(Se) correspondre parfaitement : Henri Thomas, Philippe Jaccottet (Le Pépiement des ombres)

Les éditions Fata Morgana publient Le Pépiement des ombres, correspondance entre Philippe Jaccottet et Henri Thomas. L’échange épistolaire entre les deux écrivains, initié en 1949, s’est poursuivi jusqu’en 1993, date de la mort d’Henri Thomas.

Les échanges rassemblés témoignent d’une forme de marge, à la fois subie et revendiquée. Les deux écrivains disent le poids des traductions, articles, cours ou autres travaux alimentaires sur leur quotidien. Jaccottet ne cesse d’ailleurs de lutter contre le manque de reconnaissance de son aîné, en témoignent les articles qu’il consacre aux publications d’Henri Thomas, en revue et, abondamment, dans des journaux comme La Gazette de Lausanne puis Le Monde.

Dès le premier texte consacré à Thomas, dans Suisse contemporaine (en octobre 1949), Jaccottet souligne que cette œuvre est celle d’un poète « de la confidence », dès lors « comment s’étonner qu’il soit presque inconnu ? Sa poésie a tout ce qu’il faut pour passer inaperçue : la réserve de qui garde son secret ». Dans un article pour la Gazette de Lausanne (décembre 1956), le regret se mue en attaque : voilà « une œuvre qui n’a pas retrouvé « le ton de nos grands classiques » comme il est dit de celle de Françoise Sagan ; une œuvre qui ne comporte pas davantage d’aveuglante nouveauté formelle, comme on en exige des auteurs traditionnels de l’avant-garde ; un écrivain qu’on ne voit jamais à Paris qu’entre deux trains, entre deux fuites… Comment ne seraient-ils pas passés inaperçus de la « grande critique » puisque celle-ci n’est qu’un autre aspect de ce monde figé dans les fissures duquel le solitaire d’aujourd’hui, pour survivre et rayonner encore, doit se faufiler sans bruit ? ». Jaccottet le réécrit en 1969, Thomas poursuit dans son œuvre « ce qui se cache, se dérobe (…), l’inapparent », ce qui explique, et c’est « regrettable », qu’il demeure « presque un inconnu pour trop de lecteurs ». D’article en article, c’est cette œuvre aujourd’hui encore méconnue du grand public qui se déploie, de recueils poétiques en romans (avec la reconnaissance tardive d’un Prix Femina en 1961 pour Le Promontoire).

Attaque en règle d’une certaine forme de critique — les « Critiques-écoutés » qui ne prennent conscience de l’importance d’une œuvre que lorsque les écrivains sont « bien morts » (Jaccottet) —, mise en lumière de celle que pratique Jaccottet, au plus près des intentions de l’œuvre commentée, cette correspondance apparaît donc surtout comme un laboratoire, autour des affinités littéraires des deux écrivains.

C’est le journal d’une vie matérielle comme intellectuelle, le défilé des jours et des œuvres, passionnant et parfois piquant comme lors de la parenthèse américaine d’Henri Thomas, parti enseigner là-bas et mettant son ami en garde : « ne venez pas en Amérique, sinon comme un dernier expédient, — c’est à dire jamais. Après six mois de cette existence, je ne vois que vide agitation, fatigue, cupidité, frousse de « manquer », alors que seul l’essentiel fait défaut, dont ils ont perdu même le soupçon : la nature, disons le mot. L’Amérique n’est qu’une ville hideuse d’où l’on voit peut-être des forêts, — mais ce ne sont jamais que des « réserves » pour touristes. (…) Ils l’expieront, ces hommes bouffis à cigare, ces muets, ces Assis du volant. Ces poupées mécaniques pour lits mortuaires »…

Au delà du plaisir de lecture, indéniable, de cette correspondance et de son importance littéraire, de son témoignage d’une amitié indéfectible (« vous m’êtes singulièrement présent comme une interrogation nécessaire », écrit Henri Thomas à Jaccottet en septembre 1980), il faut souligner la qualité de son édition : dessins, notes explicitant ce qui pourrait demeurer obscur (comme des articles mentionnés dans les échanges), signalement des lettres manquantes, etc.

Le 20 octobre 1976, Henri Thomas remercie Jaccottet pour la correspondance de Rilke qu’il vient de traduire et de lui envoyer. Il lui écrit combien il se retrouve dans ces lettres, soulignant que la portée de ces échanges épistolaires est de nous « correspondre », « si parfaitement ». Des termes qui valent aussi pour le magnifique volume que nous proposent les éditions Fata Morgana.

Philippe Jaccottet, Henri Thomas, Le Pépiement des ombres. Correspondance, édition établie par Philippe Blanc, dessins d’Anne-Marie Jaccottet, Postface d’Hervé Ferrage, éditions Fata Morgana, avril 2018, 248 p., 26 €