Berlin est la dernière ville du désert

Taiwan, Berlin, © Jean-Philippe Cazier

Cette phrase et aucun mot

Aucun mot dans cette unique phrase

Une seule phrase et aucun mot il y aurait

Pleine de corps qui n’ont pu être enterrés

Et les bombardements depuis des mois dans la phrase

Il y aurait 340 000 morts dans la phrase

Du silence dans la phrase on entendrait le silence la

Phrase en silence on pourrait entendre le bruit des morts

Il y aurait des gens comme dans une rue

De nombreuses femmes et des enfants

Elles raconteraient comment elles vivent sous terre dans des abris

Et que la nourriture manque –

Charnier de mots sans fin ni commencement d’un

Evénement phrasé à perte de vue

Phrase-fragment jamais prononcée – bruissement

D’un silence les mots, l’oubli et le secret

Un mélange confus de silence dans le monde

Des corps d’hommes qui n’existent plus

Il n’y aurait que les cendres

Jamais écrites

Aujourd’hui cendres et destructions – tout est sombre

– Les cendres sont ce qu’il y a à comprendre

Signes réduits en cendres

Ce qui reste de visages brûlés

C’est-à-dire leur langue et leurs livres –

Tes yeux blafards me regardent près de la porte d’un immeuble tu ne veux pas lâcher ma main

Un de mes amis est mort mais je ne le vois pas

Une blessure au visage saigne

Il y a un avion dans le ciel c’est la nuit

Je note ces mots le mardi 20 février il y a 128 morts

Une femme et ses enfants pleurent

Leurs jambes pendent dans le vide

Certains sont morts sans doute

Il est 03h00 de la nuit

Ne parle pas dans langue

Ne sachant plus parler,

La nuit

Quelqu’un suffoque quand il parle

Tout est sombre, lieu obscur où ça s’écrit

(Aujourd’hui tu articules des mots imitant la voix humaine

Des bruits en un langage qui serait un livre

Jamais écrit, jamais prononcé, et tu brûles le livre

Comme s’il existait, comme si tu existais)

Mémoire de ce qui est arrivé

Le passé s’inscrit chaque minute

Un récit qu’ils ne peuvent pas dire

Un récit qu’ils ne diront pas

Comme les chiens qui se taisent

Leur langue est silence

Maintenant la chambre noire

C’est la nuit

Jaillissent de la terre morte pluies

De printemps racines l’hiver

La neige couvre la terre lorsque

Nous étions enfants j’avais peur les nuits

Des racines s’agrippaient à mon visage

Dans le sable la poussière et je ne pouvais dire

Et je n’étais vivant ni mort

Le vent est verbe la terre noire

Des nuits où je ne parle pas

Parmi les herbes corps sur la terre

Soleil la nuit arrive lentement

Silence sable route

Bouche silence pluie herbe sèche

Le brouillard et l’obscurité

Ciel vide et lune noire silence

Ai-je réellement existé ?

La nuit et le ciel un désert

Chuchote la nuit est interminable

Les rues une question

Brouillard une lampe éteinte

Sans réponse mais pleine de fleurs et de vent –

Pour moi la Méditerranée est un récit à la première personne

Ses portes sont peintes en noir en signe de deuil

Lorsque ma mère est morte

Je ne savais si

Elle était vivante ou morte

C’est ce que le livre raconterait

Images filmées avec un téléphone portable, c’est

Dans mes rêves, ce récit un rêve

Un peuple de fantômes

Ceux dont il ne reste ni survivants ni témoignages disparaissent de l’histoire

Je : marcher dans la rue, la parole pour raconter son histoire

Le vrai nom des choses qui en arabe signifie ceux qui brûlent

Un livre qui répéterait toujours la même phrase ?

Je : bouche immigrée

Je : voix dit Berlin est la dernière ville du désert

Récit sans rien dire

Sans paroles précises dites la nuit

Un exil sans retour possible

Nous sortions la nuit pour trouver de la nourriture dans les poubelles

Notre place réduite à l’inexistence

Aujourd’hui c’est le 12 mars 2018

A Afrin l’aviation turque bombarde la ville

Les avions envoyés par Erdogan pour nous tuer

Les chats et les rats ont mangé la chair des enfants

(Extrait d’un texte en cours)

Gabi, Berlin © Jean-Philippe Cazier