Festival America 2018 (2) : Brit Bennett, « La nostalgie est un privilège »

Du 20 au 23 septembre prochain aura lieu à Vincennes la neuvième édition du Festival America, centré sur les littératures et cultures d’Amérique du Nord, avec, pour cette année, un focus sur le Canada.
Diacritik a évoqué nombre des auteurs invités et vous propose de les (re)découvrir en amont du festival. Aujourd’hui, Brit Bennett.

Brit Bennett, tout juste 27 ans, diplômée de Stanford, est l’auteure d’un premier roman très remarqué, The Mothers, paru en France dans une traduction de Jean Esch, aux éditions Autrement, en août 2017, sous le titre Le Coeur battant de nos mères. Cette publication a été suivie, en février 2018, par celle d’un recueil de neuf courts essais, Je ne sais pas quoi faire des gentils Blancs. Le livre part d’un constat qui pourrait sembler plein d’espoir : sans doute la jeune romancière, née en 1990, est-elle la première femme noire de sa famille à être entourée « d’autant de Blancs gentils ». Mais ce recul apparent du racisme n’est-il pas une forme « d’autoglorification » ? « Quel privilège que d’essayer que de paraître bon, alors que nous autres, nous voulons paraître dignes de vivre ».

C’est le cœur de ce paradoxe qu’explore Brit Bennett : non plus le racisme ostentatoire, celui des déclarations à l’emporte-pièce d’un Donald Trump ou d’un Mel Gibson, d’une certaine manière facile à combattre tant il est caricatural, mais une version plus sourde et retorse de la ségrégation, reposant sur des stéréotypes ou une forme de racisme étatique larvé, de violence institutionnalisée, bien plus complexe parce qu’elle se donne les apparences de la légalité ou de la bonne conscience. Ainsi, ce réflexe consistant à penser que des incivilités ou des actes policiers auraient été les mêmes si la victime avait été blanche : « J’entends souvent de « gentils blancs » demander pourquoi les gens de couleur ramènent toujours tout à la question de la race, comme si nous prenions plaisir à considérer le racisme comme une motivation ». Ou cette manière de refuser de considérer la tuerie de Charlestown comme un acte raciste, de spéculer sur les motivations d’un acte « insondable », alors que l’homme a affiché son « adhésion à l’idéologie ségrégationniste » (déclarations racistes, photo de lui portant une veste ornée des drapeaux de la Rhodésie et de l’Afrique du Sud époque Apartheid devant une voiture portant des plaques d’immatriculation confédérées). « Tel est le privilège d’être blanc. Si un terroriste peut être blanc, sa violence ne repose jamais sur la couleur de sa peau. (…) Il ne représente que lui-même ».

Brit Bennett, « I thought it would be better for you » (capture d’écran Vogue, november 2017)

Brit Bennett décrypte des pans entiers de la culture américaine : des black dolls de chiffon véhiculant des stéréotypes raciaux à Addy Walker longtemps seule poupée noire offerte aux petites Américaines dont le livret racontait l’histoire d’esclave en fuite ; les rapports du lectorat à ces récits d’esclaves ou aux films et romans revenant sur l’Amérique d’avant la guerre de Sécession, un lectorat refusant, sous prétexte de déjà savoir, de voir la violence en face, la cruauté qui est pourtant la réalité de l’Histoire. Brit Bennett commente la « nostalgie » comme valeur refuge, montrant comment ce tropisme mondial a été le terreau de la campagne de Donald Trump. « Les crises du XXIe siècle reposent sur de vieilles réponses » : la force de Trump a été d’exploiter le « c’était mieux avant », de transformer la nostalgie « en arme et politisée », une nostalgie « racialisée » dès le slogan de sa campagne.

« Make America great again », scandait-il, phrase cynique qui agrège frustrations et espoirs, joue d’une mémoire sélective et en partie fictionnelle, sans jamais préciser quand le pays fut grand, chaque électeur pouvant projeter son imaginaire, celui d’une Amérique « grande quand les Blancs détenaient tout le pouvoir politique ». Or aucun Afro-Américain ne peut considérer qu’il lui serait plus facile de vivre dans une quelconque période du passé qu’aujourd’hui — et la jeune femme de rappeler que sa propre mère a, dans la Louisiane des années 50, connu écoles, piscines et églises ségrégées et qu’elle « devait mesurer ses pieds avec une ficelle car les Noirs n’avaient pas le droit d’essayer des chaussures dans les magasins » : « La nostalgie est un privilège ».

Cet essai est aussi une manière pour la jeune femme d’évoquer sa génération, celle du « réveil », du mouvement Black Lives Matter après que le meurtrier de Trayvon Martin a été acquitté, comme si « le corps noir d’un enfant désarmé représentait une plus grande menace qu’un adulte muni d’une arme à feu ». « Cet été-là, je me suis réveillée » (« That summer, I awoke »), une prise de conscience brutale, douloureuse, liée aussi à la lecture d’Une colère noire de Ta-Nehisi Coates, cette lettre à son fils adolescent, interrogeant la possibilité de vivre libre dans un corps noir. Brit Bennett montre l’importance de ce livre comme la nécessité de prolonger sa réflexion, volontairement centrée sur les hommes noirs, du côté des femmes, de la violence multiple et spécifique qui s’exerce sur leurs corps, sociale et étatique comme pour les hommes, mais aussi familiale et sexuelle.

Les essais ici rassemblés ont été publiés dans la presse (New York Times, Vogue, New Yorker, etc.) entre 2014 et fin 2017 : et c’est aussi l’évolution d’une pensée qui se fait jour dans ce recueil, avec ses invariants (la filiation, la place des femmes dans la société américaine, les formes du racisme) et ses modulations. À la colère chronophage succède en Brit Bennett un apaisement, non celui de la résignation ou du renoncement mais l’idée que tout repose pour elle sur un « travail » dans et par la littérature, le discours :

« Le monde se complexifie, à moins qu’il trouve simplement de nouveaux moyens de nous dévoiler sa complexité. Nous inventons de nouveaux langages en guise d’identités ou nous créons de nouvelles technologies grâce auxquelles nous communiquons d’un continent à l’autre. Le monde devient de plus en plus vaste en même temps qu’il se rétrécit ; il se contracte et gonfle comme nos poumons. Alors, respirons profondément et mettons-nous au travail ».

La force de ce recueil, au-delà de l’importance du message, est dans sa manière : sensible, articulant passé et présent, faits d’actualité et moments historiques, chronique collective et récit personnel, théorie et romans fondateurs. Les commentaires de livres de James Baldwin, Toni Morrison, Colson Whitehead mais aussi de chansons comme Tightrope de Janelle Monáe ou le Hell you Talmbout du label Wondaland sont sidérants de justesse, littéraire comme politique, faisant de ce livre une forme de laboratoire, un art poétique, rappelant, dans et par ses lectures, que la littérature, comme l’a montré Toni Morrison, a pour fonction d’« arracher le voile ». « Voilà pourquoi la fiction me semble si importante aujourd’hui. Elle nous arrache à notre monde et nous transporte dans un autre. La bonne fiction ne rassure pas. Quand nous écrivons, nous nous mettons en danger. Quand nous lisons, nous nous mettons en danger ». Aucun de ces essais n’est fiction et, s’ils ne rassurent pas plus, ils sont de ceux, indispensables, qui arrachent voiles et certitudes.

Brit Bennett, Je ne sais pas quoi faire des gentils Blancs. Essais traduits de l’anglais (USA) par Jean Esch, éd. Autrement, février 2018, 114 p., 12 € — Lire un extrait

Les éditions Autrement ont édité le premier roman de Brit Bennett, Le Coeur battant de nos mères (trad. Jean Esch, 2017) comme les livres de Ta-Nehisi Coates (Le grand combat, Une colère noire, Le procès de l’Amérique).

Le Festival America de Brit Bennett :