« C’est le moment de l’écriture qui révèle des choses » : Nathalie Quintane, Un œil en moins (Entretien)

Nathalie Quintane © Hélène Bamberger/P.O.L

Après le récent Ultra Proust, Nathalie Quintane publiera en mai Un œil en moins, livre qui se présente comme une chronique politique croisant Nuit debout, la « jungle » de Calais, Notre-Dame des Landes, et d’autres mouvements au Brésil ou en Allemagne, etc. Cette chronique est également littéraire, racontant « comment nous fûmes énucléés ».
Entretien avec Nathalie Quintane.

Un œil en moins rassemble des chroniques portant  sur le mouvement Nuit debout (2016) ainsi que sur les réfugiés et migrants, Calais et les CAO (centres d’accueil et d’orientation). Le livre se réfère également à Notre-Dame-des-Landes ou Tarnac. La question de la lutte contre l’oubli politique semble être centrale dans l’écriture de ce livre : lutter contre l’oubli car « il s’est passé quelque chose ». Redonner une visibilité dans un système où « l’important c’est que le réel ne soit pas remarqué ». Quels sont précisément les enjeux de ce livre ? Comment s’est-il construit ? Le travail d’écriture s’est-il effectué au fur et à mesure des événements, en ce qui concerne notamment Nuit debout ?

J’ai commencé à écrire deux ou trois semaines après le début de Nuit debout à Paris. Je n’ai pas pu les premiers temps, parce que je n’en revenais pas. Et puis, soudain, une chose m’a paru évidente : qu’ils allaient très vite dire que ce n’était rien, que nous n’étions rien, car peu nombreux, et qu’en vérité il ne se passait rien. J’ai écrit d’abord pour me souvenir, moi : tu vois, tu l’as écrit noir sur blanc, c’est donc que tu l’as vécu, et c’est donc que ça s’est passé pour de vrai. Parce qu’il faut dire que j’ai une mauvaise mémoire ! Et qu’il ne faut pas négliger la manière dont le discours dominant finit par nous gagner, même quand on est prévenu.

Mais la première chose qui m’est venue à l’esprit quand le livre était prêt et que Paul Otchakovsky-Laurens m’a proposé de le sortir au mois de mai, c’est de l’envoyer à mes ami(e)s pour qu’on en discute. Pour que ça serve de base à la discussion. Ce qui est valable pour tous les lecteurs, évidemment.

Comme pour tous mes livres, il a été écrit au fur et à mesure, sans plan. Quand je voyais un film qui me plaisait et qui me semblait donner un autre regard sur les événements, eh bien j’en incluais la description ou la discussion à la suite du paragraphe précédent. Je n’ai aucun souci de fidélité par rapport à ce que j’ai vécu – chacun pourra repérer ce qui est « faux » ou semble l’être – mais un souci de vérité. Ce « je » n’est pas moi, c’est le « je » de quelqu’un qui entend aller le plus loin possible dans la description et la compréhension d’une situation sociale.

Il est question d’emblée d’action politique, de logistique et d’organisation. De nombreux dialogues, échanges lors de rencontres et de réunions sont retranscrits, mettant la parole et l’action au centre. L’humour est aussi très présent. Un « nous » sous la forme d’« une voix collective » traverse le livre. La question de l’activisme est posée : quel degré d’implication ?  Peut-on dire que ces chroniques relèvent à la fois de l’action – de la question de la mise en œuvre de l’action –, de la parole et de la critique en particulier d’un système policier  de répression et de surveillance ? 

Le choix du pronom – et donc d’une position d’énonciation – est comme une boussole, qui peut trembler, qui n’indique pas toujours le Nord, mais qui est capital dès qu’on touche à la question  littéraire, donc politique. Ce « nous » s’est imposé dans l’urgence de ces premières phrases sur Nuit debout – le « mouvement », dans le livre. Passé l’Été, un « je » fait retour, pas si différent, au fond, du « je » de mes débuts, celui des Remarques et de Chaussure – publiés en 1997 –, attentif aux détails concrets, prenant tout comme une expérience possible et se prenant dans tout comme le cobaye possible de cette expérience, un « je » sans intimité, hors fiction, une forme de singularité commune.

La question de l’action, de ce que c’est qu’agir dans un livre et dans la vie, je – me – la pose dans Jeanne Darc (paru en 1998) comme celle du commencement : comment s’extraire de la torpeur générale ? Comment quitter « l’allant bovin du monde » ? Quel « déclic » fera qu’on passe de la « contemplation à l’action » ? Il lui a fallu rien moins que l’apparition des saintes et qu’elles lui parlent ! Un miracle ! Il faut un miracle pour qu’on quitte sa chaise et bouge enfin son cul, c’est cela que nous apprend l’histoire de Jeanne Darc – et nous en savons quelque chose, aujourd’hui.

Quant à la critique… j’ai toujours fait en sorte qu’elle soit intégrée. Un œil en moins est une fantaisie réaliste critique dans la lignée des Années 10 ou de Tomates, eux-mêmes dans la lignée des Nuits d’Octobre de Gérard de Nerval. Même si le livre, dans sa relative limpidité et dans sa mise en page tient parfois de la trilogie de Jules Vallès – j’ai lu L’insurgé en 2015 –, ce qui le soutient est toujours cette prose offensive et maligne écrite sous Napoléon III, c’est-à-dire par temps de censure. La censure aujourd’hui ne met plus les gants : censure par l’argent, interdictions ou raréfactions médiatiques. C’est une censure brutale. « Liberté d’expression » est juste un syntagme lexicalisé, en pilotage automatique, et qui n’a plus de sens ni d’usage. Bernard Noël a donné les clés de cette forme de censure il y a longtemps déjà.

Des déplacements dans le récit s’opèrent régulièrement de la province – une ville du sud restée anonyme – vers Paris, et inversement. De la France également vers l’étranger, avec le Brésil notamment. En quoi cette ouverture reste t-elle importante pour la compréhension en particulier du mouvement Nuit debout ?

Les déplacements à l’étranger permettent d’avoir un regard sur la situation politique ailleurs et d’articuler ce qui s’y passe avec ce qui a lieu en France. La Norvège, d’abord, une sorte de pays de Cocagne protestant – dans notre imaginaire, du moins. J’y suis invitée par un festival de poésie auquel j’étais déjà allée quelques années auparavant.
Entre-temps, ce festival de « poésie sonore » a mué, et je découvre en 2016 des poètes radicalisés – en particulier les Américains –, qui ont monté une maison d’édition qui s’appelle « Commune »… Ça n’a l’air de rien, mais c’est le signe, sinon d’un retournement, du moins d’une inflexion où le parti pris politique s’énonce. Les poésies concrètes, sonores, la performance, les poésies objectives, le cut up, etc.,  ont cette vertu de pousser à s’extraire des timidités formelles par lesquelles on entre souvent dans le « champ » sans pour autant céder à la balourdise engagée. Ce sont des réserves d’inventivité.

Puis, Berlin, et le récit qu’on m’y fait du futur de la France, puisque le futur de la France, c’est l’Allemagne, ses chômeurs qui bossent pour 1 euro de l’heure, sa pauvreté, dont on parle rarement, et ses habitants qui prennent toujours les passages piéton, qui sont littéralement « dans les clous », soit une soumission non perçue, intégrée, à l’autorité de la Loi, sans cette retenue importante qu’une loi peut ne pas être bonne, qu’elle peut être discutée, contestée, par tous. Comme un défaut de sensibilité, en somme, comme si une partie sensible était anesthésiée – valide pour respirer le parfum des fleurs ou déguster une choucroute, mais complètement morte en ce qui concerne la vie démocratique.

Enfin, le Brésil, où je reviens pour la troisième fois, et où je sens pour la première un relent de dictature, la peur des amis à peine formulée – car la vieille habitude de se taire est là –, et pour ceux qui peuvent, la question non de l’exil – qui est sûr – mais de sa date : à quel moment faudra-t-il partir ? Ni trop tôt, ni trop tard.

Ces trois moments historico-géographiques indiquent trois suites possibles, entre l’imaginaire norvégien – on aurait du pétrole et on serait des rentiers –, le mauvais rêve allemand – il n’y a pas d’alternative –, et le cauchemar d’une dictature. Et, là-dedans, qui ne cessent de creuser leurs trous dans l’Histoire/histoire, les assemblées libres, les manifestations, sauvages ou pas, la Z.A.D…

Dans ce livre, les conditions d’accueil et de vie des migrants, les violences policières, la torture, le racisme, la « complexité administrative », mais également les CAO, le rôle de l’État français dans la répression, le bénévolat sous certains aspects sont dénoncés. Des notes très précises concernent aussi bien les dossiers à remplir pour les demandes d’asile que le fonctionnement interne des CAO. Quels matériaux ont été utilisés dans l’élaboration de ces chroniques ?

Comme pour « le mouvement », personne n’est nommé ni désigné, donc tout le monde pourra s’y reconnaître, et si tout le monde peut s’y reconnaître, c’est parce que le piège est le même partout, de Calais à Vintimille en passant par Limoges ou Digne-les-Bains. J’ai d’abord vu et vécu sans réserve et sans distance ce que je raconte, en effet : l’enthousiasme des bénévoles à l’arrivée des premiers « migrants » de Calais, leur installation dans un C.A.O., une équipe pléthorique apportant des gâteaux, des vêtements en pagaïe et de la bonne volonté. Et puis l’association qui a délégation de l’Etat pour gérer le Centre et qui commence à mettre des tours de vis, qui entend avoir la main sur tout – on est des professionnels –, ne laisser aucune place à d’autres associations comme la Ligue des Droits de l’Homme, qui ne laisse filtrer aucune information concernant l’avancée des dossiers, le nombre des réfugiés, le nombre des mineurs qui ont fugué, le nombre des tentatives de suicide, etc.

Tout ça, on l’apprend par hasard, par la bande. Alors, à terme, le découragement, la fatigue, la tentative dérisoire de bloquer un premier car où l’on embarque ces hommes, direction je ne sais où… tous ces cars qui sont partis, dont on ne sait même pas où ils allaient, ni même qu’ils existaient. Ce fait qu’on accepte une solution qui est la solution de l’Etat : le sauvetage au cas par cas par des individus : un tel ou une telle a hébergé un tel ou une telle parce qu’il « n’y a pas de places dans le département »… La mémoire de la Résistance y joue un rôle important – les Justes, qui ont sauvé des vies – sauf que… nous ne sommes pas sous Vichy ! Que la seule solution pour les tirer de ce piège et nous tirer de cette impasse soit une solution politique, c’est-à-dire de contestation, de manifestation, de construction d’un rapport de force, que cette solution n’ait pas semblé évidente à tous, est le signe d’une grande incompétence ou ignorance politique et d’une grande fragilité de notre sensibilité démocratique. C’est sans doute ce qui m’inquiète le plus, et qu’on découvre et déplie progressivement dans le livre, de la même façon que je l’ai découvert et déplié en notant à vif, sans enquête préalable, mais tout en sachant que ce que je voyais serait noté dans la foulée – ça aiguise.

La dimension critique concerne également celle, plus générale, d’une situation politique, d’une société : conditions de travail, machisme et harcèlement dans le milieu politique, sexisme dans les institutions, violences, une économie capitaliste, etc. « Avant (ie. dans ma jeunesse), on pensait que faire de la poésie, peu importe laquelle, était un geste en soi politique. Maintenant, ça ne suffit plus ». Vous vous référez également à la méthode des Objectivistes. Vous évoquez aussi les éditions Al Dante. Dans un précédent entretien que nous avions fait pour Diacritik, l’écriture de tags et de banderoles était pointée en tant que « forme de poésie la plus réussie ». Quels rapports la poésie – la littérature – peut-elle entretenir actuellement avec l’acte politique et avec le terrain ? Sous quelles formes ?

Ce qui est sûr, c’est que la poésie n’est plus seule, la fin de la longue plainte a sonné ! Du moins si l’on pense que le succès de la poésie – comme de la littérature – ne se mesure pas au nombre d’exemplaires vendus sur Amazon.

Elle n’est plus seule, parce que l’agacement et la colère sont en train de se changer depuis quelques années en mouvement de fond, en mouvement d’opposition qui a ses propres médias, les moyens de s’organiser même si peu d’argent, la volonté de se faire entendre, et plutôt plus de désir, de joie, d’intelligence et d’inventivité qu’en face – il faut entendre, quand même, une ministre dire que « s’il y a des amphis bloqués, on organisera les examens dans une autre salle, et bah, on s’apercevra même pas que la fac est bloquée ! », à ce niveau, ce n’est même plus du déni, c’est de la bêtise, et un sens politique à zéro. Une fois encore, quittons la logique comptable et la longue plainte, « oui, mais on n’est pas nombreux, etc. » : on n’est vraiment pas nombreux… mais qu’est-ce qu’on nous entend ! Qu’est-ce qu’on les emmerde… à hauteur de 2500 gendarmes, des drones et des blindés dans le bocage, tout de même… Quel honneur ! Quelle reconnaissance ! Alors comme ça, c’est une vraie guerre… Et cette vraie guerre, ils ne cessent d’en marteler la cause : pas de vie collective ! que des individus ! Ils déclenchent une guerre contre une poignée de personnes qui entendent vivre et travailler ensemble, vraiment – et rien à voir avec le gentillet slogan du « vivre-ensemble » ! On en est soi-même ahuri ! C’est donc là qu’il faut aller… l’Etat lui-même nous en indique a contrario la direction : l’entraide, et une vigilance sans failles, car ils sont prêts à tout.

C’est dans ce contexte que peuvent se comprendre le rôle et la place de la poésie : un usage concret, ordinaire et offensif des mots, comme dans la journée organisée par Chasse aux DRH et intitulée « Farce doit rester à la justice », par exemple. Une réserve d’inventivité, donc, qui dégonfle toute prétention de pouvoir. Je pense ici aux voix de radio-Klaxon, la radio de la Z.A.D., et à leur humour ravageur y compris dans la pire des situations. Le croisement bénéfique avec d’autres manières de pratiquer et de dire le « terrain », je pense en particulier à l’anthropologue Eric Chauvier. La possibilité d’user des outils et des habitudes poétiques dans une analyse des institutions ou des lieux de travail que nous connaissons…

Et si je ne fais pas de distinction entre les voix de radio-Klaxon et les livres remarquables d’Eric Chauvier, c’est parce que les deux m’enthousiasment de la même manière, me donnent du courage et l’envie d’écrire et d’agir. L’excitation sensible aiguise le sentiment politique, et Marcel Proust même est trop utile pour être laissé à la droite ou à une conception, disons, centriste de la littérature, qui n’en ont pas un usage très intéressant.

Des liens semblent s’opérer avec Ultra Proust (La Fabrique, 2018). La critique de la « correction de la langue » dans Ultra Proust se retrouve ainsi dans Un oeil en moins sous l’angle de l’histoire bien racontée : « …et à cause de la littérature et de l’école, on a pris l’habitude de porter un jugement sur est-ce qu’elle est bien racontée et est-ce qu’elle est intéressante et d’admirer les bons conteurs et les bonnes voix ». Dans un texte qui fonctionne aussi par  digression, on retrouve également dans Ultra Proust la question de la difficulté de la mise en œuvre des actions – et ce que vous appelez « la colle » qui retient chez soi et empêche l’action – et une référence à Nuit debout. Ces deux livres ont-ils été écrits parallèlement ? Y aurait-il des enjeux communs ?

Ultra-Proust a été écrit alors que je terminais Un œil en moins, l’été dernier pour l’essentiel. L’écriture des deux livres se chevauche en partie. Il y a d’abord un « croisement » d’éditeurs qui a en lui-même un sens : l’essai sur trois figures majeures de la modernité littéraire – Proust, Baudelaire, Nerval – paraît à La fabrique, maison politique par excellence, bien à gauche, et qui publie plutôt des livres de sciences humaines. Un œil en moins, mon livre le plus directement politique, paraît chez P.O.L., ma maison depuis le début, une maison de littérature. Par déduction, et sans même avoir à lire ces deux livres, on peut donc comprendre ce que j’entends par littérature – ce dont on a un usage « civil » et quotidien, une manière de penser et une façon de vivre – et ce que j’entends par politique : une perception sensible du monde, une façon de tirer les conséquences de ce qu’on sait et de ce qu’on sent. Aucun de ces livres ne propose de thèse, de programme ou de mode d’emploi. Je n’écris pas pour vérifier ou dire mieux ce que je sais déjà, pour la bonne et simple raison que je ne sais jamais rien avant d’écrire : c’est le moment de l’écriture qui révèle des choses, lève les lièvres.

Nathalie Quintane, Un œil en moins, à paraître en mai 2018, éditions P.O.L, 400 p., 20 € – Lire un extrait