Yves et Ada Rémy : Les Soldats de la mer, cinquante ans après

Paru en 1968, Les Soldats de la mer a été régulièrement réédité. Il y a cinq ans, c’était au tour des éditions Dystopia de faire redécouvrir ce classique qui fête en 2018 ses cinquante ans. De fait, la fascination qu’exerce le livre d’Yves et Ada Rémy ne s’éteint pas et touche de nouveaux lecteurs.

Le livre lui-même se présente comme une énigme : roman ou recueil de nouvelles ? Sous-titré « Chroniques illégitimes sous la Fédération », il regroupe des récits du même univers, dans l’ordre chronologique. Mieux : des extraits de la Nouvelle Histoire de la Fédération, insérés entre chaque nouvelle, permettent de suivre le fil historique de ce monde, de contextualiser les récits et de relier les nouvelles entre elles. Cela n’empêche pas ce monde et son histoire d’intriguer continuellement tout le long de la lecture. Les patronymes semblent familiers, mais les noms des villes les plus importantes sont clairement fictifs : Ozmüde, Lauterbronn, ou Laërne, qui évoque le Lerne d’Argolide où sévissait l’hydre mythologique. Cette fédération de cités imaginaires baigne dans la culture européenne, et ses militaires en rappellent autant d’autres : Lucien Leuwen, les soldats de Maupassant et de Schnitzler ou le joli-cœur des Grandes Manœuvres. Au jeu des références littéraires, on peut multiplier les rapprochements. Dans sa préface, leur consœur Anne-Sylvie Salzman (Dernières Nouvelles d’Œsthrénie chez Dystopia, préfacé par Yves et Ada Rémy) avance les noms les plus pertinents, comme Cendrars, Mac Orlan ou Conrad, sans épuiser les comparaisons. La prose souvent lyrique, à l’occasion férue d’énumérations et d’anaphores, achève de dépayser et de recréer le réel par la poésie.

En effet, dès la première nouvelle, « Suicide par imprudence », le réalisme militaire se craquelle. Un sergent téméraire et brillant disparaît dans une explosion qu’il a provoquée. Un jeune soldat amnésique, qui lui ressemble étrangement, surgit de nulle part et accomplit les mêmes exploits, mais toujours après l’autre, toujours en retard et en second. Cette histoire de doubles remet en mémoire que la guerre est propice aux disparitions et aux réapparitions, à l’incertitude sur l’identité des morts et des survivants, au brouillage entre la vie et la mort. « La Seconde Carrière du général des Fosses » vient le rappeler : ce général était pourtant mort, et sa deuxième carrière est posthume.  Que dire de « Celui qui se faisait appeler Schaeffer », venu administrer un poste éloigné, intraitable et infatigable, avant que ses soldats n’apprennent qu’il était mort depuis plusieurs mois ? On pense à Maupassant, mais un Maupassant qui aurait mêlé le récit militaire à la nouvelle fantastique, comme on peut penser à Erckmann-Chatrian, auteurs dans les deux genres. « Mon lieutenant, ne prendrez-vous jamais vos quartiers d’hiver ? » s’interroge à bon droit le titre d’une autre nouvelle. Quand les officiers ne reviennent pas sous forme de fantômes, ils le font comme des doubles, répétant les retrouvailles et les pertes dans « La Maison aux engoulevents ». La mort semble ne jamais mettre un terme aux vengeances ou aux strictes habitudes militaires. « Quand il n’y a pas de vengeurs parmi les vivants, il faut bien que les morts se relèvent », rétorque la prêtresse des « Rogandins d’Argos ». C’est un monde impitoyable qui se déploie, formé de champs de bataille et de campements nocturnes, et dont la force est capable de réveiller d’entre les morts les stratèges et les mercenaires. « L’incendie est-il moins beau parce qu’il laisse des cendres et des ruines ? », demande le général des Fosses dans une ode à la beauté de la guerre.

 

La guerre est bien sûr le théâtre d’horreurs sans nombre, mais le surnaturel exacerbe et augmente les peurs et les dangers. « Mort pitoyable d’un oupire » conjugue brillamment les méthodes et les effets de l’enquête policière à l’histoire classique de vampires. Mystère entourant les victimes, multiplicité des suspects, tous capables de sévir avant de se fondre parmi les hommes. Tout conspire à entretenir le malaise et le suspense jusqu’à la fin. Si « Le Joueur de dames » rappelle la mort et son échiquier dans Le Septième Sceau de Bergmann, « Les Dogues de Tchangoon » ramène aux histoires de malédiction les plus terrifiantes – non sans évoquer Lovecraft ou ses émules, comme F. B. Long et ses « Les Chiens de Tindalos ». « Chut ! Mon lieutenant », nouvelle qui contribue à justifier le titre du recueil, relève des récits d’exploration maritime, avec tous les dangers qu’ils impliquent : des périls nouveaux et proprement inouïs. D’autres récits renouent plus volontiers avec la merveille et l’enchantement, même si c’est toujours dans un contexte guerrier, comme « Les Soldats de plomb de Niccolo Pasani », « Les Artilleurs de Cat-Valley » ou « « Dévouement posthume de Charles Tör ». Mais ce ne sont que des exceptions dans un ensemble plus sombre et effrayant.

Décor privilégié au surgissement du fantastique, le monde de la Fédération ne se réduit cependant pas à un cadre superficiel et convenu. Il a son histoire, sa géographie, il est aussi éclairé la nuit par deux lunes, dont la présence rappelle régulièrement que nous sommes ailleurs. Il ne s’agit donc pas d’une simple uchronie, où la politique de notre monde aurait évolué différemment : il se pourrait que tout se passe sur une autre planète, semblable en cela au monde imaginé par Charles Duits dans Ptah Hotep et Nefer. Plus troublant encore : certaines nouvelles laissent entrevoir des liens avec notre monde, des factions se perdent et le seul à revenir parle d’un autre monde à une seule lune, d’une mystérieuse « Alsace » et d’un roi inconnu (« Enfants perdus, perdus »). Un jeune officier découvre un lac sans fond, qui aboutit à la surface d’un autre lac, dans « Verso d’ailleurs ». Le motif du miroir au reflet différent, non conforme, s’ajoute à la métalepse qui bâtit des ponts entre le monde de la fiction et le monde supposément réel. Pour ceux qui souhaitent revenir dans ce monde aux deux lunes, Le Mont 84, road movie sanglant paru en 2015, semble se dérouler dans l’équivalent du Nouveau-Monde pour le vieux continent des Soldats de la mer : un continent qui ressemble à l’Amérique, mais colonisé par l’Argolie et où les villes se nomment Nouvelle-Ozmüde, Nopal ou Naoville… Étrange prolongement, et si tardif, d’un livre déjà hautement intrigant.

Sous les pavés, la plage. Sous l’ordre militaire sourdent les eaux de la révolte. De l’autre côté du réel se cache le rêve. Derrière les soldats, la mer. Fêtant leurs cinquante ans comme mai 68, Les Soldats de la mer ne peuvent échapper à la corrélation et à la mise en relation avec le mouvement de jeunesse et de liberté qui lui est contemporain. L’érotisme est presque omniprésent dans le recueil, de la séduction des officiers fringants à l’ensorcellement des femmes fatales. Mais comme souvent dans le fantastique, il est trouble et pervers, de l’attraction de l’oupire aux femmes magnétisantes qui réapparaissent comme une seule et même éternelle « Olga Mensonge ». La narration des « Soldats de plomb de Niccolo Pasani » n’est en fait qu’un long discours galant, destiné à subjuguer sa destinataire. Et c’est bien sous les auspices de l’érotisme, et par l’entremise d’une des représentations les plus antiques de l’envoûtement féminin, que l’ultime nouvelle, « Fondation », vient expliquer ce monde tout entier et son fonctionnement étrange. Le rêve et le désir ne cessent de saper les fondements d’un monde voué aux manœuvres politiques et militaires.

Alors que le mode de narration élégant rappelait à Anne-Sylvie Salzman les fictions intellectuelles de Borges, on pense aussi au Julien Gracq du Rivage des Syrtes et du Balcon en forêt. Le nom de Gérard Klein vient aussi à l’esprit, pour la proximité des thèmes chez l’auteur des Seigneurs de la guerre et des Histoires comme si…, qui sera l’éditeur des Rémy pour leur Maison du cygne en 1978. Mais en dernier ressort, c’est à Jean Ray que semble revenir la dernière révérence, quand la pierre angulaire de tout le recueil, la nouvelle finale « Fondation », résonne puissamment avec le propos et les révélations de Malpertuis. Une référence qu’on ne peut qu’admirer, et que Les Soldats de la mer méritent glorieusement.

Yves et Ada Rémy, Les Soldats de la mer (1968), éditions Dystopia, 2013, 343 p., 20 €