A la recherche du « temps interrompu » : Philippe Lançon (Le Lambeau)

Comment reprendre l’ascendant sur sa propre vie moins parce que l’on a été victime d’un attentat, la tuerie de Charlie, que parce que l’on est devenu un patient ? Telle est la question centrale du Lambeau de Philippe Lançon (Gallimard).

Le singulier du titre est d’abord un leurre : il est cette unité impossible alors que le chaos a fait irruption dans la salle de rédaction de Charlie, le 7 janvier 2015. Le terme est pourtant porteur d’une pluralité par sa polyphonie : morceau de tissu ou de papier, détaché ou arraché ; par analogie bout de peau ou de chair déchiré ; enfin terme employé en chirurgie pour désigner le fragment de peau prélevé en vue de recouvrir une plaie ouverte.
Les trois acceptions du terme, rappelées en quatrième de couverture, sont celles dont Le Lambeau sera le récit, lent et douloureux, sans pathos, d’une précision elle aussi chirurgicale.

Peu à peu le sens se déploie, vers cette acception chirurgicale, synonyme de reconstruction, vers les emplois littéraires du sens (Petrus Borel et Zola en quatrième de couverture, comme extérieurs puisqu’antérieurs, Racine p. 155), vers l’expérience personnelle, intime, du lambeau : « j’ai entendu sortir de la bouche de Chloé (son chirurgien) le mot qui allait désormais, en grande partie, me caractériser : le lambeau. On allait me faire un lambeau » (p. 249). Puis le mot devient titre du chapitre 15, comme la lente réappropriation de soi dans et par l’écriture, avant d’être brandi en titre de l’ensemble du livre, singulier dont le récit a exploré la pluralité. Ce n’est plus le mot du dictionnaire, c’est un terme dont le sens a été éprouvé, dans la chair comme dans la prose de Philippe Lançon.

« Me faire un lambeau », soit prélever un péroné pour le greffer sur « ce qui lui reste de mâchoire, pour combler un déficit d’os ». Le « je » devient un « lui », dans son expérience d’une altérité dans sa chair, paradoxale puisque ce puzzle est celui de son propre corps. Cette altérité/identité est le centre rayonnant du récit, entreprise de réappropriation de soi quand l’intime a été pulvérisé par l’événement — les morts deviennent symboles, les blessés sont sous les yeux de tous, la France défile à Paris, les enterrements sont télévisés, tout est image, spectacle, discours. C’est contre ces paroles creuses et ces mots gelés que s’écrit Le lambeau, quête d’un sens à ce qui n’en a et n’en aura pas.

« Celui que les tueurs avait raté travaillait, comme ceux qu’ils avaient liquidés, dans des journaux. C’était donc dans les journaux qu’il devait réapparaître ». Philippe Lançon recommence donc très vite à écrire dans Libération, « sept jours après l’attentat ». Non les mots qu’il griffonne sur un bloc pour communiquer avec ses médecins ou ses proches puisque sa mâchoire fracassée par les balles l’empêche, physiquement, de parler ; des mots écrits pour reprendre le cours d’une vie et refuser qu’une vie ait été coupée en deux, en un avant et un après. Le pendant est l’objet des premières pages du livre, sidérantes de lucidité dans le chaos, de refus de toute grandiloquence, moments arrêtés sur l’impossible qui pourtant se déploie devant celui qui sera désormais « témoin ». La littérature, ces textes qu’il lit (Proust, Thomas Mann), ceux qu’il emporte en salle d’opération comme des talismans (Kafka), lui sera force vitale, l’energeia vers une réappropriation de tout ce qui faisait son identité : être entier, vivre, respirer dans et par les livres. « Ma mâchoire détruite avait une gueule de métaphore ».

Lançon est désormais  : le , clos, de la chambre d’hôpital, enfermement comme protection, cocon de la reconstruction. Un qui tient de l’absolue évidence, la chambre 106 comme espace impossible, sans passé ni réel horizon intérieur ou extérieur, dans « un état entre veille et sommeil, entre deux mondes ». Cloué sur son lit de douleur, Philippe Lançon n’est ni vivant ni mort, « blessé de guerre dans un pays en paix », survivant (« je ne sais pas lequel des deux écrit », le vivant ou le mort), dans une présence/absence. « Le temps de l’événement brutal est obscur et infini. Il n’a pas de limite ».

Obscur, l’adjectif revient de loin en loin dans le livre — « je pleure sur ma vie perdue, je pleure sur ma vie future, je pleure sur ma vie obscure, mais vous ne me verrez pas pleurer ». Obscur, comme la selva oscura de Dante que commente Barthes dans La Préparation du roman, « pérégrination dans un continent nouveau », « initiation », ce moment d’une « prise de conscience totale ». Ainsi chemine le livre depuis le jour de l’attentat comme moment obscur, origine absolue, seuil indépassable (début et fin), ouvrant à une (re)construction discursive par strates et lambeaux, fausses digressions en quête d’un sens impossible. L’obscur est l’espace même de l’écriture, celui du travail sur soi, comme l’écrit Agamben dans Le feu et le récit (Rivages, 2015, trad. de Martin Rueff) à propos de « la nigredo, la nuit obscure qui est enveloppée dans chaque recherche de soi ».

Le Lambeau explore ce statut impossible de survivant, celui qui est comme au-dessus de l’autre, le 7 janvier : « la voix de celui que j’étais encore m’a dit : « Tiens, nous sommes touchés à la main. Pourtant nous ne sentons rien ». Nous étions deux, lui et moi, lui sous moi plus exactement, moi lévitant par-dessus, lui s’adressant à moi par en dessous en disant nous ». Se reconstruire, c’est faire l’expérience inimaginable de la gamme des pronoms personnels (je, lui, nous), pas comme un exercice mais comme les étapes terribles d’un retour à soi, ce soi à jamais transformé par l’événement, disparu. L’écriture sera cette survivance en ce qu’elle est « le produit d’un autre moi, un produit précisément destiné à me faire sortir de l’état où je me trouvais, quand bien même il consistait à raconter cet état ». « Je faisais l’expérience de l’expérience interrompue » (p. 317) : Le Lambeau sera cette Recherche, entée sur l’entreprise proustienne : « je ne vivais ni le temps perdu, ni le temps retrouvé ; je vivais le temps interrompu. (…) Le temps perdu luttait contre le temps interrompu » (p. 381).

L’attentat n’est pas dans ce texte l’événement collectif qui a traversé nos vies, il est un événement intime et littéraire, une « scène de théâtre » et même un « dramolet » : « la mort était une conclusion qui ne devait pas nous empêcher de rire du comique de situation qui l’avait précédée ». La vie d’après, c’est aussi « une part de vaudeville platonique, tant le comique n’est jamais aussi efficace que lorsqu’il se nourrit du tragique ». Le récit, brut, de Philippe Lançon ne verse donc jamais dans le pathétique. Devenu personnage d’un roman national, à son corps défendant, protagoniste de sa propre histoire, le journaliste et romancier ne masque rien : il se montre tel qu’il est, petit bourgeois conscient de son ridicule quand son obsession est celle, matérielle, de sa carte de sécu, de son vélo toujours dans la rue non loin de la rédaction de Charlie ou de son téléphone portable. Les objets disent une perte et une douleur, ils masquent autant qu’ils expriment ce qui ne peut encore se figurer.

Lançon raconte ce statut impossible de patient, la manière dont le 13 novembre et la violence terroriste toujours recommencée l’a transformé en « ancien combattant ». Il dit la reconquête de l’amour et du désir, ne tait pas le plus insupportable en lui, mais toujours avec ce ton revendiqué du « stoïcisme bouffon », sans doute sa plus grande conquête sur l’impensable. « La seule manière d’affronter la souffrance et la disparition était de faire comme si rien, jamais, n’avait pu scandaliser » : « En quoi l’esprit de Charlie, ce journal que les délicats et les tartinés de vertu d’où qu’ils viennent n’avaient jamais cessé de détester ou de mépriser, était adapté à la situation : il nous permettait de rire de tout, et d’abord de nous-mêmes en faisant feu de tout bois. Nous n’avions pas mérité notre sort, mais ce n’était pas une raison pour nous étouffer de scrupules ou pour nous prendre au sérieux. Ceux qui ne nous aimaient pas seraient toujours assez nombreux pour le faire à notre place (…) ».

Le Lambeau est un texte sur le temps. Le lambeau, dans son sens chirurgical est aussi ce terme qui peut définir le tissage du texte, cette greffe de l’écriture sur le vécu, dans la lignée d’un Michel Foucault (« dont le père était chirurgien »), cité page 464 :
« J’ai substitué à l’ineffable de la cicatrice l’effaçable, le raturable de l’écriture ».
Telle est l’expérience intime et singulière du temps dans ce livre, quand bien même nous (qui sommes demeurés extérieurs à la salle de rédaction, sommes restés dans « le monde où l’attentat avait eu lieu sans avoir lieu ») le croyons collectif. Le temps est le lieu plein d’un livre qui entreprend son récit, le « temps suspendu », « ni le passé, ni le présent, ni le temps retrouvé, ni le temps interrompu », ce temps sans nom, dans l’expérience pure, absolue et obscure, à la fois chronologique et circulaire, l’expérience paradoxale de l’absurde et d’une libération.

 

L’événement a changé la texture du temps, le présent est devenu un agglomérat de souvenirs et d’instants comme autant de conquêtes, l’avenir demeure longtemps incertain et inaccessible (il « s’arrêtait aux prochains soins et à l’horizon de sensations de plus en plus féroces et inédites »). « Je n’existais plus que dans un corps qui n’était pas tout à fait le mien, dans une vie qui n’était plus tout à fait la mienne, et dont la conscience accueillait sans morale, sans résistance, tout ce qui se présentait ».
est le drame à l’origine de ce livre, être sans défense face à tout ce qui se présente, sa force devenue puissance littéraire, depuis tout ce qu’il refuse d’être — une chronique attendue de l’attentat, un journal, un essai, un roman à l’américaine, une recherche à la Proust ou le flot incessant de commentaires d’une société du spectacle. Le Lambeau reconstruit depuis le négatif : « je vivais dans un monde suspendu aux soins et aux fantômes de l’attentat, et dans ce monde, tout était fiction, donc tout devenait possible ».
, toujours, l’espace disjonctif du livre, celui d’une identité fracassée mais aussi celui d’une « fiction qui n’en était pas une », ou comme l’écrit Philippe Lançon devenu un « livre ouvert », en une phrase de la page 129 dont on n’a pas fini d’explorer la puissance :
« J’entrais avec eux et par eux dans cette fiction particulière qu’est le brutal excès de réalité ».

Philippe Lançon, Le Lambeau, Gallimard, avril 2018, 511 p., 21 € — Lire un extrait