Patrick Varetz : de Rougeville faire « figure de lieu commun »

Rougeville © Google Street View

Rougeville est de ces lieux qui sont plus qu’un lieu, un espace mental et une géographie littéraire. Un homme revient dans la ville de son enfance et son adolescence, le berceau de sa famille, il déploie un espace intime, mais pas en marchant dans les rues : avec Patrick Varetz, l’arpentage du lieu passe par Google Street View.

Rougeville est en ce sens une reconstitution plurielle, doublement virtualisée puisqu’elle passe par des souvenirs souvent recomposés et même fictionnalisés dans les romans précédents de Patrick Varetz (Sous vide, Petite vie, Bas monde, Jusqu’au bonheur) et par la topographie numérisée du lieu. Se promener dans Rougeville, c’est suivre les flèches sur cette carte virtuelle, tenter de se couler dans le plan en damier de la ville par un patient et presque têtu arpentage « radioconcentrique » faisant surgir souvenirs et étonnements, changements et retours, même si parfois tout s’emballe « à la suite d’un clic malencontreux ». C’est voir se déployer, par leur inscription dans les toponymes, toutes les populations qui ont occupé les sols, Polonais, Italiens, Romanichels (appelés « gens du voyage » avec des guillemets dans la voix).

L’inscription du récit dans le temps est elle aussi démultipliée, à la fois intime et collective : Rougeville, c’est l’enfance du narrateur, sa ville natale, la maison de ses parents, les lieux habités par ses grands-parents, ceux où tous ont travaillé, où ils sont enterrés. Mais c’est aussi une ville du Nord de la France, de celles qui connurent un « développement soudain de l’exploitation minière dans les années 1920 » ; une ville industrielle désormais délaissée, tombée en « décrépitude », un terreau de l’extrême-droite (« les crises se succèdent, leurs effets s’additionnent »).

Le livre épouse ce passage d’une révolution à l’autre : l’industrielle, jadis, la numérique, aujourd’hui, via ce cyber-arpentage du lieu. « Tandis que je m’éloignais, observant la maison de mes parents depuis l’autorail — un abri soudain devenu fragile, presque indétectable, entre deux bouquets d’arbres —, j’avais le sentiment immanquablement d’abandonner derrière moi une ville morte. Puisque j’étais occupé à couper le lien organique qui m’unissait à Rougeville, nous serions sous peu appelés — la ville et moi — à nous installer dans une crise sans fin : moi dans une crise d’identité aux multiples rebondissements, pour cause d’impostures successives ; et la ville, de son côté, dans une longue agonie économique (suite à l’arrêt de l’exploitation de ses puits de mine au milieu des années 1970) ».

Le dernier pilier de tout récit, après les repères spatio-temporels, se voit lui aussi déconstruit et déployé : plusieurs voix se juxtaposent dans le texte, celle d’un narrateur (dont on perçoit rapidement qu’il est aussi l’auteur), celle de la ville, deux voix finissant par s’articuler pour être le chœur de cette évocation d’un lieu imaginaire, la ville d’une enfance (une ville quittée, pour s’inventer ailleurs), la ville où serait inhumé le Chevalier de Maison-Rouge, un « modèle en imposture », un homme qui s’est inventé une condition, à l’image du narrateur, en somme un modèle en fiction, (ré)invention de soi et du lieu dans lequel nos existences s’inscrivent.

Pas plus que Verrières chez Stendhal, Rougeville n’existe. Si le texte s’adosse sur le réel, sur la topographie numérisée d’un lieu, il s’écarte de la ville réelle (Marles-les-Mines) pour créer un espace alternatif, d’autant plus vrai qu’il est en parti recomposé : Rougeville, c’est l’articulation du réel et de la fiction, la poésie paradoxale d’un lieu permettant d’écrire sur soi malgré l’engagement de l’auteur de ne jamais y revenir (« la seule chose au fond que je m’interdisais, c’était de situer l’action à Rougeville (tant j’étais convaincu que l’évocation de ma ville natale ferait figure de lieu commun) ». Rougeville, c’est une forme de réappropriation de l’espace urbain comme de l’histoire collective par l’imaginaire. C’est une forme de post-naturalisme puisque Zola impose sa présence, en bibliographie finale, dans le nom donné au collège de la ville et en référent récurrent du texte — l’écrivain « aurait séjourné ici tout un temps, dans l’intention de se documenter sur les puits de mine et les cités ouvrières, alors qu’il concevait l’intrigue de Germinal ». Rougeville est enfin une tentative d’épuisement d’un lieu, arpentage têtu à la Perec, version 2.0. Et comme la mémoire, comme la description visant à épuiser l’espèce d’espace, l’application a ses vides, ratés et manquements — « Dès que la courbe s’amorce, je stoppe brutalement mon élan : c’est là, sur la gauche, qu’il me faudra m’orienter (mais j’ai beau cliquer au centre de l’image, Google Street View — pour quelque raison secrète — me refuse l’accès à cette rue ».

Rougeville © Google Street View

Le tout compose une « Promenade élégiaque », sous-titre du livre, amorce formelle, complétée par l’épigraphe empruntée au Goethe de L’Élégie de Marienbad (1827) interrogeant ce qu’il peut « maintenant espérer de revoir » (Was soll ich nun vom Wiedersehen hoffen). Wiedersehen, donc, re-voir, dans la distance que permet Google Street View, dans cette manière constante d’emprunter, un chemin (« Pourquoi a-t-il fallu que j’emprunte ce matin la rue principale de Rougeville, dans la direction de l’hôtel de ville ? ») ou une identité (« Tout au fond de moi, je m’appelle Rougeville »). L’élégie est cette forme de la disjonction, intérieure, spatiale, entre un « autrefois » et un « aujourd’hui », tissant la matière même du texte, son « présent indécis », celui du souvenir et d’un retour qui n’est pas présence directe au lieu, seule manière de pouvoir en faire, enfin, après tant de refus, colères et détours, l’espace de l’écriture, le lieu de son inspiration et (re)composition.

Rougeville © Google Street View

Le rouge devient lui-même un creuset, une couleur littéraire et mentale. C’est la couleur des maisons (« Partout, c’est la brique rouge — presque noire — qui domine »), une couleur onomastique (« je m’appelle Rougeville »), une couleur politique (le PCF longtemps implanté et « plutôt étrangement, on oublie un peu vite la couleur du sang versé »), c’est une couleur littéraire : celle du personnage historique, le Chevalier de Maison-Rouge, imposteur et « affabulateur », qui a inspiré Dumas et un feuilleton télévisé, tissant un autre feuilleté du texte, cette fois transfictionnel puisqu’objet d’une biographie concentrée qui apparaît, comme celle de José, comme une forme d’autobiographie oblique, indirecte ou hypothétique.

Ainsi s’édifie Rougeville, nom de lieu devenu identité donc récit, comme un palimpseste, un feuilleté de temporalités comme de romans antérieurement publiés, mosaïque de scènes et souvenirs fragmentaires nés du lieu, de villes un temps occupées pour « mener ailleurs une vie qui n’était pas la mienne ».
Ainsi se redécouvre ce qui avait été rangé dans un « pli » de la carte et de la mémoire, parfois à jamais, ce qui avait été évité ou refusé, par cercles concentriques, depuis un ailleurs et un « appel obsédant du vide ». Ainsi remontent à la surface un « inconscient collectif » comme les souvenirs intimes, dans un récit (le « lieu commun ») qui joue avec brio de cette tectonique des plaques. « Le présent — alors que j’écris — demeure indécis : il m’oblige à me glisser entre deux couches simultanées d’une même réalité (deux mondes superposés plutôt que parallèles) ».

Patrick Varetz, Rougeville, éd. La Contre-Allée, coll. « Les Périphéries », mars 2018, 96 p.,, 8 € 50

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