Patrick Chamoiseau : construire des « fraternités imprévisibles et transversales » (Frères migrants)

Patrick Chamoiseau (wiki commons)

Frères migrants de Patrick Chamoiseau paraît en poche, chez Points : l’occasion, pour Diacritik de republier le grand entretien de l’écrivain avec Jean-Philippe Cazier. Chamoiseau y évoque la mondialisation déshumanisante, le « Tout-Monde », la créolité, la littérature et un monde qui pourra se construire « non pas selon les modalités de la communauté, mais sur la base de solidarités multidimensionnelles, évolutives, et de fraternités imprévisibles et transversales ».

Dans votre œuvre en général, vous faites exister un point de vue « créole » sur le monde, sur l’histoire, sur la pensée – point de vue qui ne serait pas réductible aux créoles mais qui engagerait de nouvelles façons de percevoir le monde et de vivre dans le monde. Dans cette démarche qui est la vôtre, quelle place occupent les migrants et en quoi la situation actuelle des migrants rejoindrait-elle votre questionnement sur la créolisation ?

Effectivement, mon point de vue n’est pas seulement créole, il est surtout relationnel. Le monde peut être vu comme se trouvant sous les effets conjugués de la mondialisation économique libérale qui est « déshumanisante », et de la mondialité qui est pour ainsi dire et pour aller vite : « réhumanisante ». L’ensemble de ces forces antagonistes mais solidaires produit ce qu’Édouard Glissant appelle le « Tout-Monde ». Seulement la dynamique réhumanisante de la mondialité ne se fait pas à l’échelle d’une Patrie, d’une Nation, d’un territoire, d’une Histoire majuscule, d’une identité qui se séquestre elle-même. Elle mène son aventure imprédictible sur une grand-scène existentielle chaotique, soumise à d’innombrables flux relationnels qui mettent à mal tous les imaginaires anciens.

Dans le Tout-Monde les corsets symboliques communautaires ont explosé. L’individu se retrouve projeté dans une individuation plus ou moins accentuée en fonction de sa trajectoire singulière. Il doit se construire en tant que « personne » sans disposer d’un prêt-à-porter existentiel fourni par une quelconque communauté ou une quelconque appartenance exclusive. La grand-scène relationnelle – où règnent le complexe, l’incertain, l’imprévisible, même l’impensable – ne produit pas de communautés à l’ancienne, mais fait surgir des solidarités changeantes, évolutives, et des fraternités liées non pas aux marqueurs identitaires anciens – la langue, le territoire, la religion, le couleur de peau etc., ne sont plus que des données de départ – mais à des structures d’imaginaires. Cela bouleverse tout et attise les phénomènes que nous connaissons et qui semblent aujourd’hui triomphants : racisme, xénophobie, islamophobie, homophobie, nationalismes, chroniqueurs haineux, philosophes horribles, etc. Toutes ces pauvretés irréalistes, et en finale déraisonnables, sont des tentatives désespérées de retrouver l’ancien confort du communautaire, ses assises absolutistes, ses prétentions hégémoniques, ses verticalités pérennes.

Le corset communautaire ancien, ses signes et ses symboles, effaçaient pour ainsi dire la complexité du monde. Ils le simplifiaient à l’extrême. Ils anesthésiaient aussi cette multiplicité obscure que chaque individu porte en lui. Ces communautés archaïques posaient des absolus – ma langue, mon dieu, ma peau, ma terre – et leur conféraient une vocation universelle, valable pour tous, exportable partout, d’où les extensions barbares, les conquêtes génocidaires, les colonisations. Elles établissaient aussi un « Territoire » avec des frontières meurtrières, comme le font d’ailleurs les animaux qui marquent les environs de leur tanière et qui tentent de trucider ceux qui tentent d’y entrer. Dans les solidarités transversales et les fraternités fluides du Tout-Monde, les absolus s’effondrent sous la confrontation créatrice avec la diversité des virtualités. Les territoires aux frontières meurtrières se voient forcés de laisser place à des « Lieux » multi-trans-culturels, où les frontières chantent des diversités qu’elles offrent au partage, à la rencontre et à l’échange. Voici où situer un des nouveaux degrés de civilisation ! Du coup, la catastrophe migrante, au-delà des frappes qui la déclenchent, devient pour moi un élan de la mondialité venant se fracasser sur l’imaginaire communautaire ancien et meurtrier que laisse en place, sans émoi, sans éthique, sans aucune bienveillance, la barbarie néolibérale.

Justement, comme dans le cas des personnages de vos romans, les migrants de votre dernier livre ne sont pas seulement caractérisés par leur condition, ils sont le révélateur de rapports de pouvoir et de domination. Dans Frères migrants, vous liez la condition actuelle des migrants au capitalisme, au néolibéralisme dont le seul credo serait le profit. Qu’est-ce qui selon vous caractériserait le libéralisme actuel en tant que pouvoir ? Et en quoi celui-ci inclut-il ce que subissent les migrants aujourd’hui ?

Le néolibéralisme est un processus insidieux d’appauvrissement de l’humain. Il tend à la déshumanisation. Il a réussi à chevaucher le processus d’individuation que la fin des communautés anciennes avait accéléré, et il a su faire en sorte que l’individu qui se retrouve à devoir se construire sa personne – ses principes, son éthique, le sens du vivre en soi et au monde – se retrouve happé par la main invisible du Marché et réduit à n’être qu’un compulsif consommateur. Dans la compulsion consommatrice, le grand désir d’être, de vivre, de devenir, l’idée de solidarité ou de bienveillance, la décence naturelle, tout cela se résume et se perd dans le pouvoir d’achat et dans cette indigence qu’est devenu « l’emploi » !

Le corset symbolique des communautés anciennes nourrissait la totalité de ce qui fait l’humain. Il ne traitait pas seulement de la sécurité, du boire et du manger, mais il y ajoutait le sentiment du divin, le gout du sacré, le sens existentiel qu’apportent la joie, l’amitié, la fête, l’amour, la bienveillance, le don, le partage, etc. Le « travail » était un générique d’activités qui stimulaient une gamme plus ou moins large de créativités, de potentialités et de réalisation de soi. Le corset symbolique néolibéral, efface tout le poétique humain. Il supprime tous les intermédiaires et ne propose comme signe et comme symbole à l’individu isolé que le soleil noir du tout-profit, ses expertises et ses standards. Entre l’individu et l’économie, entre le politique et l’économie, il n’y a plus de médiation symbolique, seulement la toute-puissance du marché, du chiffre, de l’expertise et du Droit. Le dernier gouvernement français est un rassemblement de techniciens et d’experts. Devenir aujourd’hui, pour un individu ordinaire, ne ce n’est pas seulement gagner sa vie, c’est accumuler au-delà de toute décence un profit maximal. Être, c’est gagner beaucoup, quel qu’en soit le prix. C’est cela qui préside aux extensions de l’écosystème numérique dans lequel nous sommes de plus en plus enchâssés, et c’est cela qui va servir de finalité aux avancées fulgurantes des sciences et des nanotechnologies. L’humain va se voir augmenté par toutes sortes de puces cognitives mais avec un imaginaire qui sera celui-là. Il faut donc réfléchir à ceci : de « l’individu-consommateur-carte-de-crédit » au « bio-robot-consommateur » la pente est ouverte, et sans la moindre aspérité à laquelle accrocher de nouvelles résistances ! Dans un tel univers, si contraire au vivant, si agressif pour tout ce qui est vraiment vivant, une dynamique si profondément humaine comme celle de l’élan migratoire, cette force vitale qui se déploie soudain, ne peut être qu’indésirable. Elle est tellement humaine quelle est devenue méconnaissable pour tous. La planète tout entière, son vivant écosystémique, se voit d’ailleurs sacrifiée à la courte vue nihiliste du profit libéral.

Vous qualifiez ce pouvoir libéral de barbare, vous utilisez le terme « barbarie » que vous définissez par le fait que l’humain ne reconnait plus l’humain. On peut penser à la critique faite par Lévi-Strauss de l’emploi du qualificatif « barbare », mais on peut aussi s’étonner de son emploi qui, contrairement à ce que vous dites au sujet du lien entre la situation des migrants et le néolibéralisme, pourrait produire une certaine dépolitisation de cette situation pour la rabattre sur une explication plus psychologique ou culturelle. Quel sens donnez-vous à ce terme de « barbarie » dans votre appréhension de ce qui est subi par les migrants aujourd’hui ?

Pour moi, le barbare n’est pas ce qui est étranger à une culture, une civilisation, une vision du monde, c’est ce qui est étranger à l’effort que nous devons fournir en nous-mêmes pour être mieux humain. L’inhumain fait partie de l’humain, c’est une violence reptilienne qui nous habite et que nous devons juguler en permanence. La barbarie comme je l’entends et comme je crois qu’elle existe, fait partie du « deshumain ».

Le deshumain est une entreprise quasiment systémique qui porte atteinte à ce que l’humain a de plus essentiel. L’exemple le plus achevé fut l’esclavage pratiqué dans les Caraïbes et dans les Amériques. La catastrophe migrante qui est une question hautement humaine, se voit réduite à n’être qu’une donnée stastitico-économique dans le grenouillement politicien. Et comme l’imaginaire politicien est dominé par le dogme néolibéral, le politicien ordinaire, impuissant face aux méfaits du capitalisme, se met à produire du deshumain en laissant mourir en Méditerranée ou contre les murs et barbelés qui s’élèvent dans notre monde. Laisser-mourir est devenu politiquement rentable car cela laisse penser que l’on s’érige en protecteur contre la mise en relation de nos humanités. Seule la mise en contact régulée par le Marché est acceptable. De son côté, le Marché fait la même chose : précarités, misères, effondrements intellectuels, disparition de cette décence commune dont parlait Georges Orwell, dérégulations de toutes les protections contre les avidités financières et mercantiles… Si vous remplacez les bouées des migrants par de petits Codes du travail vous comprendrez mieux ce que je veux dire. La destruction, la dérégulation sociale et le laisser-mourir en pleine mer relèvent du même principe : le tout-profit-économique qui sécrète du deshumain.

Votre livre est imprégné d’une conception de l’histoire qui fait de celle-ci moins une succession qu’une superposition, une sorte de feuilletage où les couches historiques communiquent entre elles. Vous indiquez en quoi ce qui semblait révolu persiste sous de nouvelles formes dans la situation actuelle des migrants. Comment analysez-vous cette situation du point de vue de l’histoire telle que vous l’entendez ?

Dans le Tout-Monde, le fait relationnel n’élimine pas les structurations anciennes. Il y a plein d’animaux et d’hominidés qui rôdent dans les gènes de Sapiens. Le nouveau vient s‘ajouter, voire s’émulsionner autour et avec l’ancestral. Le passé persiste de manière plus ou moins active dans les dynamiques techno-bio-scientifiques les plus avancées. L‘imaginaire ancien trouve toujours des renaissances improbables sous la germination d’un imaginaire-monde inévitable et nécessaire. La lumière et l’ombre se nourrissent mutuellement. La pulsion migratoire est une vieille donnée communautaire. Ce sont les communautés qui essaimaient de la sorte, et qui assuraient ainsi l’équilibre du même que l’on projetait au loin. Mais c’est en même temps une donnée nouvelle, car ceux qui ont migré durant les histoires de nos humanités, et qui migrent encore aujourd’hui, sont portés par des visions, des perceptions, des désirs ou des vouloirs qui ne sont en rapport qu’avec leur intuition toute personnelle du monde. Christophe Colomb n’était qu’un migrant armé. Les migrants-nus dont parle Glissant vont au monde pour le vivre, les migrants armés eux, s’élancent pour le conquérir et imposer leurs absolus.

Les migrants-nus, ou démunis, ou blessés, ne partent à la conquête de rien. Ils sont nourris de ces visions qui dépassent leur seul territoire. Ils vivent de ces images intérieures qui leur viennent de ce qu’ils lisent, qu’ils sentent, qu’ils ignorent ou qu’ils reçoivent du monde. Ceux qui s’élancent dans toute cette masse encore indistincte que l’on laisse mourir un peu partout, ce sont des devenirs très singuliers dans la matière du monde, et chaque devenir est irréductible à quoi que ce soit d’autre, et totalement imprévisible. Ces migrants-nus de la mondialité, ces déchus de l’ancien monde, apportent de nouvelles dynamiques aux vieilles compositions de nos imaginaires. Il faut changer notre regard et les voir de manière à la fois très rationnelle et très poétique comme un vertige de lucioles dans une nuit sans sortie.

Ce que j’aime particulièrement dans votre livre est que vous faites de l’expérience terrible des migrants autre chose que l’expérience de seules victimes. Vous écrivez : « Ce que nous avons à envier chez eux, c’est désormais ce qu’ils lisent dans le monde ». Les migrants ne sont pas seulement considérés comme victimes mais comme porteurs d’une expérience inédite de ce qu’est le monde, de ce que sont certaines possibilités du monde, d’un autre imaginaire du monde. Qu’est-ce qui caractériserait le monde dans la perspective qui serait celle des migrants ?

Ce serait un monde qui se perçoit, se vit, se réalise et s’organise comme monde dans une horizontale plénitude du vivant. Pas avec l’inimitié que stigmatise Achille Mbembé, ou cette non-bienveillance que dénonce Fabienne Brugère, ni surtout avec un humanisme vertical qui exploiterait à sa seule démesure tous les écosystèmes, mais véritablement avec l’éthique d’une horizontale plénitude du vivant. Dans un tel monde, la mobilité de tous vers tous et par tous devient une donnée élémentaire de base qui ne s’oppose à aucune permanence ni à aucune sûreté collective. Ce sera le monde de la Relation ! Un tel monde favorisera la part poétique de l’humain qui elle ne s’oppose jamais au vivant. Un tel monde réinstallera au cœur de la finalité politique le poétique humain, et c’est là que cela devient intéressant : quand on agit par l’humain sur la finalité même du politique on s’oppose de la manière la plus radicale et la plus déterminante au totalitarisme néolibéral qui nous semble aujourd’hui invincible.

Dans votre livre, vous valorisez la migration et en faites l’occasion d’une valorisation de la relation. Vous déroulez ce que celle-ci inclut : refus d’une narration unique, coexistence des singularités et différences, « acceptation des opacités », etc. Cette liste est très enthousiasmante et il me semble qu’elle a des implications autant poétiques que politiques. En quoi la notion de relation telle que vous la développez aurait-elle aujourd’hui une portée politique critique ?

Toute Relation suppose une plénitude de ce qui est mis en relation. L’accès à la plénitude passe par cette possibilité d’être en contact, en rencontre et en échange, avec tout, et de manière horizontale. L’individu qui disposerait d’un imaginaire relationnel et qui s’attacherait à construire sa personne en Relation, chantera son rapport à sa propre multiplicité, à celle de la créativité humaine, mais aussi son rapport aux animaux, à la nature, à la différence, aux trésors infinis engendrés par nos humanités. Il sera ému de tout, se sentira gardien de tout, et ne se réalisera que dans le souci du meilleur et du plus épanouissant pour tous. C’est en soi la plus majestueuse des intentions politiques ! En Relation, on n’a pas besoin de crier « fraternité », « égalité », « respect », « écologie », « identité » ! Rien n’est mis en système, tout s’articule et se déploie dans le fait relationnel lui-même qui n’existe qu’à la condition du plus épanouissant pour toutes les présences et tous les devenirs.

Toujours au sujet de la notion de relation, j’indiquais son importance également d’un point de vue poétique. Il me semble que cette poétique de la relation est de manière centrale présente dans votre œuvre. Quelles seraient les principales caractéristiques de cette poétique de la relation et en quoi est-elle aussi porteuse d’une poétique du monde ?

L’idée de Relation suppose d’abord une relation créatrice à soi. On se construit sur des modalités ouvertes de la manière la plus vitale, donc la plus incertaine, imprévisible, et souvent impensable. Chacun fera comme il peut, selon l’intensité qui lui sera donné de supporter, mais chacun vivra cette aventure-là. Le monde se construira non pas selon les modalités de la communauté, mais sur la base de solidarités multidimensionnelles, évolutives, et de fraternités imprévisibles et transversales. Solidarités-monde, fraternités-monde, sont plus souhaitables que l’idée de « communauté-monde », et le vivre-en-relation est plus inouï que le « vivre-ensemble » qui souvent prend des accents communautaires.

Dans votre réflexion sur la relation et ses implications, quels sont les auteurs, artistes et philosophes que vous convoquez ? Je pense évidemment à Édouard Glissant, et vous en citez également d’autres dans le livre, comme par exemple Gilles Deleuze. Que devez-vous à ces créateurs, qu’est-ce qui vous intéresse particulièrement dans leur travail ?

Grâce à eux je dispose d’une esthétique, c’est pourquoi je me dis avant tout artiste. Cette esthétique est comme un champ de force que j’applique aux questions que je me pose ou aux phénomènes qui s’imposent à mon propre devenir en Relation. Dès lors, ces évènements, ces questions, se retrouvent pour ainsi dire transmutés dans une vision qui est la mienne, une utopie qui est mon seul oxygène, qui n’est pas destiné à s’imposer à quiconque, mais qui a vocation à aller en Relation avec tous ceux qui se posent des questions similaires, qui agissent ou qui confrontent des évènements de même sorte. Glissant me donne la force d’une poétique qui échappe aux pensées de système, qui confronte l’invisible, qui intègre l’irrationnel, qui n’a pas peur de l’utopie. Et Deleuze me porte cette liberté que confère à la démarche philosophique son amitié avec la poésie et avec tous les arts. Je suis un artiste de la Relation.

Dans vos livres, on voit que votre réflexion se nourrit également de gens, de groupes, qui ne sont pas écrivains ou philosophes mais qui sont porteurs d’une pensée, de points de vue qui participent d’une logique de la relation. Comment abordez-vous ces groupes, par exemple les travailleurs martiniquais ? Quels rapports avez-vous avec eux ?

L’imaginaire relationnel se nourrit de tout, de manière pas nécessairement savante, ni directe, parfois juste sensible, souvent juste magnétique. Je n’arrête pas de me découvrir des frères et des sœurs, des sources inattendues. Ceux-là ont des structures d’imaginaire proche des miennes et envisagent le monde avec la même intensité, la même bienveillance, la même décence ou la même candeur que moi. Je n’ai pas besoin de salons, de rencontres, de discussions savantes, de militantisme de terrain, juste de l’amitié installée même de loin, de la fraternité qui se reconnaît en silence, du punch que l’on partage le temps d’une même brûlure et d’une fugace intensité.

Dans Frères migrants, vous soulignez le paradoxe suivant : à l’époque dite de la mondialisation, l’Europe existe aujourd’hui dans l’oubli du monde, dans une absence au monde qui s’accompagne d’une incapacité à accueillir ce qui est défini comme son dehors. Ce qu’est l’Europe aujourd’hui se définit par un appauvrissement de l’expérience du monde, expérience dont au contraire les migrants sont porteurs. L’auto-valorisation de l’Europe est ici inversée en un défaut. En dehors du rapport aux migrants, où voyez-vous aujourd’hui les signes de cet appauvrissement de l’Europe, de son incapacité première ? Par rapport à ce type de relation au monde caractéristique de l’Europe actuelle, que pourrait faire selon vous aujourd’hui la littérature écrite par des écrivains européens pour subvertir cette expérience, lui résister et faire exister autre chose ?

L’imaginaire inavoué de l’Europe est celui de l’Empire. Quand nous devons envisager des formes d’organisations supranationales, voire trans-mondiales, une seule forme nous vient à l’esprit : c’est celle de l’Empire ! Même l’excellent Isaac Asimov s’y est laissé prendre dans sa merveilleuse « Fondation ». Car l’Empire est en soi un isolement. Il crée de grands silences, il épuise le divers, il réduit l’imprévisible des devenirs dans des rigidités et des entropies inévitables. La langue anglaise qui a étendu son empire sur le monde, dégénère en code technico-commercial, et perd les splendeurs de la langue de Shakespeare. L’imaginaire relationnel ne saurait accoucher d’un empire ! Seulement, pour savoir ce qu’il est capable de faire, il faut que nous le fréquentions d’emblée, à fond, dans une majestueuse poétique qui nourrit une pensée politique bienveillante, humble, complexe, ouverte aux devenirs inouïs. Les souverainetés relationnelles sont solidaires et horizontales, l’unité est le point de convergences des diversités préservées, et le tout se sent gardien et responsable de l’épanouissement de la totalité du vivant. Chaque grain de poussière est le monde, et le monde est dans chaque grain de poussière !

Une autre chose qui me plait beaucoup dans Frères migrants est que vous établissez des relations transversales entre les migrants et d’autres groupes discriminés comme les LGBT, les populations racisées, etc. L’établissement de ces relations me paraît important alors que, d’une part, à l’inverse, tout est fait politiquement pour séparer ces groupes, les dresser les uns contre les autres et que, d’autre part, y compris à l’intérieur de discours qui se veulent émancipateurs, « de gauche », on rencontre un oubli ou un déni de ces relations. En quoi l’existence de relations transversales entre ces groupes serait-elle porteuse de possibles politiques intéressants ?

Le poétique précède le politique, le poétique est l’âme de l’action. Il ne donne pas de recette, il offre des virtualités, il stimule les systèmes de représentations, il réveille les désirs, il relativise les impossibles, il déclenche des trouées d’impensable, des oxygènes qui frétillent de toutes sortes de musiques, de couleurs et d’images. C’est une fois que cette effervescence de l’imaginaire est installée que la création se met en marche. Chercher des recettes, du concret ou des programmes avant même d’avoir éprouvé le vif d’une relation poétique aux choses de ce monde, est une sorte de renoncement, comme un désir d’immobilité au germe même de l’élan.

Dans ce livre se dessine une certaine conception du monde, un imaginaire qui appelle une pluralisation du monde, une opacité, une altérité fondamentale de ce qui existe, choses, animaux, humains. Quelles implications cette conception a-t-elle pour l’écriture ?

L’imaginaire de l’écriture relationnelle abandonne le récit. L’imaginaire ancien, celui des vieilles communautés, nous a formatés avec une série de récits. Sapiens n’est que récits, genèses, mythes fondateurs, Histoire nationale majuscule, identité, etc. La Relation n’ouvre la voie qu’aux organismes narratifs complexes qui posent non pas des simplifications du monde mais véritablement des « saisies existentielles ouvertes » proches du feu poétique fondateur. Les genres littéraires cèdent la place aux structures fluides, élargies, toutes les sciences humaines sont mobilisées, la philosophie devient centrale, le poète est installé au cœur même de la vision, le style s’incline sous le langage, le langage est désirant de toutes les langues du monde, le personnage est une énigme, le thème est un vague prétexte, le début est un vertige et la fin est un recommencement sans horizon et sans retour, l’impensable reste une présence, et la création est à chaque fois totale ! Voilà, ce n’est pas clair, mais un artiste ne devient clair qu’au point exact où on l’assassine ou qu’il commence à dépérir…

Patrick Chamoiseau, Frères migrants, éditions Points, mai 2018, 144 p., 6 € — Lire un extrait