Pays natal (5/16)

© Laurent Deglicourt

Vous allez au bord de la mer. Le plus souvent, c’est pour ramasser des moules, des coques et des vigneaux. Mais parfois, c’est pour que tu puisses te baigner. Entre la maison et le littoral, quatre kilomètres : uniquement de la descente à l’aller ; puis quatre autres kilomètres au retour, cette fois-ci en montée. Huit kilomètres (mais souvent plus), ajoutés aux soixante-quinze étés de Claire équivalent à une petite équipée.

Pendant qu’elle avance à son rythme, tu la devances puis tu la rejoins, tu repars et reviens encore, lui faisant la causette, l’entourant. C’est un cercle vertueux. Ainsi, les bornes s’égrènent.

Une fois la cavée descendue, la falaise morte dépassée, vous traversez toute la zone des bas-champs ; la route est d’abord goudronnée, puis ce ne sont plus que des chemins de cailloux. Vous franchissez péniblement la digue qui protège les pâtures et vous vous installez en bas du cordon de galets, à quelques pas des vagues, à côté du brise-lames quand la marée est haute ; ou sur le sable si elle est basse. Parfois, la mer semble avoir disparu ; la plage est immense et vide.

Le sable est très fin et se mélange avec l’eau de mer. Dans cette masse opaque, tu plonges en aveugle. Tu peux demeurer dans l’eau des heures. Tu entends régulièrement la voix de Claire qui t’enjoint de ne pas t’éloigner. Parfois, elle se trempe les jambes, ses vieilles guiboles maigres et nerveuses tannées par le soleil jusqu’au genou puis d’une extrême blancheur sur les cuisses. Jamais elle ne se baigne.

Tu es presque bleu, tu grelottes, tes dents s’entrechoquent, tu es heureux autant que tu peux l’être. Claire te frictionne, t’aide à te rhabiller, tes vêtements glissent mal sur ta peau salée, froide, tavelée par la chair de poule. Tu te réchauffes auprès d’elle. Elle te donne ton goûter et tu le dégustes en regardant les rouleaux qui se brisent sur le rivage. Vous demeurez là tous les deux sans bouger un long moment.

Vous cherchez entre les galets des petits morceaux de verre dépolis par le ressac. Les verts et les blancs sont méprisables car tellement communs. Vous préférez évidemment les bleus (les bleus pâles sont les plus rares), les jaunes et, exceptionnelle trouvaille, les rouges. Le butin du jour est remisé dans un mouchoir à carreaux. Vous ne pouvez pas en ramener beaucoup : comme des nomades, vous portez tous vos biens. Tu sais qu’une fois rentré, quand tu déferas le nœud du mouchoir, la déception sera au rendez-vous. En séchant, les fragments de verre auront perdu le lustre que l’humidité de la plage leur donne. Ils seront ternes et éteins. Tu imagineras alors de les conserver dans un bocal empli d’eau ; ou même de les cirer pour leur restituer l’éclat perdu.

© Laurent Deglicourt