous une autre forme.

L’omniprésence de ce Tu, sa persistance malgré la mort, sont logiquement absurdes, grammaticalement étranges, et pourtant ontologiquement et littérairement nécessaires si l’on se place du point de vue de la logique de la mort comme événement. Dans le livre, le Tu bien sûr ne répond jamais, ne se transforme pas en Je, en sujet du discours – demeure au contraire toujours et pour toujours celle que l’on invoque, que l’on évoque et qui persiste dans son absence, la persistance de son absence étant ce qui définit son état de morte. Le Tu muet, désormais pour toujours silencieux, n’est pas ici objet ni sujet, il est la présence de l’absence impliquée par la mort, il est l’état éternel de celle qui est morte et dont la mort ne passe pas, ne finit pas, dont la présence de l’absence s’impose, dure pour toujours (« l’hyper-présence de ton absence. »). Ce Tu est ce que la personne aimée et décédée est devenue par la mort qui l’a transformée en une absence ne rejoignant pas le cours normal des choses mais persistant dans l’événement de son absence, de sa mort.

L’emploi du Tu dans le livre de Jean-Michel Espitallier marque la place d’un fantôme, d’un être désormais ontologiquement fantomatique, un revenant ou une revenante qui hante la vie comme le livre et dont ne revient – à chaque fois que le discours s’adresse à elle, qu’il l’inscrit comme celle à qui on s’adresse, qu’il la situe comme présence interlocutrice – que l’absence. La première année est le livre de ce fantôme, de son retour perpétuel comme fantôme, de sa vie de spectre, dans le monde autant que dans le livre, ailleurs autant qu’ici, dans la mort. C’est ce que fait ce livre dans lequel il s’agit moins de se souvenir ou de raconter une existence que de faire vivre la vie de celle qui est désormais morte, de la faire vivre selon le mode de vie qui est désormais nécessairement le sien : le mode de vie d’un fantôme, d’une présence-absence. L’écriture, alors, se fait hantologie, hantographie (« Ce parfum puissant continue ta présence fantomatique. Il reste encore quelque chose de toi, quelque chose de nous, dans cette vie-ci. »).

La première année est un monument moins tourné vers le passé, pour l’être aimé disparu, que pour qu’existe au présent la vie de son être spectral – un monument de mort mais aussi, donc, de vie, un monument pour l’événement de la mort qui est tout autant un monument pour la vie étrange impliquée par la mort : la vie des spectres. Le narrateur ne raconte pas l’existence de sa compagne, le livre de Jean-Michel Espitallier n’étant pas un livre de souvenirs. Il est un livre qui affirme la vie désormais fantomatique de celle-ci, la répétition de sa mort, persistant à affirmer cette vie pour ne pas qu’elle disparaisse et rejoigne le rien général qui n’est même pas l’absence mais l’inexistence, l’effacement, l’oubli absolu, une mort sans plus aucune vie (« Je redoute que tu deviennes un souvenir, puis un souvenir lointain, puis un lointain souvenir. »). C’est pour résister à cet oubli que le livre répète l’événement de la mort et le maintient en tant qu’événement – maintient en vie la persistance spectrale impliquée par la mort, fait persister l’être fantomatique de l’être aimé maintenant mort mais d’une autre mort, une mort qui n’est pas un anéantissement mais un devenir qui existe là, ici, dans le livre.

Si La première année renvoie à l’expérience de la mort, cette expérience implique une pluralité de la mort : non la mort mais des morts, plusieurs types de mort. Et de même, plusieurs types de vie. C’est cette pluralité de la mort et de la vie qui est impliquée par l’événement de la mort, et que le livre déplie, déploie – la compagne décédée traversant ces différentes morts et ces différentes vies, comme celles-ci affectent également le narrateur, le sujet écrivant qui oscille d’une mort à l’autre, d’une vie à l’autre, désorienté et dépossédé de son état de sujet puisqu’il se confond avec les affections qu’il subit et qui le dépassent.

L’expérience de la mort, de l’événement de la mort, implique un effondrement du sens, un effondement du sens qui perd donc ses fondements habituels et s’écroule. Dans le livre de Jean-Michel Espitallier, cet effondrement est moins synonyme d’une disparition du sens que de sa persistance en tant qu’effondrement : le sens demeure mais en ruines, disséminé, insaisissable. N’existe plus un sens, le sens, mais une pluralité de sens fuyants, échappant à la maîtrise claire par la pensée. La mort perd son sens, ce que l’on croyait en savoir, mais aussi s’efface le sens des choses, des actes, du monde – le sens par lequel tout cela s’organisait et se soumettait à un ordre signifiant. Par l’événement de la mort, cet ordre signifiant vole en éclats. Ne demeure que son éclatement, le souffle brut de sa dissémination continuelle – La première année étant le monument de cet effondrement, de cette dissémination, l’occasion d’affronter cet effondrement mais aussi – surtout – le monument par lequel l’effondrement du sens persiste. Encore une fois, un des leitmotivs du livre – une des tâches de l’écriture – n’est pas de s’extraire de la catastrophe mais de s’y enfoncer, de la rejoindre autant que possible : s’enfoncer dans ce qui n’a pas de sens, faire proliférer cette absence, rendre présent cet inconnu, le rendre omniprésent et tel qu’en lui-même, c’est-à-dire en affirmant sa nature fuyante, plurielle, insaisissable, impensable.

Ceci conduit le narrateur à un ressassement des gestes, des actes (repasser par les mêmes endroits, réécouter les mêmes morceaux de musique, retourner sur les mêmes lieux, etc.), le ressassement ici n’étant pas une sorte de rabâchage névrotique mais une répétition dans laquelle ce qui se répète n’est jamais saisi clairement, n’est jamais porteur de la signification attendue, habituelle, n’est jamais le même que l’on attendait. La répétition, au lieu de marquer le retour de ce qui est familier, connu, s’accompagne d’un décalage, d’une inadéquation à soi, d’une distance avec soi qui fait émerger, dans ce qui se répète, le différent, l’inconnu, l’asignifiant. Et bien sûr, dans le livre, ce ressassement concerne de manière générale la mort, l’événement de la mort, le moment de la mort de la compagne, ce qui précède le décès, ce qui le suit – tout ceci revenant sans cesse, étant sans cesse répété mais sans se fixer dans une signification unique, dans un moment achevé, dans un ordre des choses immuable et maîtrisable.

Si l’évènement de la mort est un événement qui advient au sens, dans le sens, il advient tout autant – et logiquement – dans la langue, dans le langage. Comment dire l’événement de la mort ? Comment intégrer dans la langue ce qui la suspend, ce qui la foudroie, ce qui la dissémine ? Comment dire avec le langage l’inconnu qui récuse le langage ? Dans La première année, on peut souligner deux stratégies linguistiques : la nomination et la variation.

Face à ce qui se dérobe à la langue, Jean-Michel Espitallier ne choisit pas le silence mais l’effort de nommer, de dire. Cet effort est radical dans le sens où il se tient au maximum en dehors des outils communs de la littérature qui fait de la littérature au lieu d’écrire. Plutôt que de recourir de manière privilégiée à la métaphore ou à l’analogie, l’auteur/narrateur s’efforce de nommer de la manière la plus neutre, la plus objective – ce qui est un des éléments qui donnent au livre sa puissance, son caractère implacable (« Ce soir, je te fais un lavement. » ; « Le 2 février au matin tu as commencé à avoir le teint gris bleu et ta respiration s’est encore ralentie. Inspiration violente, presque un râle, entre deux expirations de plus en plus lentes, de plus en plus longues, de plus en plus imperceptibles. »). Il s’agit, par cet effort de nomination, de ne pas laisser la langue et les significations communes qu’elle charrie recouvrir l’événement, l’effacer. Au nom de la fidélité à l’événement, il s’agit de sortir de la langue commune en général comme de celle de la littérature qui, au lieu de dire, imposent le silence et aveuglent quant à ce qui arrive. L’effort d’une nomination « objective », « plate », neutre, permet ici de se tenir à la frontière du littéraire, de mobiliser une langue qui est au fond la langue de tout le monde, et de dire au plus près ce qui advient : la dégradation du corps, les derniers gestes, les derniers instants, le moment insituable de la mort, la chambre d’hôpital, la présence des objets les plus banals et les plus chargés affectivement, la perte totale de soi, etc.

Cependant, Jean-Michel Espitallier ne prétend pas, par cet effort, parvenir à dire ce qui ne peut être dit – prétention à la vérité, c’est-à-dire au sens, qui nierait la dispersion, l’éclatement du sens impliqué par la mort. Il n’est pas question de parvenir à une langue qui dirait la vérité de l’être de la mort, mais de produire dans la langue l’impossibilité pour la langue de dire cette vérité, l’impossibilité pour la langue de dire ce qui en soi ne peut être dit. Si l’on constate, dans La première année, cet effort très poussé de nomination, celui-ci est en même temps indissociable d’un mouvement de variation qui rend la nomination finalement impossible. La nomination ne nomme pas, elle n’est jamais adéquate à ce que l’on s’efforce de nommer, elle est toujours, au contraire, « approchée », « imparfaite » et donc, à la fois, impossible et relancée, impliquant en elle-même d’autres façons de dire, d’autres façons de donner du sens. C’est cette impossibilité de nommer qui appelle le ressassement, le fait de revenir sans cesse sur l’instant de la mort, sur le corps mort, sur l’évocation des lieux, etc. – cette évocation répétée n’étant pas reprise à l’identique mais impliquant des différences, le recours à d’autres langages, à d’autres mots qui en eux-mêmes contiennent la place pour d’autres langages et d’autres mots. Face à ce qui ne peut être dit, Jean-Michel Espitallier choisit non de se taire mais d’inscrire dans la langue l’impossibilité de la nomination.

Ce mouvement entre la nomination et son impossibilité est marqué également par le recours à la liste : liste de médicaments, liste de programmes TV, liste de dates, etc. La liste peut être vue comme traduisant une volonté d’énoncer de manière exhaustive, complète et achevée, donc fixe et vraie (dans le livre, la liste, n’importe quelle liste, renvoie également au temps). Or, dans La première année, la liste est toujours reprise par une autre liste, elle est en droit, dans son principe, inachevée, car le propre de la liste est de pouvoir être continuée indéfiniment, y compris telle liste particulière et finie. Si faire une liste, c’est ajouter un élément à l’intérieur d’une série, et si l’on considère cet acte-ci, alors chaque liste est en droit infinie, inachevée, elle n’est plus ce qui énonce de manière exhaustive mais ce qui exprime l’impossibilité de dire une fois pour toutes. La liste est emblématique de l’impossibilité de dire et du caractère infini du langage, de l’impossibilité de la clôture du langage, de son ressassement, de sa répétition, de sa dissémination, de son inadéquation, de son ouverture permanente. Le livre de Jean-Michel Espitallier inclut d’ailleurs, vers la fin, une longue liste qui ne s’achève pas, en droit infinie. Et le titre même inclut l’idée d’une série qui débute ou d’une série qui continue : la première année d’une mort, d’une disparition, la première année d’une absence, la première année d’une vie…

Si l’on retrouve ici ce principe de la liste – principe présent à travers l’ensemble des livres de l’auteur –, c’est parce que Jean-Michel Espitallier traite la langue en tant que liste. Et l’on peut lire La première année comme une série de listes (de gestes, de lieux, de noms, etc.) ou comme une seule et même liste qui dirait, sans y parvenir, la mort, l’événement de la mort, l’événement de cette mort-ci, celle de la compagne.

Ce livre ne dit pas la mort mais l’impossibilité de la dire, la nomme de manière plurielle et sans cesse « approchée » tout en échouant et en recommençant, en répétant indéfiniment la langue et son échec – pour préserver l’événement, pour rendre possible l’être désormais fantomatique de l’être aimé. Ce livre dit l’impossibilité de dire l’événement de la mort et en cela il dit réellement cet événement. Mais ce qui dans ce livre est particulièrement perceptible, si l’on prend en compte les dispositifs et stratégies littéraires mis en place par l’auteur, c’est que la langue est elle-même constituée d’une dimension spectrale, fantomatique. Elle ne l’est pas seulement parce qu’elle parle de quelqu’un qui n’est plus, parce qu’elle est le lieu où persistent les spectres, mais parce qu’elle est en elle-même absence et absence de ce qu’elle prétend être, inadéquate à elle-même, incluant son impossibilité, son absence à soi, l’impossibilité de sa présence, de son achèvement. La première année est un livre écrit dans une langue spectrale, une langue-fantôme et immaîtrisable, un livre habité par la langue en tant que fantôme – hantologie ou hantographie qui deviennent ici synonymes de l’écriture même : dissémination, trace, écart d’avec soi, toujours ouverte à autre chose… A cette hantographie correspond une ontologie elle-même fantomatique, spectrale, une hantologie – pour reprendre encore le néologisme proposé par Derrida – qui définit l’Être autant que le langage comme trace et dissémination, inadéquation et répétition sans fin, un Être et un langage impliquant en lui-même – immanence – autre chose que soi, une mobilité sans clôture. Dans La première année, l’événement de la mort est l’événement de cet Etre, l’effondrement du monde de l’ontologie habituelle, le surgissement du monde en tant que spectre.

Si le livre de Jean-Michel Espitallier se rapporte à une mort particulière, cette mort y prend les dimensions d’un événement plus large : événement du sens, du langage, de la pensée, événement de l’Être, événement du monde. Avec la mort de la compagne, c’est l’Être qui devient mort et spectral, et c’est le monde qui devient mort et fantôme, lieu d’une mort désormais universelle. Ce n’est pas que le monde n’existe plus, c’est qu’il est à présent fantôme, inconnu – le narrateur faisant l’expérience de son exil du monde et de son inclusion dans un autre monde : exil du monde commun, habituel, inclusion dans le monde mort qui est le monde de la mort, devenu mort par l’événement de la mort. La mort est ici totale, et La première année est sa voix, sa parole.

Le narrateur/auteur écrivant depuis cette mort est en un sens lui-même spectre. Mais il est aussi celui qui se rattache encore au monde commun, existant donc entre deux mondes, à la frontière. Le Je qui écrit ici est un Je exilé, en exil entre plusieurs mondes et plusieurs « identités » : subissant la fin d’une vie et au seuil d’une autre vie, du côté de la mort, pris dans la pluralité des morts comme pris dans la pluralité des vies, encore rattaché à ce monde-ci, commun, banal, connu, en même temps que détaché de lui, le regardant – le constatant – comme un spectateur extérieur, loin de son amour et au plus près des celui-ci, loin de lui-même et ramené sans cesse à soi… C’est un exilé, un être des frontières et seuils, un Je fendu ou transversal – c’est-à-dire l’inverse d’un Je compris comme sujet souverain, puisqu’il est au contraire l’effet des multiples affections qu’il subit, l’effet des mondes qu’il traverse en même temps. C’est-à-dire encore : l’effet de l’événement dans sa pluralité, l’effet de l’inconnu, cette « chose », dont il devient le voyageur nomade, errant.

Avec l’événement de la mort, tout est pluralisé : la mort, la vie, le sens, le monde, l’Être, le langage – et le sujet s’efface au profit de son absence, de la présence de son absence, de son impossibilité à être qui définit maintenant son être. Si le Tu est omniprésent dans le livre, celui-ci est écrit du point de vue d’un Je qui n’est donc pas celui d’un sujet souverain, connaissant, conscient. C’est au contraire un Je pluriel, perdu, en lui-même nomade, ouvert à tout ce qui le déborde : les affects, l’irrationnel, le travail involontaire et non maitrisable de la pensée, le cours du monde et du temps… Ecrire la mort du point de vue d’un Je est sans doute le seul moyen de lui être fidèle, de ne pas l’objectiver ni l’objectifier, de la maintenir en tant qu’événement, d’en déplier la pluralité virtuelle, d’en subir tous les effets. La première année est proche de Fragments d’un discours amoureux, de Roland Barthes, livre dans lequel celui-ci avait pris le parti de dire l’amour comme événement et de produire la langue de cet événement, de le dire à partir du Je amoureux, pris dans l’événement de l’amour : Je pluriel, nomade, fragmenté, disséminé, spectral. Le livre de Jean-Michel Espitallier est proche de celui de Barthes en exposant un Je qui, pris dans l’événement de la mort – qui est aussi, ici, un événement de l’amour –, s’enfonce en lui-même, se parcourt lui-même, déploie la pluralité immanente qui, au cœur de cet événement qui le définit, le conduit à se perdre, à errer, à n’être plus que l’effet pluriel de cet événement. Le Je s’ouvre à tout l’irrationnel et au non maitrisable qui est en lui et hors de lui, tendant à ne plus être que cette ouverture – comme le livre devient ouvert à ce qui lui échappe, à la folie de l’événement et du monde. Et, comme dans le cas de Barthes, les références explicites ou implicites (par exemple le livre de Jacques Roubaud, Quelque chose noir) évoquées dans La première année – écrivains, philosophes, musiciens – ne servent pas à expliquer, à réduire à du connu, à introduire un discours transcendant à l’événement, mais accompagnent les affects, relancent l’événement. Ces références sont des bribes qui traversent le sujet errant et l’orientent vers davantage d’errance. Elles rendent plus profonde la non connaissance et étendent l’inconnu.

Expérience de la mort, La première année est, de manière centrale, une expérience du temps – un temps lui aussi pluriel, « hors de ses gonds », comme l’écrivait Shakespeare. Ici, le temps devient pluriel, dépliant des dimensions inconnues. Il y a le temps linéaire, ordonné selon une direction irréversible, qui correspond au sentiment du « jamais plus », et qui caractérise en un premier sens l’expérience vécue de la mort. C’est le temps des horloges et des dates, le temps tel que nous en avons le sentiment habituellement, le temps social et historique. Il y aussi le souvenir qui introduit sans cesse, par effraction répétée, le passé dans le présent, qui produit une sorte de fantomisation du présent, celui-ci étant habité d’un passé qui l’éloigne de lui-même, d’un inatteignable qui creuse le présent d’une absence l’empêchant d’être tout entier présent et présence. L’expérience du temps est celle du caractère non maitrisable du monde et de soi, expérience tragique pour un sujet hors de soi, passif, démuni. Dans La première année, le temps est aussi le présent éternel de la mort, présent continu dans lequel persistent les morts. C’est le présent du « pour toujours » : pour toujours absent, pour toujours ailleurs, pour toujours mort, pour toujours présence d’une absence. Là encore, ce présent s’introduit dans le présent commun et le trouble, le double d’une dimension qui l’empêche d’être tout entier présent et présence. Il y a enfin le temps du devenir, qui est le temps de l’événement, temps qui emporte tout, produisant un devenir généralisé par lequel ce qui semblait séparé, distinct, s’agence et se pénètre : les dimensions du temps se superposent et se mélangent, l’être est toujours autre chose, le soi est l’autre et l’autre est aussi autre chose que soi, ce qui est présent ne l’est pas, l’ailleurs investit l’ici et l’ici est insituable, le vivant est mort et le mort vit d’une autre vie… Dans le livre de Jean-Michel Espitallier, l’événement de la mort a ouvert les vannes de ce monde du devenir dans lequel le livre, l’auteur, le monde, le sens, la pensée sont engloutis, par lequel chaque chose est pulvérisée, emportée dans l’immanence d’un temps, d’une éternité, qui nous dépasse absolument.

Il y aurait beaucoup de choses à dire encore au sujet de ce livre. Le pire serait peut-être de le réduire à un témoignage, de le réduire au fait de la mort de la compagne, d’en faire une lecture psychologisante et plate, du type Gala et Voici. C’est ce qui est arrivé, par exemple, avec L’Amant, de Duras, réduit à un livre de souvenirs, au simple état de choses, alors qu’il s’agit de tout autre chose : un livre sur l’événement de l’amour et du désir, sur l’amour comme événement, un livre qui déplie cet événement selon ses dimensions immanentes et plurielles. L’Amant est un livre rare, comme l’est La première année. Celui-ci est un livre d’autant plus rare qu’il redéfinit ce qu’est un livre et ignore ce qui d’habitude – c’est-à-dire, actuellement, en fonction de la logique du marché autant que selon une certaine image de la subjectivité – est présupposé par ce qu’on appelle « littérature ». De manière radicale, le livre de Jean-Michel Espitallier s’ouvre au non littéraire, au non subjectif, au devenir, à l’irrationnel, à l’événement, d’une manière frontale qui déstructure la narration autant que la pensée, le moi, le monde, les catégories, notre expérience du monde. Alors que l’on valorise actuellement, dans la littérature, la subjectivité, le moi, alors que l’on nous parle de la littérature comme « soin », comme résilience, selon une logique toute néolibérale de l’individu incité à accepter, à tout accepter, Jean-Michel Espitallier n’écrit pas un livre de révolte mais un livre qui s’enfonce dans le déchirement du sens, de la pensée, du monde, de soi, un livre qui fait de l’inconnu et de la non maîtrise des valeurs, un livre violent non par son sujet mais dans son écriture, une écriture violente fidèle à toute la violence de l’événement. Gilles Deleuze, au sujet de Joë Bousquet, écrivait qu’il s’agit toujours d’être digne de ce qui nous arrive, digne de l’événement qui nous affecte et que nous devenons. En ce sens, La première année est un livre digne – alors que beaucoup ne le sont pas –, digne de la littérature, digne de l’événement, digne du monde, de la mort, de l’amour, de la vie.

Jean-Michel Espitallier, La première année, éditions Inculte, août 2018, 157 p., 17 € 90