Régis Jauffret : « millefeuille d’univers » (Microfictions 2018)

Régis Jauffret, Microfictions 2018 © Christine Marcandier

Régis Jauffret vient de recevoir le prix Goncourt de la nouvelle pour Microfictions, paru en janvier dernier. Si l’on ne peut que se réjouir qu’un prix littéraire couronne une œuvre fondamentale, on notera cependant combien le jury a soigneusement contourné la mention « roman » portée sur la couverture et, ce faisant, décidé de considérer les Microfictions comme un recueil de 500 histoires et non un volume jouant avec maestria d’une tension entre fragment et flux, d’un (dis)continu et d’un (in)fini.

Des échos, qu’il s’agisse de personnages et ou de thèmes récurrents, confèrent en effet une structure à ces Microfictions 2018 (comme d’ailleurs au volume précédemment publié en 2007) et lui assurent la part de linéarité propre à tout récit, quand bien même les chutes de chaque histoire provoquent des effets de rupture dans ce nappé. « Parfois je commence à dire une phrase qui s’arrête abruptement. Devant elle un précipice, le vide, le bout du langage et rien ne peut plus être dit. Une phrase en suspens qui en entier jamais ne sera pensée » (« Banquiers notoires », p. 46). Le jeu est constant entre construction d’un fil narratif — avec ses nœuds, ses effets de surprise, le retour de prénoms (Sacha, Héloïse), de scènes (mariages, séparations, naissance des enfants, meurtres, suicides, etc.) — et refus de toute chronologie voire de toute logique, sinon celle, alphabétique, des titres. Tout s’assemble et dissemble dans ce volume, depuis une structure narrative normée, quasi forme fixe (une page et demie par histoire) : la microfiction est un genre nouveau, dont l’essence est la disjonction.

Régis Jauffret déclarait à Virginie Bloch-Lainé (Libération, 5 janvier 2018) être « contrasté, comme les microfictions. Le contraste est d’ailleurs l’humeur de l’époque : nous sommes en permanence surexcités par des perspectives antinomiques ». Et la contradiction est d’abord générique. De la nouvelle, la microfiction conserve une narration serrée (qui chez Jauffret n’est plus même une forme brève mais acérée) comme la collection en recueil, mais sans le parti-pris à la fois historique et artificiel de sa justification par une circonstance — les conversations de personnages coupés du monde par une crue dans L’Heptaméron, par exemple. Pas de préface, aucune justification donc, pas d’artifice alors même que ces textes sont une acmé de l’artifice, soit un plaisir de la fiction sous des dehors réalistes, la jouissance de jeux métadiscursifs constants, la pratique ludique d’une ironie qui lamine toute certitude et tout repère. Si la microfiction était un registre, ce serait celui du paradoxe ironique.

Barthes, La Préparation du roman © Christine Marcandier

Du roman, Jauffret conserve l’essence duelle, le fait qu’il ne prospère que depuis sa propre contradiction, ce que Roland Barthes, dans La Préparation du roman, nomme « un déni ou un défi porté au roman ». Chacune des Microfictions 2018 pourrait être un début de roman mais elle ne l’est pas, elle est ce roman même, complet, concentré, « l’osmazome de la littérature, l’huile essentielle de l’art », comme l’était le poème en prose pour Des Esseintes, la contestation comme l’assomption d’une forme, inscrivant sa poétique dans une négation féconde. Les microfictions s’écrivent depuis la ligne de partage du roman et de la nouvelle, de la fiction et de la non fiction, du journal et du récit, de l’observation et de l’invention, d’un présent absolu (celui du constat, de l’enregistrement du réel) et d’une atemporalité.

« Mon brave Geoffrey, vous me rappelez Marcel Proust » (p. 347)

Dans cette même Préparation du roman, Barthes cite une phrase de Proust, extraite d’une lettre à Daniel Halévy (19 juillet 1919), écrivant que « c’est à la cime même du particulier qu’éclôt le général », citation que Barthes réduit à « une très belle expression » : « la cime du particulier ». Or là est encore la singularité des Microfictions de Régis Jauffret, l’exploration d’un je est un autre, expression rimbaldienne désormais galvaudée pour dire l’arpentage têtu d’un espace hybride entre subjectivité absolue et objectivité, singularité et saisie d’une époque : un « nous » qui s’incarne à travers une multiplicité de « je », masculins, féminins, reconnaissables ou plus anonymes, certains interchangeables. « Mon enfance aurait pu être jouée par n’importe qui. J’ai été un ado interchangeable et l’adulte que je suis à présent pourrait être incarné par un autre désespéré de ma génération ». Ce « je » est le punctum du volume, ce « détail » depuis lequel tout se déploie et diffracte, un je qui assume la pluralité du réel et du présent, qui se donne comme un espace-temps, le pronom (im)personnel d’une humaine, trop humaine, condition. « Nous sommes tous des histoires de macchabées » (p. 61), des recueils de petites histoires, des vies à écrire, des microfictions.

« Je est tout le monde et n’importe qui », notait Régis Jauffret au frontispice de ses premières Microfictions (2007) ; une affirmation sous forme de notatio — entre banalité et absolu —, signée des initiales de l’écrivain, « R. J. », des initiales comme une présence / absence, un nom évidé, auctor fantomatique puisque prêt à des incarnations successives en 500 autres que lui-même, plus que lui-même. Devenant « toutes les vies à la fois (R. J.) » en quatrième de couverture des Microfictions 2018, la phrase apparaît comme séminale, ouvrant à d’autres variations, qui ne sont pas reprises ou répétitions. La microfiction est un genre singulier.

« Mais futée comme la truie, dans la littérature je me suis infiltrée. Dernière valse, dernier tango dans la salle de bal où gisent les derniers papiers gras de la fiction du je. Comme l’a dit quelqu’un au début de ce livre. Je est tout le monde, et n’importe qui » (Microfictions, 2007, Folio, p. 180) : c’est bien ici, en 2007 comme en 2018, le je à l’essai d’un Montaigne, « moi-même la matière de mon livre ». Une matière qui tient de la fange, des limbes, des fleurs du mal, dont la forme déploie l’immensité — 500 microfictions en 2007, 500 en 2018 — depuis le punctum du je et d’une forme concentrée.

© Christine Marcandier

Alors, ces Microfictions, un roman ? tel était le sous-titre du volume de 2007, disparu de l’édition de poche, qui réapparaît sur la couverture des Microfictions de 2018. Ce clignotement est-il un jeu, un soulignement ironique, une négation ? Nul ne le sait sinon l’auteur, préférant d’ailleurs le terme de « foule » pour désigner l’œuvre. N’en demeure pas moins cette désignation ambiguë et paradoxale, revendication d’une forme qui n’est que par extension celle du volume (500 microfictions qui, juxtaposées, seraient roman, au singulier), par absolu défaut de celle de chaque récit. Régis Jauffret est coutumier de ce jeu. Souvenons-nous d’Autobiographie, sous-titré « roman » ou de Fragments de la vie des gens, « romans »… sans doute est-ce une manière de signifier que la fiction (qu’elle soit micro-, macro- voire non fiction) est le seul sujet du livre, en tant que forme. 

« La vie est une valseuse folle qui voudrait valser éternellement » (p. 458)

Une sérialité est à l’œuvre, une production de fictions à la chaîne, entre inventaire, liste et réitération d’une forme — soit les microfictions comme forme même d’une époque de la série, de la production de fictions à la chaîne, puisque l’info s’offre en continu, le commentaire en réseau (social) et que l’homme lui-même est potentiellement infiniment reproductible (cf. « Gosses dématérialisés », p. 359-360). Ainsi le Sacha d’« Innombrables selfies » a-t-il « joué le rôle d’un personnage récurrent d’une série vantant le sport, la santé et la vie longue » — la phrase dit, jusqu’à la gueule, la redondance, la récurrence et la sérialité. Dans « Date de péremption », l’écrivain met en scène une généalogie de notaires, une sérialité de la consigne, du fondateur au XIXe siècle à l’« arrière-arrière-petit fils qui sera un maillon de notre chaîne en 2250 ». Et il est même, dans le recueil, un resto vegan tenu par un descendant de Charles Péguy. Tout se redit et répète comme une farce, à l’image des meurtres inopérants de « L’odeur des gifles ».

Régis Jauffret pile © Christine Marcandier

La microfiction est donc avant tout un « organisme vivant », comme le disait Régis Jauffret à Dominique Rabaté en 2010, dans Fixxion. Comme tout organisme vivant (et non mécanique plaquée sur du vivant), une fois né (en 2007), il croît (en 2018). Les recueils sont l’organisme produit par une époque, un dépôt, 2007 puis 2018, comme le disait Jauffret dans ce même entretien, « avec Microfictions, j’ai peut-être répertorié l’époque telle que je la ressentais en 2006 quand j’écrivais ce livre ». Le livre serait le journal et le répertoire de l’année précédente, 500 microfictions en un an, que la genèse sur une seule année soit véridique ou non — comme Stendhal ayant dicté La Chartreuse en quelques jours… Apocryphe ou pas, peu importe, la légende dit la volonté de « répertorier » comme l’urgence de la chronique ; elle dit le rendu d’un dépôt en soi, que l’organisme est un produit, sous la dictée du réel, en une forme propre à accueillir un moment.

« Ne croyez pas que je suis morbide, je suis simplement notaire » (p. 181)

« Répertorier le réel » est un projet balzacien s’il en est, concentrer l’humaine comédie, en feuilleter les tares, les maladies, vices et farces, déployer le récit d’une époque depuis des physiologies. Les microfictions sont aussi des Français (contemporains) peints par Régis Jauffret. Le projet est dès lors infini, sans bornes, ce que mesurait Jauffret, déclarant encore à Dominique Rabaté, en 2010 : « J’en ai écrit 500 pour me donner une limite, et ne pas passer le reste de ma vie à écrire ce livre ». Le projet, prométhéen, dépasse son créateur et la limite assignée, rend caduque toute décision de (for)clore, puisque tout se répète, les généalogies, la loi des séries, jusqu’aux « dimanches à la queue leu leu ».

Infini est aussi le livre proposé au lecteur : il peut être découvert, comme le serait un roman, de A comme « Aglaé » à Z comme « Zéro baise », selon cet alphabet qui imprime au recueil l’ordre du lexique ; il peut être lu dans le plaisir de glaner une histoire au hasard, découverte appelée par un titre. Mais quelle que soit la lecture choisie, abscisse ou ordonnée, l’autre s’imposera : la logique alphabétique est un leurre qui suppose de succomber à l’aléatoire ; l’aléatoire manque ce que la structure composée par l’auteur suppose d’un effet de sens. Il faudrait lire tout ensemble — tâche évidemment impossible, proprement disjonctive — dans l’ordre des pages et le désordre du touriste qui picore, dans un (dis)continu qui est la forme même construite par ces microfictions, soit notre manière d’être au monde, dans une saisie pleine et pourtant parcellaire voire lacunaire du moment, dans une conscience subjectivement objectivée de l’époque, dans un rapport intime au collectif — « Notre vie n’est ni lumineuse ni obscure. Nous n’aimons pas les contrastes. Les rouges nous éblouissent, les noirs sont des abîmes » (« Des fonctionnaires microscopiques », p. 199).

Là est la « cime » des Microfictions, cette cime du général dans et par le particulier, qui est le contrepoint de la Recherche proustienne, son envers (le discontinu lapidaire vs. le massif romanesque). Là est surtout la poursuite contemporaine, aiguë et sidérante, de la poétique de l’inachevé que Stendhal a mise en pratique : forcer la clôture du roman pour le redéployer à l’infini — l’apostille du Rouge et le Noir qui en relance le sens en niant tout ce qui avait été affirmé en incipit ; l’apparition retardée d’une chartreuse pourtant annoncée par le titre, traçant la relance de la dernière page à celle de titre, à l’infini — ou faire de l’impuissance à poursuivre l’essence même du romanesque, comme dans tant de Romans abandonnés. Ce qui ne peut être raconté existe comme latence ou possible, en creux. Telle est peut-être la poétique de ces Microfictions : faire éclore le romanesque de la relance infinie, de l’impossible clôture, du suspens.

Les Microfictions sont inachevées car inachevables, un (in)fini. Disjonctions et entraves y produisent l’éternel recommencement. La première phrase des Microfictions 2018 est expression de cette entrave : « Aglaé est une plante qui ne fleurira jamais ». D’autres textes disent le trauma d’un livre interdit (« Ardet in inferno ») ou l’impuissance de personnages à écrire : « J’ambitionnais à quatorze ans de devenir Proust, à seize je me serais contenté d’être François Mauriac, à dix-huit de rédiger l’œuvre d’un de ces romanciers de bazar toujours en train de se plaindre dans les médias de la page blanche et des phrases coriaces qu’ils extraient durement à coups de barre à mine pour monter le tas de paragraphes qu’avec componction ils appellent roman. A vingt ans j’avais compris que talent et volonté me manqueraient toujours pour écrire une fiction assez longue pour en faire un volume ». Ce que définissent ces Microfictions, c’est l’espace même de l’écriture dans l’époque, dans ses assomptions comme ses refus tenaces.

Le « je » de « Cyberpornographie » pense que travailler dans une brasserie peut lui permettre « d’observer un grand nombre de personnes » dont il pourrait consigner « chaque soir la description dans un cahier ». Il suffirait « ensuite de les lier entre elles par une intrigue pour obtenir un roman ». « Quand j’ai eu terminé de noircir le dixième cahier je me suis dit qu’il était temps de presser cette matière afin d’obtenir un nectar bon à faire de moi un écrivain reconnu. Pour fabriquer chaque personnage, je mêlais les caractéristiques d’une vingtaine de clients. J’ai bâti l’intrigue en mélangeant des faits divers puisés dans Le Parisien libéré. Le roman était chaotique mais cette impression de débâcle lui donnait à mon avis un certain cachet. Aucun éditeur n’en voulut. J’ai abandonné la littérature ».

Jauffret, lui, n’a pas abandonné la littérature mais il lui a donné une forme inédite, susceptible de concentrer des faits divers et personnages infâmes, de conserver le chaos du monde, de dire la vérité d’un sens mouvant, non identifiable sinon dans son mouvement même. Tout se construit depuis une chute multiple, celle, structurale, des récits, celles de personnages qui descendent, dans tous les sens du verbe :
• « Les siècles sont rapides à dérouler, les remonter est une autre affaire » (« Démonstrations fabuleuses »)
• « Je peux tomber encore plus bas. L’existence n’est jamais à court de marches quand il s’agit de les dévaler ».

« La réalité déçoit souvent, Amélie » (p. 501)


Microfictions
pourrait sembler, au sens propre comme juridique, une déposition : le compte rendu d’une époque, l’annuaire de nos vies médiocres — « la médiocrité est douce comme une pierre polie par les vagues de la veulerie et de la prétention », p. 244 — l’« album » de nos vices et désirs, inassouvis ou inopportuns, un condensé banal et monstrueux. Ce serait nier le leurre de ce rangement alphabétique, ces titres à l’initiale forcement pensée et recomposée pour construire et structurer l’alphabet microfictionnel d’une époque. Le volume n’en demeure pas moins une fresque grinçante dont l’ironie décape l’apparent détachement. La beauté classique de la phrase, le marbre de la prose sont une forme de litote, une élégance du désespoir, le masque d’une mélancolie « comme le récit d’une catastrophe » pour mieux « ébranler la réalité », titre de l’une des microfictions depuis sa phrase centrale : « ébranler la réalité, cette condamnation sans appel ».

Les Microfictions sont en cela un « millefeuille d’univers » pour reprendre le titre de l’une d’entre elles, produit dans une « vague de mélancolie, état au cours duquel on distingue l’espace d’un instant le squelette de la réalité, comme s’il était possible de radiographier la vie même, ce squelette qui n’est rien d’autre qu’une collection d’angles, de courbes, de segments » (p. 657-658). Leur forme peut tout contenir, du « Vent glacé de la ménopause » au « Psychisme fragile des teckels », des « Bonnes raisons d’espérer » à la « Tarte au cochon ». Régis Jauffret l’écrivait déjà dans Univers, Univers (2003), « nous sommes des univers passagers dans l’univers qui s’éternise ».

Régis Jauffret, Univers, Univers © Christine Marcandier

Microfictions est l’extension en diptyque d’Univers, univers, du programme énoncé dans ses premières pages :
« C’est ça la littérature, cette façon de prendre au sérieux la vie, de l’honorer, de se traîner à ses pieds pour la remercier d’être au monde ». « Certains ratent leur vie, d’autres sont plus malins. L’un d’eux devient ministre, et le reste six mois. Sa descendance se perd dans la nature. Ensuite, autant dérouler l’histoire de l’humanité. Étudier de près les ramifications de la planète. Dire, l’univers clignote dans le néant. Comme une guimbarde dans le brouillard. Quand on va trop vite on laisse tomber tant de détails que l’histoire n’a pas le temps d’apparaître, les personnages courent droit au tombeau comme des assoiffés à la buvette. Vous devriez peut-être les imiter, la mort vous irait comme un gant. Je n’ai pas besoin de votre regard braqué comme deux torches, mon écriture avance pour le seul plaisir de se constituer, d’exister à la place de rien, l’espace d’un instant perdu au milieu de l’éternité ». Ainsi les Microfictions invitent-elles à partir « à la dérive dans les profondeurs de ce millefeuille dont l’infime humanité ne peut même pas se targuer d’être la cerise sur le gâteau ».

Régis Jauffret, Microfictions 2018, Gallimard, janvier 2018, 1024 p., 25 € — Lire un extrait