D’une photographie de SMITH (qui était un rêve)

© SMITH

Je ne sais pas où j’étais lorsque SMITH a fait cette photographie de moi. J’étais sans doute dans l’espace de la ville, l’espace social de la rue, l’espace social, physique et psychique que l’on appelle « la réalité ».

SMITH m’a dit de fermer les yeux.

Il m’a dit de ne rien faire de particulier, de fermer les yeux. D’attendre que la photographie soit faite, en quelque sorte sans moi.

La seule indication était « ne fais rien, ferme les yeux » : façon de ne pas imposer, de ne pas délimiter par avance ce qui pourrait commencer à exister.

Laisser l’existence ouverte, créer les conditions de cette ouverture, laisser les possibles advenir, créer le cadre pour l’advenue de ce qui n’était pas prévu, prévisible, que l’on n’aurait pas imaginé.

Le cadre pour qu’un étranger arrive, un être étranger qui aurait la certitude d’être accueilli là, ici, dans la photographie, en moi et hors de moi – moi qui ici, là, devenait au dehors de moi.

Les yeux clos, c’est le moi social (donc le moi) qui s’efface. Le social qui s’efface, les regards, l’autour, qui obligent à être ce que l’on est, ce en fonction de quoi on pense devoir et pouvoir être ceci ou cela : homme, femme, humain, vieux, jeune, etc.

Les yeux fermés, je ne vois que l’obscurité qui habite l’intérieur du crâne, la nuit sans limite qui pourrait être celle du cosmos, de l’univers mais encore plus noire : la nuit même, sans équivalent nulle part.

N’étant plus que cette nuit, devenant la nuit, le moi se dissémine, disparaît.

Je ne suis pas, il n’y a plus de moi.

Et autre chose peut apparaître.

Je crois que c’est ce qui ainsi a pu apparaître qui est venu se déposer à la surface de cette photographie de SMITH, ce qui est apparu à l’intérieur d’un espace et d’un temps différents, à l’écart, nocturne.

Je crois que ce sont ces apparitions émergées de la nuit qui intéressent SMITH, celles qu’il recherche et fait exister dans ses photographies nocturnes, apparitions qui sont la nuit.

Ici, je me vois les yeux fermés. Je me vois tel que je ne peux jamais me voir – à l’intérieur d’une autre scène donc, en deçà de la « réalité », avant celle-ci ou déjà au-delà.

Ici, les yeux fermés ne symbolisent pas le fait que, par définition, yeux fermés ou ouverts, je ne peux jamais me voir, que je ne contemple jamais que mon image (miroir ou photographie). Les yeux fermés marquent plutôt qu’ici, dans l’espace de cette photographie, je ne peux me voir car je n’existe pas : mort aussi bien, l’espace d’une mort dans laquelle je suis ici, là, dans la photographie qui est l’espace où je ne suis pas, l’espace de ma mort ou d’une autre vie sans moi…

Le corps semble flotter, semble commencer à flotter.

Le corps flotte, déjà en apesanteur.

Le corps est ici mais dans un espace de flottement – celui de la nuit –, détaché de la pesanteur, de l’entour social, de lui-même, de la géométrie, de ses connexions habituelles au monde « réel » et par lesquelles il y a pour lui – moi – un monde réel, un corps, un moi.

Le corps est isolé par le cadre du fond rectangulaire en papier, séparé de l’ensemble de l’espace, des autres personnes qui se livrent à leurs activités. Isolé d’une activité générale, d’un cours du monde signalé par des gestes, des postures, des objets.

Corps ici, au milieu du monde mais déconnecté, yeux clos, bras et mains inactifs, abandonné à on ne sait quelle force ou quel mouvement interne et silencieux.

Corps déconnecté du monde, décadré, manifestant un autre monde où ce corps flotte comme dans un rêve, pris dans un rêve où il devient autre chose que lui-même, ouvert à d’autres possibles de lui-même et qui ne sont plus lui-même.

Corps vivant dans un instant hors du temps et de la succession des dimensions du temps commun : moment ou éternité ouverts pour toujours à ce qui n’est pas encore arrivé, à ce qui ne s’est pas encore figé dans le fait d’être.

C’est le corps d’un rêveur, un rêveur dans son rêve, rêveur dans un rêve qui ne lui appartient pas.

Yeux clos, tête légèrement penchée comme dans le sommeil. A l’écoute de quels murmures du rêve, de quel langage nouveau ?

Langage de la nuit ?

De l’univers ?

Langage du vide immense de cette autre réalité ?

Celle-là qu’il est maintenant devenu ?

Corps incertain et flottant.

Sur un plan immobile, sur un autre plan pris dans un mouvement inconnu.

Ici corps figé, arrêté. Ailleurs corps dans l’espace d’un rêve, dans le mouvement d’un rêve qui est peut-être le cosmos et le corps flottant d’un astronaute perdu dans l’espace.

Peut-être.

Ou autre chose.

SMITH n’a pas « pris » cette photographie. C’est-à-dire : il a construit l’espace flottant, déconnecté, d’une photographie où un autre corps a pu apparaître et qu’il laisse apparaître.

D’autres mouvements, d’autres forces que l’on ne sait pas nommer (photographier : verbe passif, photographier : verbe vivant).

SMITH a photographié cette apparition et le devenir de ce corps étranger venu d’un autre espace.

SMITH n’a rien photographié.

SMITH rêve, je l’ai croisé dans un de ses rêves.

Un rêve qui n’était ni le sien ni le mien.

Un rêve du rêve lui-même, ailleurs, nulle part.

SMITH n’a rien photographié car il a laissé la photographie se faire, rêver.

Et l’étranger advenir.

La vie.

© SMITH