Je ne suis pas un homme facile : l’éternel masculin guide immuable de la représentation du monde

© Netflix

La sortie sur Netflix, le 13 avril dernier, de Je ne suis pas un homme facile, premier long-métrage en langue française sur la plateforme américaine, est tout sauf anecdotique. Le pitch : à la suite d’un banal choc, Damien (qui coche toutes les cases des qualificatifs du porc à balancer sur les réseaux sociaux, macho, misogyne, phallocrate voire pire) se retrouve propulsé dans un monde dominé par les femmes.

Le choc est doublement rude pour cet archétype de la gent masculine puisque de prédateur en toute impunité (il assume jusqu’à la revendication son statut de trentenaire célibataire sans enfant qui collectionne les aventures sexuelles), Damien passe au statut de subalterne à la carrière freinée par sa seule appartenance au genre masculin et de mauvais coup potentiel parce qu’il ne s’épile ni le torse ni les jambes. Déphasé – parce que prisonnier de son « ancien lui », celui qui vivait dans un monde où il pouvait draguer de manière lourdingue et proposer des projets ouvertement sexistes sans crainte aucune –, Damien refuse d’abord cette nouvelle condition : il est impossible pour lui de vivre dans une société qui ne serait pas dominée par son genre. Puis, rencontrant l’écrivaine Alexandra Lamour – dans l’autre monde, elle était l’assistant d’un auteur –, il va se mettre en tête de la séduire, alors même qu’elle est son exacte reproduction de ce côté-ci du miroir.

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La comédie (mais est-ce vraiment une comédie ?) réalisée par Éléonore Pourriat joue la carte de l’inversion des sexes pour forger une réalité alternative dans laquelle le girl power est un état de fait indiscutable, depuis la préhistoire (parce que les femmes enfantent, elles s’imposent comme le sexe fort). L’intérêt du film réside dans cette superposition et dans la finesse du scénario qui ne proposent pas une dystopie maladroite, caricaturale ou à la vocation affichée de faire rire et, par la bande, de réfléchir.

Je ne suis pas un homme facile n’est pas de ces longs métrages qui prennent un prétexte pour un propos. Il est plus du côté de Jacky au royaume des filles de Riad Sattouf à la belle dimension politique que de la triste longue file de comédies sentimentales et plus ou moins drôles telles L’un dans l’autre de Bruno Chiche ou Dans la peau d’une blonde de Blake Edwards (et on oubliera surtout Si j’étais un homme d’Audrey Dana)… Et on questionnera au passage la frilosité des diffuseurs hexagonaux (Je ne suis pas un homme facile est produit par Netflix) et la propension du cinéma français à produire des navets sidérants (limite sexistes tels Les Dents, pipi et au lit ou Daddy Cool). Si l’on devait à tout prix chercher une inspiration potentielle, il faudrait peut-être revoir La Cité des Femmes de Federico Fellini (en 1980) ou Drôle de genre de Jean-Michel Carré (en 2002 pour Arte) pour retrouver ce ton tantôt acerbe, tantôt d’une douloureuse acuité pour parler ainsi des relations hommes-femmes.

Fonctionnant donc sur l’opposition de deux mondes (voire trois), Je ne suis pas un homme facile, sous le ressort du fantastique, met les pieds dans le plat des inégalités flagrantes de la société moderne : le nombre de femmes aux commandes des grandes entreprises du CAC 40, dans les conseils d’administration, aux postes d’experts sur les plateaux de télévision, les différences de salaire à postes identiques et compétences égales, les violences et agressions dont les femmes sont victimes dans la rue, au travail, à leur domicile, quand elles viennent déposer une plainte pour harcèlement ou pour viol… Là où le film d’Éléonore Pourriat fait mouche, c’est quand la stricte inversion des comportements, des idées qui président au quotidien des hommes et des femmes de cette société parallèle se passe dans les rues de Paris à notre époque et non dans une république dictatoriale fictive ou dans une Italie absurde et fantasmagorique. L’inversion des rôles (plus qu’un simple échange de corps) fait que les femmes occupent donc les postes clés, se comportent comme des mâles dominants, font des remarques sur le physique et/ou la tenue vestimentaire de ces messieurs, sifflent les passants, font leur jogging torse nu et exigent que les hommes soient épilés de frais, de la poitrine (le ticket de métro est toléré) jusqu’aux chevilles (qui doivent être mises en valeur par des vêtements courts). Époux, amis, compagnons, employés, le masculin fait le café et occupe des postes d’assistants, secrétaires, hommes de ménage… Le féminin, lui, porte costume strict, cravate club ou col roulé anthracite et conduit des décapotables dont il change lui-même les roues en cas de crevaison.

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Si Je ne suis pas un homme facile est son premier long métrage, Éléonore Pourriat n’en est pas à son premier combat féminin et on ne pourra dire de son film qu’il est opportuniste à l’heure de #metoo et de la dénonciation planétaire des agresseurs sexuels, Harvey Weinstein en tête. Déjà dans Nos enfants chéris de Benoit Cohen, dont elle a co-écrit le scénario, la réalisatrice distillait son lot de messages bien sentis (et tellement justes) sur la condition de mère, l’emprise du masculin sur le féminin, et le poids de la tradition patriarcale. Preuve encore avec le court-métrage Majorité opprimée, diffusé sur Internet en 2010, mini-brûlot de 11 minutes annonciateur de Je ne suis pas un homme facile : même casting, même thème, même pitch, mêmes scènes parfois.

Mais un seul but, déjà, montrer par l’inversion des genres le mal dont souffre la société moderne : nous vivons dans un monde masculin, qui dicte ses codes du berceau jusqu’au cercueil, qui affiche des corps dénudés de femmes pour vendre de la lessive ou des voitures, qui refuse toute représentation d’un sexe viril pour vendre des sous-vêtements pour hommes mais qui diffuse à l’envi des plans serrés de fesses de femmes dans les reportages sur le début de l’été dans les JT, se donne bonne conscience en interdisant les grid girls et en se mettant du rouge à lèvres pour dénoncer les violences faites aux femmes le jour de la journée internationale du droit des femmes, et légifère pourtant du bout des doigts sur le harcèlement de rue.

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Autre force du film d’Éléonore Pourriat, il est fascinant de constater que la vision de Je ne suis pas un homme facile conduit le spectateur à superposer le ou les propos du film et à regarder celui-ci avec un système de pensée et de référence foncièrement masculin : la représentation des femmes en reines de la société fait que l’on se surprend à trouver des codes lesbiens dans le comportement d’Alexandra, dans le look de camionneur d’une cliente d’un bar ou dans la tenue vestimentaire « à la garçonne » du personnage de l’éditrice ou d’une sex-friend de Damien (interprétée par Blanche Gardin). Les stéréotypes ont la vie dure, c’est sans aucun doute la grande leçon du film. Enfin, et ce n’est pas trahir ou spoiler, le twist final est un grand moment de prise de conscience : le temps d’une scène muette, le choc est violent lors du retour à une réalité que nous connaissons bien, faite de vitrines de sex-shops, de saunas-hammams, de publicités en 4 par 3 avec des femmes-objets réduites au rang de fantasmes publicitaires.

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Dans la société inversée d’Éléonore Pourriat, le terme « masculiste » est on ne peut plus péjoratif ; les militants de « Nichons-nous debout » qui viennent perturber des réunions essentiellement féminines en portant des faux seins — comme les activistes de La Barbe entendent interpeller sur la dictature masculine — sont critiqués et moqués ; les hommes au foyer dépités de ne pas exercer le métier pour lequel ils ont été formés, toujours devancés sur l’avancement par les femmes, ne sont pas entendus ; l’horloge biologique leur est un fardeau… Autant de faits, de situations qui devraient logiquement ne pas avoir cours. Et que Je ne suis pas un homme facile et sa réalisatrice montrent avec courage et intelligence. En 2018 plus que jamais, This is a man’s man’s world.

Je ne suis pas un homme facile d’Eléonore Pourriat (avril 2018, Netflix, 98 mn), avec Vincent Elbaz, Blanche Gardin, Camille Landru-Girardet, Moon Dailly, Pierre Bénézit, Marie-Sophie Ferdane, Céline Menville.