Philip Roth (1933-2018): « The struggle with writing is over »

Philip Roth Quarto (détail couverture)

« Quand on admire un écrivain, on est curieux de le connaître. On cherche son secret — les clés de son puzzle » (Philip Roth, L’Écrivain fantôme).

 

En 2013, Philip Roth avait annoncé renoncer à écrire. Pour tous ses lecteurs, cette annonce avait fait l’effet d’un coup de tonnerre. Parmi ces fidèles, Josyane Savigneau qui l’a suivi de livre en livre et n’a cessé, durant plus de 30 ans, de le lire mais aussi de le rencontrer et l’interviewer pour le journal Le Monde. Pour contrer « ce sentiment pénible qu’il devenait posthume de son vivant » et faire encore et toujours résonner sa voix, elle a publié, en 2014, un Avec Philip Roth, l’histoire d’un « compagnonnage », à la fois guide vagabond d’une œuvre et forme d’autoportrait littéraire oblique.

Avec Philip Roth n’est pas de ces essais savants et secs, chronologiques et abstraits. Tout part d’une date centrale, 1992, première rencontre avec l’auteur et début d’une lecture en étoile de l’ensemble de l’œuvre : découvrir les textes antérieurs à celui par lequel on entre dans un univers, suivre l’écrivain de parutions en parutions, tout lire et relire, même son Grand roman américain quand on n’a aucune appétence pour le base-ball, et vivre de véritables « chocs » avec certains livres — pour Josyane Savigneau La Contrevie, L’Écrivain fantôme, Opération Shylock, Le Théâtre de Sabbath ou La Leçon d’anatomie, « le Roth que je préfère, insolent, d’une ironie sauvage devant laquelle rien ne résiste, et d’une liberté provocatrice, qui « plie » joyeusement la réalité à la fiction, l’expérience à la création ».

« On ne doit rien oublier » (Patrimoine)

Josyane Savigneau nous fait voyager dans l’œuvre de Roth, des textes les plus largement connus aux plus oubliés, au gré d’associations d’idées, à travers analyses, souvenirs et anecdotes. Elle revient sur tout ce qui fait la force de ses livres : son rapport à l’Amérique, à Newark, à la judéité ; ses doubles littéraires, le lien puissant et complexe de la fiction et du réel chez un « virtuose du dédoublement, du faux vrai et du vrai faux, du jeu de rôle ». C’est un travail sur l’aporie ou l’impossible qui fait relief chez Roth (comme dans l’approche de Josyane Savigneau) : aller vers ce qui résiste, ce qui ne devrait pas, aux yeux de certains, être couché sur papier, s’imposer l’impensable, se mettre face à la crise. Comme le dit Roth dans un entretien pour la Paris Review de 1984, « on cherche ce qui va vous résister. On cherche la difficulté », on s’adresse non à un lecteur mais à un adversaire (à séduire), « en se disant, « comme il va détester cela » ».

Josyane Savigneau raconte aussi une vie à écrire, retrait et « austérité monacale », quand chaque expérience devient livre, qu’elle ne compte que pour être convertie en fiction… Ce qui expliquerait en partie ce choix de Roth de ne plus écrire « pour rompre avec cette vie d’esclave », si heureux aujourd’hui de son temps retrouvé. À travers une figure majeure de la littérature contemporaine, c’est aussi un état des lieux du monde des livres qui s’esquisse : Roth a le sentiment que les grands lecteurs sont de moins en moins nombreux, que la littérature survit aujourd’hui, que l’on nie « sa singulière aptitude à parler le monde ». « Que nous soyons les derniers romanciers me paraît évident. Au moins dans ce pays. C’est la fin d’un style de vie civilisé, attaché à la parole, au discours élaboré. Le bonheur du verbe, ses délices… ». Le retrait littéraire de Roth a-t-il sonné le glas d’un monde ?

« J’étais chez moi avec Roth »

Mais aimer une œuvre, quand on est journaliste littéraire, c’est aussi rencontrer son auteur, aller l’interviewer, se couler dans ce moule si particulier de l’entretien, avec ses règles, sa durée limitée, la nécessité de rendre justice à la pensée d’un auteur… mais aussi tout ce qui déborde : les longues discussions parfois avec l’écrivain, l’interview qui se mue en conversation, parfois échanges de mails et cafés sans raison, les débuts d’amitiés si particulières. C’est aussi ce que raconte Josyane Savigneau dans son Avec Philip Roth singulier : la magie paradoxale de son entrée en Roth, un attrait mais aussi une forme de répulsion (sa réputation de misogynie, sa détestation des journalistes), la lecture défaisant a priori et « on dit ». Elle narre sa première interview, l’arrivée à New York, le rendez-vous sans cesse retardé, son malaise face à l’attitude odieuse de Roth — ses « Too academic, another question ! » — alors que cette rencontre de 1992 lui semble aujourd’hui « une sorte de matrice des entretiens que nous avons eus par la suite » et qu’elle est le début d’une véritable complicité, voire d’une amitié. Un premier rendez-vous fondamental, raconté déjà dans Point de côté (Stock, 2008, et Folio), de ces moments paradoxaux que l’on vit d’abord, comme un cauchemar et se révèlent un « tournant ».

 « Pourquoi aller voir un écrivain qu’on admire ? » Que partage-t-on avec les lecteurs de son journal quand le rapport à une œuvre est si intime qu’il en devient presque subjectif ? Comment l’approche critique peut-elle évoluer, que dit-elle de l’écrivain, mais aussi de soi ? Avec Philip Roth est un puzzle qui (re)compose une œuvre, offre des « clés » à ceux qui voudraient la découvrir comme à ceux qu’elle hante, dans une forme de double Contrevie.

Josyane Savigneau, Avec Philip Roth, Gallimard, 224 p., 18 € 50 (12 € 99 en format numérique) — Lire les premières pages

Et l’on relira le dernier entretien publié de Josyane Savigneau avec Philip Roth, en septembre dernier, dans Libération