Festival America (1) : Jonathan Dee, « Écrire en opposition au récit majoritaire »

Jonathan Dee © Christine Marcandier

Du 20 au 23 septembre prochain aura lieu à Vincennes la neuvième édition du Festival America, centré sur les littératures et cultures d’Amérique du Nord, avec, pour cette année, un focus sur le Canada.
Diacritik a évoqué nombre des auteurs invités et vous propose de les (re)découvrir en amont du festival. Aujourd’hui, Jonathan Dee.
Jonathan Dee construit sans doute l’une des œuvres les plus stimulantes de la scène littéraire américaine : ont été traduits en français Les Privilèges, La Fabrique des illusions et Mille excuses, tous disponibles en poche chez 10/18, et, plus récemment Ceux d’ici, paru en janvier dernier, dans la collection Feux Croisés des éditions Plon. Pour Dee, « les romanciers écrivent en opposition au récit majoritaire, à la culture dominante, ils œuvrent à une contre-culture». Ses romans sondent le dessous des apparences : sous la normalité de façade, les jeux de dupe, illusions et mirages, qu’il s’agisse des rouages de la publicité (La Fabrique des illusions), de la société américaine en général ou du couple (Les Privilèges, Mille excuses), soit cette « différence entre la vérité et l’apparence de la vérité » au centre de nos vies contemporaines, privées comme politiques ou médiatiques. Panorama.

9782264055712« Nous sommes l’An Zéro. […] Chéri, nous n’avons pas simplement réussi. Nous sommes une putain de multinationale, dit-elle en riant ».

« Un mariage ! Le premier d’une génération : les futurs époux ont tout juste vingt-deux ans », le roman s’ouvre, comme la vie de Cynthia et Adam, sur cette « nouveauté troublante et magique », une existence offerte à tous les possibles : ils sont beaux, riches, parfaits, n’ont qu’une envie, « galoper sérieusement vers le futur », dominer leur vie et celle des autres.

Le premier chapitre des Privilèges donne le ton, ancre le roman dans son registre si particulier : la chronique d’un couple programmé pour réussir, une vie facile puis brillante, deux beaux enfants, la richesse qui s’accroit, New York, des maisons, des amitiés utiles. Adam brasse un argent invisible, investit, ne regarde jamais en arrière. Un couple parfait dans un monde parfait, qui ne semble être là que pour servir de cadre à leur réussite indécente. « Quand ils sont au contact l’un de l’autre, personne d’autre ne peut les toucher. Leur enfance, leurs familles, tout ce qui les a façonnés est maintenant derrière eux et le restera désormais ».

Pourquoi s’encombrer du passé ou avoir des doutes quand, aux yeux de tous, vous représentez « un couple touché par la grâce », que l’avenir vous appartient, que votre seule ambition est de laisser une trace, de faire de « cette famille » « un nom, un profil » ? Les affaires d’Adam prospèrent, Cynthia élève ses deux enfants, April et Jonas, les Morey sont le centre de gravité du roman comme le pôle d’attraction de la haute société.

Le sujet du roman de Jonathan Dee – son quatrième, le premier traduit en France – pourrait d’abord paraître peu original : très fitzgeraldien par certains aspects, en résonance avec Le Bûcher des vanités de Tom Wolfe ou Les Corrections de Jonathan Franzen. Il pourrait même relever de « la science-fiction », comme s’en amuse Agnew, un des professeurs de Jonas : tout avoir, tout posséder, tout pouvoir (et savoir) conquérir, est-ce même réel, possible ?

Mais si le roman emporte, du premier chapitre — véritable tour de force romanesque — à sa dernière phrase, cinglante dans le double sens du verbe payer, c’est par sa manière : froide et distanciée en apparence, dans une maîtrise absolue du dire et du faire, dans des focalisations successives sur les parents et les enfants Morey, déployant une fresque clinique de leurs privilèges, à travers les décennies. Le mot même de privilèges, appelé par le titre, revient de loin en loin dans le roman qui explore cette « zone de privilège », jusqu’à son ironique mise en abyme comme nom du groupe de rock dans lequel Jonas adolescent joue. Et le récit, si objectif en apparence, se fait cinglant, mimétique de l’insensibilité du couple, de sa métaphysique du paraître. Le romancier, privilège du talent, est le seul maître du jeu.

Sur quels secrets inavouables reposent ces privilèges, quels deuils oubliés, quels petits arrangements avec la justice ? Comment faire de cette vie brillante autre chose qu’une comédie sociale, qu’une pièce du grand théâtre du monde, quand on prend des jets comme d’autres des bus, quand on achète un Picasso comme d’autres un poster ? Comment garder goût à la vie quand tout nous est donné, toujours, sinon par le risque, la mise en danger permanente, la nécessité de « frôler les limites » ? Comment surtout transmettre ces privilèges à ses propres enfants ? Jonas se cherche dans la musique puis l’art brut, Cynthia s’étourdit dans la drogue. Et Jonathan Dee, insolent de maîtrise, mime et mine, déconstruit de l’intérieur ce monde de l’argent, « un système en soi, un langage en soi, un principe directeur en soi ». Les Morey sont une certaine Amérique – « Je le sais d’expérience. C’est ce qu’on appelle l’Amérique » – espace de tous les possibles, bûcher de nos vanités contemporaines. « Quelle ironie, n’est-ce pas ? Ce doit être le mot ».

Jonathan Dee, Les Privilèges, traduit de l’anglais par Élisabeth Peellaert, 10/18, 360 p., 8 € 10

La Fabrique des illusionsQu’il s’agisse de la vie de Cynthia et Adam dans Les Privilèges, couple programmé pour tout réussir, ne jamais se poser de questions et incarner l’american way of life dans son succès le plus insolent, ou de celle de trois personnages, Mal, John et Molly, qui gravitent autour du monde de la publicité dans La Fabrique des illusions, le roman tel que le conçoit Jonathan Dee avance toujours comme une machine bien huilée, structure impeccable, équilibre parfait. Mais ce n’est qu’apparence : de récit en récit, Jonathan Dee décrypte et déconstruit, mine et interroge. Sous la façade parfaite, illusions perdues, doutes et « négativité » percent.

Ainsi dans son troisième roman, St. Famous (1996), un apprenti écrivain accède enfin à la célébrité dont il rêve, mais pour de très mauvaises raisons. Ou dans A Thousand Pardons, Mille Excuses, où une femme – qui vient elle-même de subir une terrible catastrophe familiale – travaille dans une agence spécialisée dans les gestions de crise, dans la restauration d’images publiques mises à mal… « Quelle ironie, n’est-ce pas ? Ce doit être le mot », écrivait-il dans Les Privilèges. Un mot qui pourrait être le fil rouge de son œuvre romanesque qui n’a de cesse de déconstruire les mythes américains, servis en particulier par la publicité – sujet central, déjà, de deux de ses livres, dont Palladio, traduit en France sous le titre La Fabrique des illusions.

La Fabrique des illusions est un roman qui nous replonge dans les années 1990 (il a paru en 2002 aux États-Unis), à travers les destins croisés de trois personnages principaux – John, Molly et Mal. John Weelwright, qui fut étudiant en histoire de l’art à Berkeley, a rejoint New York pour travailler dans la publicité. Il est rapidement repéré par son patron, Mal Osbourne, qui lance avec lui un projet aussi déroutant que génial : renverser toutes les règles sur lesquelles repose la publicité traditionnelle, en faire une forme d’art. Ils créent Palladio – qui ne se veut pas une “agence” mais un “atelier”, sur le modèle de la Renaissance italienne – pour « supprimer dans la publicité la part de cynisme qu’elle comporte ». Osbourne, mi-gourou mi-visionnaire de génie, veut apparier publicité et art, exclure le produit à vendre du message.

Dans le chassé-croisé narratif brillant de La Fabrique des illusions, un personnage central, Molly Howe, qui traverse l’existence comme le roman sans jamais s’attacher à rien ni à personne. Molly est ce qui toujours échappe, ce qu’aucun de ses amants – John puis Mal – ne pourra s’approprier. « Il y a quelque chose dans sa beauté », écrit Dee, « quelque chose d’indéfinissable, quelque chose qu’on ne livre pas et dont on a envie de s’emparer. Ne pas y arriver rend fou. (…) Tu comprends ? Comme une œuvre d’art. » Molly figure la beauté comme le désir, ce par quoi le roman se dérobe et déconstruit la gigantesque machine à rêves et illusions qu’est l’Amérique. De même Mal permet-il d’interroger la création, son pouvoir et ses effets. Il est certes publicitaire mais ne travaille plus à des campagnes de marketing, ciblées. Ses messages visent à mettre le monde en perspective, interroger nos comportements, notre rapport au monde et aux autres, au point que ses “publicités” inspirent l’art contemporain.

Le personnage sert donc à interroger les limites de l’art et de la publicité, à une époque durant laquelle, comme le dit Mal dans son grand discours théorique pour présenter Palladio, la provocation et le postmodernisme poussés dans les derniers recoins du cynisme ont fini par brouiller toutes les frontières comme toute échelle de valeur. En peignant l’univers de la publicité, Jonathan Dee interroge une histoire des mentalités et des représentations : nous ne sommes plus à l’ère de la publicité au premier degré, époque Mad Men, objet aujourd’hui de nostalgie, mais dans celle du cynisme et de l’ironisation, d’une gigantesque Fabrique des illusions, que démonte le roman.

Jonathan Dee, La Fabrique des illusions, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anouk Neuhoff, 10/18, 576 p., 9 € 10

Mille excuses s’ouvre sur un « cul-de-sac », géographique (Meadow Close) et personnel : Helen et Ben Armstead ont la quarantaine, une fille et leur couple bat de l’aile, rongé par le quotidien et l’ennui. Ils ont entamé une thérapie de couple qui accentue leurs différents au lieu de les régler, mais le nom de leur docteur, Becket, même amputé d’un t, était de mauvais augure : « Il faut qu’il se passe quelque chose »…

Ben, brillant avocat, succombe au charme de l’une des stagiaires de son cabinet, Cornelia Hewitt, « si bien roulée que c’en était presque comique ». Mais leur premier rendez-vous dans un hôtel tourne au fiasco et Ben rentre chez lui, déprimé, ivre, et il a un accident. Sa vie bascule : il est arrêté pour conduite en état d’ivresse et, pire, Cornelia l’accuse de harcèlement et tentative de viol. « D’une manière ou d’une autre, il était maintenant perdu en eaux profondes et il en était arrivé là pour une femme dont il ne savait pratiquement rien ». Un cycliste a pris des photos de Ben et les a envoyées à la presse. L’avocat est contraint à la démission, ses associés demandent sa radiation du barreau.

En une dizaine de pages, Jonathan Dee a définitivement engagé la destinée de son personnage dans le cul-de-sac programmé dès les premières lignes. On pourrait craindre vaudeville ou pathos, récit à peine romancé de faits divers récents. Mais l’art de l’écrivain est de relancer son récit par un après. Ben n’est qu’accessoirement le sujet du roman : Helen est son véritable personnage central, son point focal. Femme au foyer, épouse modèle et mère aimante de Sara, Helen voit sa vie basculer avec celle de son mari, traqué par les médias, ruiné par le procès qui s’annonce et les tractations juridiques et financières avec Cornelia. La ligne de défense de Ben — qui n’a pas violé la jeune stagiaire — ne peut être la vérité nue. Ce n’est pas ainsi que fonctionne désormais le jeu médiatique. Comme le lui explique son avocat, « tout ce que vous direz ou ferez dorénavant, même de très intime, sera un numéro d’acteur au bénéfice d’un auditoire ». Il faut paraître innocent, jouer le repentir, que la faute soit avérée ou non. Peu importe d’être, il faut avoir et paraître.

Jonathan Dee sonde les rouages d’une machine judiciaire et médiatique qui broie ceux qui méconnaissent son jeu. Et, en parallèle, il brosse le portrait d’une femme, Helen, contrainte désormais de se reconstruire et de travailler. « Depuis plus d’une décennie, son seul travail consistait à construire pour leur fille unique un foyer heureux, et elle avait raté sa mission de façon assez prononcée. Son échec était si spectaculaire que le champignon atomique au-dessus de son foyer heureux fit la une du journal tous les jours » car « un riche et puissant anéanti par ses pulsions perverses faisait toujours le miel des tabloïds ».

Jpnathan Dee Mille excusesHelen doit « repartir de zéro » : elle passe des entretiens d’embauche et finit par être engagée par l’agence de relations publiques Harvey Aaron. Son travail, par une singulière ironie, consistera à réparer la réputation de célébrités malmenées par les médias. « Nous racontons des histoires », lui explique son patron, et « nous savons comment le public les jugera quand nous aurons fini de les raconter ». Et Helen s’avère particulièrement douée pour modeler l’image de ses clients, retourner l’opinion publique et jouer sur un imaginaire collectif. Le roman suit sa carrière, la manière dont elle reconstruit l’image d’hommes politiques ou d’acteurs, tout en tentant de gérer sa vie personnelle, avec son (ex)mari et sa fille.

Bûcher des vanités, plongée dramatique et sarcastique dans notre ère du storytelling, Mille excuses est de ces romans qui pourraient paraître simples mais prennent en tenaille les contradictions de nos quotidiens : le mensonge, la honte, les petits arrangements avec la vérité, qu’il s’agisse de vie privée ou de vie publique. Notre époque veut du vrai, de l’authentique, jusqu’à l’impudeur, mais est prête à gober n’importe quelle histoire à la trame bien construite. Romancier de ces Fabrique(s) des illusions, de l’ironie comme arme, c’est par la fiction que Jonathan Dee interroge la notion même de fiction et sa fonction dans nos sociétés hypermédiatiques. A travers la trajectoire d’une famille, c’est, comme le dit Cutter « en résumé, toute l’histoire de l’Amérique ». Et, sans doute aucun, la nôtre.

Jonathan Dee, Mille excuses, traduit de l’anglais (USA) par Elisabeth Peellaert, 10/18, 312 p., 7 € 80

Jonathan Dee © Christine Marcandier

Jonathan Dee poursuit sa fresque de l’Amérique contemporaine avec Ceux d’ici, paru en « Feux croisés » (Plon) dans une traduction d’Élisabeth Peellaert, en janvier dernier : prenant pour cadre une petite ville du Massachusetts, Howland, il raconte l’ascension politique d’un homme richissime qui n’est pas sans rappeler celle du locataire actuel de la Maison Blanche. Si le roman a été écrit avant l’élection de Donald Trump, Ceux d’ici montre, s’il en était besoin, combien la fiction est à même d’analyser et, de ce fait, d’anticiper les grands mouvement sociaux et politiques contemporains tout en s’offrant comme un « contre-discours », ainsi que nous l’explique l’écrivain américain qui a accordé un grand entretien à Diacritik en décembre dernier, quelques semaines avant la parution de son roman en France.

Tout lecteur de Jonathan Dee a en mémoire l’exceptionnelle scène de mariage qui ouvre Les Privilèges, le roman par lequel les Français ont découvert son œuvre, en 2011. L’écrivain nous le confirme lors de notre entretien, les ouvertures romanesques l’obsèdent, il cherche, roman après roman, une manière singulière de nous faire entrer dans son récit : Ceux d’ici ne déroge pas à cette règle d’écriture. Le chapitre zéro du roman se situe à New York, le 12 septembre 2001, dans une ville spectrale : « Broadway était figé, comme une capture d’écran » ; « ils disaient que tous les rendez-vous étaient annulés, renvoyés aux calendes grecques, que c’était la fin, mais qu’est-ce qui leur faisait croire ça ? ». Un narrateur anonyme hante la ville, tente en vain de voir son avocat, il erre dans une New York en état de choc, « ville fantôme » sous un ciel désespérément radieux. Les tours se sont écroulées la veille mais le 11 septembre, dans cette scène d’ouverture ground zero, est lui-même un événement spectral que le lecteur reconstitue depuis des détails et incises : Jonathan Dee refuse le grandiloquent comme le pathétique. Quelque chose est advenu, qui va profondément transformer le pays, l’identité américaine, le cours économique comme politique des choses, inutile d’en rajouter. Le 11 septembre est , magistralement, dans sa présence/absence.

Seules demeurent une colère et une rancœur, fil rouge de l’ensemble du roman, à laquelle l’homme laisse libre cours dans ce prologue : « Cette fois, j’ai traversé Central Park, rien que pour changer. Du sud au nord. Pas un chat. Un jour comme celui-là. Tout le monde avait peur, mais en réalité c’était une façon d’essayer de tout ramener à soi, ce qui était absurde. Soit vous étiez vraiment là-bas quand ça s’était produit, soit c’était quelque chose que vous aviez vu à la télévision, point barre. Mais dès qu’un événement grave a lieu, c’est comme si chacun voulait insister sur sa petite souffrance personnelle. Les gens n’avaient aucune idée de ce qui risquait de leur tomber dessus ensuite, c’est vrai — quand une merde pareille arrive, un truc impossible à imaginer, l’imagination part en vrille — mais quand même, ils en rajoutaient une louche, désolé. Faut redescendre. Vous n’y étiez pas, ce n’est pas à vous que c’est arrivé. D’autant plus qu’on sait tous qu’un truc aussi haut s’écroulera tôt ou tard, fatalement ».

Cynique et désabusé, contempteur de la comédie qui se joue dans l’après tragique (« Tout le monde jouait la comédie, mais pas les uns pour les autres, davantage comme si chacun se regardait soi-même »), l’homme déambule dans les rues désertées par un événement paradoxal, acmé de l’image live de la catastrophe et instant invisible, répétition infinie de l’unique, et sa marche dans New York figure ce que sera / ne sera pourtant pas ce roman : l’intelligibilité confortable et factice de l’après, les certitudes construites sur l’impensable ou le non figurable. Le roman tel que le conçoit Jonathan Dee démonte dans et par le récit, il incarne des forces par des personnages contradictoires dans ce qu’ils figurent, il joue d’une polyphonie qui met en avant les faits et l’ambiguïté essentielle de leur signification. Quelque chose s’est produit, dans New York, dans la scène d’exposition du roman, quelque chose a disparu, et ce narrateur anonyme ne réapparaîtra pas. La scène se déplace, de New York à Howland, une petite ville du Massachusetts. Au lecteur de comprendre comment et pourquoi.

Howland : si vous cherchez cette petite ville du berceau de l’Amérique sur une carte, vous ne la trouverez pas, Jonathan Dee l’a inventée, à la manière de la Verrières du Rouge et le Noir. C’est par le faux que s’énonce, bien souvent, le plus vraisemblable. Mark y retourne, il était à New York le 11 septembre et les habitants de Howland s’apprêtent à fêter son retour. Comme le lui dit sa femme, « techniquement, tu es un survivant ». Telle est l’Amérique, post trauma, un jeu de dupes, parfois à son corps défendant, dans un monde, plus largement, dans lequel « on peut devenir un héros sans rien faire, il suffit que votre action revête un sens pour les autres ».

A Howland comme ailleurs, l’économie plonge, les investissements ralentissent, sans doute est-il désormais possible de faire de bonne affaires, en particulier dans l’immobilier : racheter leurs biens, à des propriétaires qui, désormais au chômage, ne peuvent plus rembourser leurs prêts. Mark se lance, avec son frère Gerry et il compte bien profiter de l’installation dans sa petite ville de New-Yorkais paniqués par le contexte politique et la menace terroriste. Howland est en effet de ces villes où cohabitent plus ou moins « ceux d’ici » (The locals) et de riches propriétaires qui ne vivent là que durant leurs vacances, ligne de partage qui figure plus largement celle qui divise le pays.

Le roman suit les affaires de Mark et Gerry, leurs spéculations et leurs espoirs, leur volonté farouche de se comporter en Américains — « il se reconnaissait un peu dans l’image américaine de l’homme d’ambition, qui ne pouvait atteindre le bonheur qu’en rêvant en grand, en progressant toujours, en conquérant. Mais en conquérant quoi ? » — dans un pays que les événements récents ont cependant profondément ébranlé. Certes « on est en Amérique » mais quel sens donner à cette phrase ? Lorsque Philip Hadi, richissime gestionnaire en fonds d’investissement, quitte New York pour Howland et s’installe à côté de la maison de Mark, tout semble reprendre les couleurs de l’espoir : Hadi sera un modèle de réussite pour Mark comme pour les habitants de la petite ville qui, séduits par sa réussite personnelle, son charisme et son mystère, en font leur maire. C’est à travers ce personnage ambigu, sa manière de modeler la ville à son image, que Jonathan Dee capte les mutations et crises de la société américaine, les déployant à travers les points de vue des personnages, les discours qui la mettent en scène, du blog que tient Gerry aux journaux du coin. Quelque chose se transforme profondément alors : la confiance dans les valeurs qui ont cimenté la nation américaine, une forme de paranoïa désormais, les mutations d’une population qui se replie sur elle-même par peur panique de l’altérité et de perte de ses privilèges, le sentiment profond, en Gerry, d’être attaqué en tant que « mâle blanc »…

Le roman de Jonathan Dee est une sidérante chronique de l’Amérique, du 11 septembre 2001 à l’émergence du mouvement Occupy Wall Street. A la manière de Stendhal saisissant la France de 1830 depuis une révolution invisibilisée dans Le Rouge et le noir ou du Flaubert de L’Éducation sentimentale exposant la « passion inactive » de sa génération, l’écrivain américain parvient, sans didactisme ou allégorie forcée à dire une Amérique qui doute d’elle-même, se raccroche désespérément à ses valeurs fondatrices quitte à les subvertir. Ce faisant, le romancier donne à comprendre l’émergence du populisme américain, celui du Tea Party, celui de Donald Trump, montrant comment des discours portés par certaines chaînes de télévision ou des sites internet ont pu émerger et imposer leurs fenêtres anxiogènes sur l’état du monde. Le roman apparaît alors comme le seul contre-discours à même de dire autrement le présent, le raconter mais aussi le mettre à distance. Howland est dans Ceux d’ici le territoire même du « comment » (how), d’une interrogation de la crise par la chronique, dans un roman qui assoit définitivement Jonathan Dee parmi les très grands écrivains de l’Amérique au présent.

Jonathan Dee, Ceux ici (The Locals), trad. de l’américain par Elisabeth Peellaert, Plon, « Feux croisés », janvier 2018, 416 p., 21 € 90 (15 € 99 en version numérique)

Le Festival America de Jonathan Dee :