Pays natal (16/16)

© Laurent Deglicourt

Claire est tombée. Elle est allée dans la chambre du fond, là où on range les conserves et les confitures.. . Et soudain, tu as entendu : « Laurent ! Je suis tombée ! »

Elle crie presque.

Elle a une voix que tu ne lui connais pas. Tu cours vers la chambre ; elle gît sur le côté, à même le sol froid en lino gris.

« Je suis tombée », répète-t-elle… « Je crois que je me suis cassé quelque chose… ». Tu ne sais pas quoi dire, tu restes là, à côté d’elle, pétrifié ; jamais tu n’as eu l’occasion de la voir dans un tel état de faiblesse, de vulnérabilité…

Elle t’explique qu’elle n’a pas allumé l’interrupteur, qu’elle a marché vers le placard dans la pénombre (car elle a également oublié sa lampe de poche)… Elle s’est pris le pied dans l’angle du lit et a alors chuté lourdement. En heurtant le sol, elle a ressenti une grande douleur dans la jambe et la hanche…

– Tu ne peux pas rester là !

– Je souffre beaucoup, je ne sais pas si je vais parvenir à bouger… dès que je remue la jambe droite, c’est affreux, j’en pleurerais…

– Je vais t’aider, je ne suis pas assez fort pour te porter mais je vais essayer… La jambe gauche, tu as mal aussi ou c’est supportable ?

– Je crois que ça va…

– Je vais aller chercher une chaise, tu pourras t’y agripper, t’asseoir si tu peux t’asseoir, avancer petit à petit… On fera comme les escargots… mais ça avance, mine de rien, les escargots…

(Elle a un léger sourire, vite éteint…).

– Oui, si tu veux, essayons. Tu as raison, je ne peux pas passer la nuit ici de toute façon, je vais prendre froid. Aide-moi à regagner mon lit, s’il te plait…

La maison est ancienne et toute tordue, c’est comme un petit labyrinthe, avec des marches entre chaque pièce. Tu as neuf ans. Tu es seul, à la campagne, avec Claire. Vous n’avez pas le téléphone. Ce sont les vacances de Pâques. Il est vingt et une heure environ.

Vous vous traînez pendant plus d’une heure : Claire avec cette douleur qui lui tord la bouche et injecte de sang ses beaux yeux verts, toi avec ta peur, retenant tes larmes, jouant au « grand ». Claire se déplace comme elle peut, tu l’épaules, tu n’as pas beaucoup de forces, tu t’en veux.

Et puis vous y arrivez enfin à ce foutu lit ! Tu l’aides alors à se déshabiller, tu lui apportes un seau hygiénique pour qu’elle puisse uriner. Tu l’aides ensuite à défaire son chignon et tu peignes ses longs cheveux gris pour éviter qu’ils ne s’emmêlent. Tu essayes d’être le plus doux possible. Parfois, une plainte sort de sa bouche. Elle souffre tellement, le moindre geste est pour elle un combat…

C’est la première fois que tu prends ainsi soin d’elle. Elle s’allonge en grimaçant…

–  « Vas te coucher mon petit, va… Demain, il fera jour, nous aviserons… ».

Tu ne discutes pas. Tu débarrasses la table de ce qui l’encombre encore, tu te débarbouilles un peu, tu éteins la lampe. La pièce devient d’abord très sombre, puis la lumière du lampadaire, à l’extérieur, commence à filtrer à travers les lamelles des volets. Maintenant, tu entends Claire respirer très fort, murée dans sa douleur.

Vous dormez dans la même pièce, c’est tout petit ici. Souvent, la nuit, tu lui demandes de changer de position afin que ses ronflements cessent : elle fait parfois autant de bruit qu’un moteur ; elle se réveille alors, s’excuse mollement, toute embrumée de sommeil, se retourne un peu et recommence à dormir (tu l’as toujours connue ainsi : avec cet étrange pouvoir de s’assoupir instantanément). Bientôt, ses ronflements reprennent de plus belle mais tu sombres à ton tour, avant d’avoir eu l’occasion de l’engueuler de nouveau.

Tu aimes cette proximité. Quand, l’hiver venu, elle vient loger à la maison, à Amiens, tu te réfugies souvent dans sa chambre. En période scolaire, tu souffres régulièrement d’insomnies et, la plupart du temps, tu restes dans ton lit à te morfondre. Tu as bien essayé de déranger tes parents, de leur dire que tu n’arrives pas à trouver le sommeil, qu’être seul dans la nuit pour un enfant est insupportable : les première fois, ton père a essayé de te rassurer mais, très vite, ils n’ont plus supporté d’être dérangés. Alors tu as renoncé. Par peur, surtout, de la réaction de ta mère…

Quand Claire est là, tu n’hésites pas à frapper à sa porte. Elle s’éveille alors, râle pour la forme, regarde son réveil, s’inquiète que tu ne dormes pas encore à cette heure et, invariablement, te dit de la rejoindre. Tu montes dans le grand lit, elle rabat les draps et les couvertures sur vous deux et te souhaite bonne nuit. Cinq minutes après, tu dors comme un loir.

Il y un an de cela, tu as eu les mains couvertes d’eczéma, rouges, ta peau était toute craquante de gerçures. On t’a prescrit des pommades, tu as même dû porter des gants de coton blanc. En vain. Ça devenait handicapant, douloureux. Et puis, les vacances sont arrivées et tu es parti à la campagne avec ta grand-mère. Quinze jours après, ta peau était parfaitement normale. Naïve, Claire a attribué cette guérison inespérée « à l’eau de la cuve » (l’eau de pluie était recueillie dans une citerne et une pompe à bras permettait de la tirer ; c’est avec cette eau « miraculeuse » que tu te lavais les mains, chaque jour).

Tu l’entends bouger dans son lit. Sa jambe blessée l’empêche de dormir… C’est terrible à dire mais tu préfères ça… Tu as peur de son sommeil : si elle lui cède, peut-être ne se réveillera-t-elle jamais. Tu ne veux pas qu’elle te quitte…

Tu veux pouvoir retourner, à la fin de l’été, cueillir des mûres avec elle et t’écorcher les avant-bras dans les ronces ; tu veux l’aider dans sa petite récolte en ramenant vers elle les branches éloignées à l’aide d’un long bâton recourbé que tu as bricolé pour l’occasion. Tu veux te piquer les jambes aux orties et l’entendre te dire : « ce n’est pas grave, je vais écraser des feuilles de menthe et t’appliquer le jus sur les boutons, tu verras, c’est radical… ».

Tu lui dis, dans l’ombre de la chambre, à haute voix : « Nous retournerons ensemble cueillir des mûres ! ». Mais elle ne me répond pas. Elle a dû parvenir à s’endormir.

© Laurent Deglicourt