Carnets d’Avignon : retour sur quatre spectacles du festival 2018

Thyeste © Christophe Raynaud de Lage

Carnets d’Avignon : deux spectacles in (Thyeste, mise en scène de Thomas Jolly et Pur présent, texte et mise en scène d’Olivier Py) et deux off (Une légère blessure et Une saison en enfer).
Des pièces qui se jouent encore ou en tournée dans toute la France à la rentrée.

Thyeste de Sénèque. Mise en scène de Thomas Jolly
(IN, Cour d’honneur du palais des papes), En tournée à partir de septembre

Voilà une tragédie cruelle, la plus sanglante de Sénèque : celle du roi Atrée qui veut se venger de son frère Thyeste car celui-ci l’a trompé, a séduit sa femme et s’est emparé du trône. Atrée décide alors de faire revenir ce frère banni avec ses enfants et de lui servir ces derniers à souper.

© Christophe Raynaud de Lage

L’évidence première est celle d’un cour d’honneur bien utilisée : le décor monumental, composé d’un visage couché, dont la position n’est pas sans évoquer un bronze de Brancusi — mais il s’agit ici d’une tête coupée —, et d’une main mutilée qui sort de la terre et dont les doigts se contractent, impose sa présence ; les lumières permettent à l’ensemble de l’espace d’advenir : le plateau et la rose des vents qui tapisse le centre de la scène, mais aussi, et surtout, les murs de la cour et ses fenêtres. Tout concourt à rendre le spectacle grandiose. Mais c’est aussi l’une de ses limites : que ce grandiose-là efface un peu le texte ou qu’il le supplée par moments, comme si Thomas Jolly n’avait pas suffisamment fait confiance à la grandeur propre des tirades très justement traduites pas Florence Dupont.

Entendons-nous cependant : ce que le metteur en scène parvient à faire de quelques moments de récit, celui du messager par exemple, rend le texte à sa justesse — en l’occurrence, pour le messager, grâce au jeu retenu de Lamya Regragui et à des effets de lumière symboliques et mesurés — et la manière rap et slam du chœur (Emeline Fremont) permet de mettre en évidence la nature populaire de cette voix d’entre-deux. La puissance vocale d’Eric Challier et sa parure futuriste lorsqu’il s’extrait de la terre en ouverture de la pièce donnent le ton d’ensemble : Tantale est affligé par un monde qui a perdu son ordre et son dialogue avec la furie (Annie Mercier) et son cortège funèbre d’enfants masqués, qui font s’élever d’entre les murs de la cour une parole inquiétante et carnavalesque, permet de saisir le spectateur.

Mais alors pourquoi n’éprouve-t-on pas la même émotion face aux longues tirades du cruel Atrée, joué par Thomas Jolly ? Peut-être parce que lorsque, dans le deuxième acte, il ourdit son plan qui dépasse l’entendement, les effets de lumière dignes du concert d’une rock star et la voix qui crie viennent suppléer la folie qui rampe et forcer l’inquiétude du spectateur. Le tragique de l’humanité qui fuit méritait davantage d’intériorité.

© Christophe Raynaud de Lage

La pièce en effet met l’homme aux prises avec les limites de sa condition. Premier des Atrides, Atrée se laisse progressivement envahir par la nécessité d’une vengeance, dont seule la férocité marquera pour lui l’accomplissement. C’est le passage de la furor au nefas que représente cette pièce, et, partant, le point de départ d’une lignée tragique rendue à sa sauvagerie première. Cela peut-être méritait un spectacle total, où sur scène un orchestre, une musique électronique et des chœurs d’enfants mettent en tension chaque réplique, où les références de science-fiction se mêlent aux incarnations macabres, où une nuée de papillons noirs voisine les hirondelles sifflantes du palais des papes. Reste que l’inégale confiance faite au texte et à la nécessaire intimité d’une humanité en proie à la part de mal qui siège en chacune de ses incarnations rendent ambiguë la réception d’un tel drame, enlevé, précis, mais emphatique.

Pur présent, texte et mise en scène d’Olivier Py
(IN, La Scierie), Tournée en 2019

Pur Présent © Christophe Raynaud de Lage

Dans un lieu nouveau du festival in, La Scierie, sur des tréteaux qu’enserrent par trois côtés des gradins de circonstance, devant une toile peinte à la manière de Delacroix représentant des échauffourées urbaines, et sous les néons jamais changeant, trois comédiens interprètent trois courtes pièces d’Olivier Py qui se complètent et dressent un état du présent. Traducteur et metteur en scène d’Eschyle, le directeur du festival d’Avignon adopte là le rythme ternaire des trois pièces représentées par les tragiques grecs durant les concours. La Prison, L’Argent et Le Masque présentent trois confrontations : celle d’un détenu caïd avec un aumônier fils de banquier ; la deuxième entre un autre de ses fils et ce même banquier, financier dépourvu de culpabilité malgré son rôle dans la crise ; le troisième entre un homme masqué qui s’insurge et veut « vivre plus dignement » et les représentants de ses idéaux.

Pur Présent © Christophe Raynaud de Lage

A chaque étape se formule la tension entre d’un côté la finance qui gouverne le monde désormais et tient lieu de transcendance et de l’autre l’aspiration à la dignité. Que l’une et l’autre se heurtent, c’est une évidence qu’Olivier Py ne semble pas dépasser. Son écriture en vers proches de l’alexandrin ne résonne comme un chant poétique qu’à de rares exceptions et la mise en scène volontairement minimale, à la manière brechtienne, permet difficilement qu’on se confronte à l’émotion d’un texte qui brasse pourtant des thèmes essentiels à la marche actuelle du monde. Quelques fulgurances néanmoins, ainsi que le jeu assuré et engagé des trois comédiens et du pianiste, permettent que dans ce spectacle on s’accroche à quelques éléments. Nul doute cependant que sur certains il produise un effet saisissant, mais il faut alors consentir à une forme vive de croyance et de crédulité.

Une légère blessure, Laurent Mauvignier
mise en scène d’Othello Vilgard (OFF, Théâtre des Halles) (Tous les jours sauf le 23, à 19h30, jusqu’au 29 juillet)

Une légère blessure © Giovanni Cittadini Cesi

Le texte de Laurent Mauvignier avait été lu par Johanna Nizard pour France Culture en 2013 à Avignon, dans la cour du musée Calvet. Dans une version remaniée, il est proposé au théâtre du Rond Point en 2016 et paraît chez Minuit. Ce monologue d’une citadine qui s’adresse à une personne qui parle à peine français et qu’on ne voit jamais présente le parcours discursif d’une voix en d’un corps au proie au besoin de se livrer. Repris cette année dans le off d’Avignon, le spectacle est inchangé et la Femme, tout en préparant sa salle à manger en vue d’un dîner avec sa famille, se livre, face au public pris à témoin, sur son rapport au monde et aux hommes, qui ne cessent de fuir.

La mise en scène est précise et soignée, un peu mécanique cependant. L’appréhension du corps et de l’espace laisse peu de place à l’émotion du spectateur, sollicité pourtant dans ses blessures propres et intimement fondatrices. Le texte résonne de manière précise et la marche vers l’aveu est implacable, qui sonne comme le glas de l’innocence. Une légère blessure, si légère qu’elle paraît dérisoire, mais si légère aussi qu’elle flotte encore dans chacun des gestes et des sentiments. C’est ce que permet le jeu de Johanna Nizard : que l’on saisisse ce qui se joue de douloureux dans l’extraversion, la sexualité racontée et les postures de yoga enchaînées alors que le public pénètre dans la salle, tandis que d’un regard la femme défie celle et ceux qui l’écoutent.

Une saison en enfer d’Arthur Rimbaud.
Mise en scène d’Ulysse di Gregorio. (OFF, Théâtre des Halles), (Tous les jours sauf le lundi, à 11h, jusqu’au 29 juillet)

On se souvient peut-être d’avoir entendu résonner la voix traînante et précise de Jean-Quentin Châtelain dans la cour d’honneur du palais des papes à Avignon en juillet 2000. Face à Isabelle Huppert dans le rôle titre, il incarnait un Jason pernicieux et indolent dans la mise en scène de Jacques Lassalle de la Médée d’Euripide. On se souvient peut-être aussi, toujours à Avignon, de sa présence dans la mise en scène par Claude Régy du poème de Pessoa Ode maritime.

Le voilà cette année seul en (petite) scène, immobile au centre d’un cercle infernal de cendres dans le chœur de la chapelle du théâtre des Halles. Quelques haillons qui forment tunique, une chevelure grise coiffée en arrière, le corps massif ondulant légèrement parfois sur ses jambes et ses pieds nus qui ne frémissent pas, il récite, dit et incarne Une saison en enfer.

Une saison en enfer

Sans faillir ni trébucher, voici que la voix rimbaldienne et celle de son « compagnon d’enfer » s’élèvent, entre les lumières changeantes de l’espace clos. Les visions successives et sibyllines du texte s’imposent par le rythme de la diction, le corps tendu et les yeux souvent mis-clos du comédien. Le texte est clair, l’éclat des aphorismes intact et la profondeur de l’expérience préservée : l’on est bercé de manière incontrôlable de tableau en tableau, l’un chassant l’autre sans discontinuer, dans ce parcours terrible et sublime.

Car voilà la réussite de Jean-Quentin Châtelain et de son metteur en scène : donner à entendre le texte en laissant le temps aux visions d’advenir sans éluder l’état hypnotique commandé par le texte, où comédien et public peuvent se retrouver. Là, la « réalité rugueuse » s’étreint simplement, et nul besoin d’être mage ou ange : les mots qui se formulent dans le corps de Jean-Quentin Châtelain suffisent. Qui connaît le texte de Rimbaud trouvera ici matière à une nouvelle rêverie ; qui ne le connaît pas saura entendre avec délicatesse les mots du poète de dix-huit ans.