La terre promise : Variation 1 sur la trilogie La Planète des Singes (2011-2017)

La rubrique Écocritik propose trois variations sur la trilogie La Planète des Singes (Origines, 2011 ; L’Affrontement, 2014 ; Suprématie, 2017). La première variation explore la dimension épique de cette nouvelle série ; la deuxième variation, sa dimension sémiologique ; la troisième variation, sa dimension ethnologique.

La conquête de l’espace commence avec Galilée. En regardant au télescope le visage de la Lune, l’auteur du Messager des étoiles (Sidereus Nuncius, 1610) y découvre des marques de vétusté et des signes de relief. Cette simple observation périme d’un seul coup d’oeil le système du monde d’Aristote, qui opposait un monde céleste incorruptible, fait d’un métal lumineux, à la seule planète terre, faite de matière périssable et soumise au changement. Le télescope de Galilée met fin à l’exception terrestre et abolit la différence entre le monde sublunaire et le monde supralunaire. Notre planète n’est plus « la sentine des ordures et des déchets de l’univers » (Sidereus Nuncius) ; c’est une planète parmi d’autres, obéissant aux mêmes cours et pétrie de même matière. La conséquence est immense. Non seulement la terre n’est plus le fond de cale nauséabond du grand navire univers, mais l’univers tout entier, en tant qu’il serait corruptible, devient accessible de droit à des créatures mortelles. Et in Caelis ego… La mort habite aussi le ciel. Cette découverte ouvre à l’homme les chemins de l’univers. Il peut imaginer y voyager un jour et il peut y faire l’hypothèse d’autres planètes habitées par des êtres moins que divins et plus semblables à lui-même.

La première série des films La Planète des Singes, de celui de Franklin Schaffner (1968) et ses suites plus ou moins ratées jusqu’au film de Tim Burton réalisé en 2001, est l’ultime conséquence et la parfaite illustration de la vision galiléenne : une planète inconnue, que l’on croyait paumée à l’autre bout du ciel, s’y révèle être la Terre. Les vertiges de l’équivalence produisent un espace uniforme et connu a priori qui n’accouche que du même : L’espace à soi pareil qu’il s’accroisse ou se nie de l’ennui mallarméen. L’homme se retrouve chez soi en tout point de l’univers. On ne voyage que dans le temps : la planète des singes n’est pas un autre monde ; ce n’est que la planète Terre à un autre moment du monde. L’espace est un trompe-l’œil et une fausse fenêtre.

Du coup, quel est le sujet de la première série de La Planète des singes (1968-2001) ? Après des mois d’errance dans leur vaisseau spatial, une poignée d’astronautes retourne (sans le savoir) sur la planète Terre et y trouve un monde inversé où des hommes devenus esclaves vivent sous l’empire des singes. Le scénario est ancien et son ancêtre est Homère : après dix années de navigation, Ulysse retourne à Ithaque et trouve son royaume en proie à une horde de prétendants installés dans son palais et dilapidant ses richesses. Le livre de Pierre Boulle (La Planète des singes, 1963) avouait le palimpseste, puisque le héros du récit portait le nom d’Ulysse Mérou (et non pas de George Taylor, comme dans le film de Schaffner). La Planète des singes, comme le dernier chant de l’Odyssée, est donc l’histoire d’une vengeance et l’histoire d’une reconquête. Ulysse, alias George Taylor, fait naufrage sur la Terre et y trouve les hommes animalisés, vivant craintifs au fond des bois, loin des villes conquises par les singes, comme l’Ulysse d’Homère trouve son vieux père Laërte couvert de crasse et de haillons, bêchant un potager dans les faubourgs d’Ithaque et chassé de son palais où les prétendants banquettent.

Dans le système de Linné, l’homme et le singe sont des primates ou mammifères supérieurs, du mot latin primates qui signifie « les premiers » ou « qui occupent la première place ». La première série La Planète des Singes est l’expression la plus pure de la paranoïa des maîtres, cette folie soupçonneuse qui tourmente les despotes à l’apogée de leur puissance, et justement au moment où ils n’ont plus rien à craindre. Conçue dans les années 60, au point culminant des trente glorieuses, il faut lire cette série dans le contexte historique d’un monde changé en profondeur par la suprématie humaine : industrialisation forcée, règne du pétrole et des polymères, expansion technologique, extension des zones urbaines, extinction massive des espèces et des milieux naturels. Le destin terrestre est réglé : le genre humain ne connaît plus ni rival ni prédateur. La terre est la « Planète des Hommes », et non plus l’arche commune d’une infinité de formes de vie accordant la symphonie de leurs rapports conflictuels.

C’est ce profond préjugé de l’homme comme unique maître et propriétaire des lieux qui rend à ce point scandaleux le titre du livre de Boulle et des films qu’il a inspirés. Il y a erreur sur le primate ! Un effrayant quiproquo au sommet de la pyramide des espèces de Linné ! Puisque les singes singent l’homme (c’est le sens du terme « simiens », dérivé du mot similis), parler de « planète des singes », c’est confondre au sens littéral le modèle et son simulacre, l’original et sa copie. Pourtant, ce cauchemar cinématographique, sous prétexte d’irriter la blessure narcissique des « petites différences », est une forme de réassurance fortifiant l’hégémonie et la primauté qu’il feint d’abolir. L’homme y joue à se faire peur. Cette société des singes est un plagiat trop évident, une transparente imposture, un jeu de monde inversé qui ne remet pas en cause la vision hégémoniste de l’espèce supérieure qui s’amuse à la produire. Dans le film de 1968, Charlton Heston est le visage, superbement américain, sublimement hollywoodien, supérieurement héroïque, du suprématisme humain jouant au complexe d’Ulysse contre une ménagerie de prétendants ridicules.

La nouvelle trilogie – Les Origines (Rise of the Planet of the Apes, Wyatt, 2011), L’Affrontement (Dawn of the Planet of the Apes, Reeves, 2014) et Suprématie (War for the Planet of the Apes, Reeves, 2017) – raconte une toute autre histoire. L’objet avoué des trois films est de faire la préhistoire de la première série et de raconter comment et dans quelles circonstances la domination des singes s’est opérée sur la terre au détriment des humains. Autrement dit, comment les singes ont pris la place des hommes disqualifiés par leur orgueil et sont devenus porteurs des espoirs et des destinées d’une humanité nouvelle. La différence la plus sensible entre la première série et la seconde série est le retour à la terre opérée par cette dernière. Il n’y est plus question d’espace, de voyage intergalactique ni d’astronautes naufragés aux confins les plus noirs du ciel. Cette confiscation de l’espace signe le commencement d’une nouvelle époque du monde et le crépuscule annoncé du monde galiléen. Quoi que l’homme ait voulu croire, l’espace ne lui est pas ouvert et son destin sera terrestre. Son aventure finira sur la même planète bleue où elle prit naissance au sortir du singe. Après cinq siècles d’abstraction, c’est le retour-amont de l’exception terrestre. La terre ne saurait être pour l’homme une planète parmi d’autres. C’est la seule qu’il peut habiter, parce que c’est la seule planète vivante et nourrie d’une atmosphère. Ce ressouvenir tardif du destin terrestre de l’homme limite sa suprématie et assujettit sa survie à la survie de la terre. Quoi qu’ait pu croire sa superbe, il ne se sauvera pas tout seul et ne changera pas de ciel comme on change de cheval de poste en abandonnant derrière lui sa vieille terre épuisée. Il n’y aura jamais qu’une « planète des hommes » et le seul espoir de l’humanité est de réapprendre à y vivre en s’inquiétant du lendemain.

Sous l’alibi de raconter les origines de la première, la seconde série de La Planète des Singes parle ainsi d’une autre origine : celle de l’homme recommençant son existence terrestre dans l’espoir d’une autre histoire, moins néfaste que la première et plus à même de préserver l’équilibre des écosystèmes. La beauté paradoxale de ces trois films de fondation est que l’espoir et les devoirs de cette humanité nouvelle incombent, non plus au genre humain, mais au genre oublié des singes. L’histoire de l’homme est terminée, condamnée par son ùbris, écrasée sous le poids de sa propre démesure comme jadis l’empire romain. Et puisque l’homme est fini, c’est au singe qu’il revient de devenir un homme meilleur. La trilogie Rise, Dawn et War raconte ce nouveau départ et l’émergence d’homo novushomo sapiens sapiens sapiens ? –, sous les traits de singes mutants créés par la folie des hommes et avertis par leur échec. Le singe, qui fut son passé, serait donc l’avenir de l’homme. Un avenir foncièrement et passionnément terrestre. La « révolution » des singes, que promettent les affiches de toute la trilogie, est une histoire d’évolution. Pour le dire plus précisément, et le paradoxe est étrange, ces trois nouveaux épisodes de La Planète des Singes retracent le récit de l’hominisation. Transfuges des laboratoires et des cages des zoos, les simiens mutants réfugiés dans les forêts de Muir Woods au nord de San Francisco recommencent notre préhistoire. Ils deviennent des singes chasseurs (la splendide chasse aux cerfs dans le prélude de Dawn), ils se construisent des cabanes, ils communiquent en langue des signes, ils portent des parures et se peignent le corps. Dans un troublant effet de boucle, l’épopée de leur devenir est la légende des premiers hommes et la fable dont nous descendons.

Dans une prochaine variation, je m’intéresserai aux aspects anthropologiques de l’hominisation des singes dans les deux premiers épisodes de la trilogie (Rise et Dawn) et montrerai dans le détail comment le singe y devient, à l’instar des premiers hommes, un animal doué de parole (zôon logikon) et un animal social (zôon politikon). Pour l’heure, je voudrais revenir à la différence profonde qui oppose les deux séries, celle qui s’achève en 2001 avec le film de Tim Burton et celle qui commence en 2011 avec le film de Rupert Wyatt.

La figure obsédante de la première série est celle du Retour. L’homme y voyage dans l’espace, l’homme y voyage dans le temps et ses voyages sont réversibles. Rien n’est jamais irrémédiable. Il reste toujours un espoir, en remontant dans le temps ou en tuant dans son germe un futur parcouru d’avance, de changer le cours des choses. De cet ensemble de films, que son nom soit avoué ou non, Ulysse est le vrai héros, en tant que son long périple n’est pas un voyage d’aventure, mais un circuit de retour (nostos). Dans le choix de cette forme et les jeux vertigineux de cet éternel retour, l’homme cherche à se persuader qu’il pourra toujours, comme Ulysse, revenir au point de départ, effacer les conséquences de ses dérives mortifères et réaffirmer sa domination. Et si cet éternel retour pouvait admettre une fin, cela ne changerait rien que le singe à la fin l’emporte, puisque ce qui aurait gagné serait la logique de suprématie qui fut la marque indélébile de la vie terrestre de l’homme.

À l’inverse du cercle infernal de cette figure de Retour, la logique présidant à la seconde série est la logique linéaire d’une histoire irréversible. Si le singe doit recommencer l’histoire mal finie de l’homme, c’est que ce qui a été ne peut pas être effacé : l’homme n’aura pas de seconde chance. Reprendre l’histoire humaine, ce n’est pas la reproduire, c’est en changer les conséquences et offrir aux hominidés la promesse d’un avenir moins hanté de destructions. L’épopée des singes mutants s’écrit comme nouveau Départ, non comme énième Retour. Elle repasse par le berceau, mais son but est l’horizon. Ce n’est pas une Odyssée : c’est à la lettre un Exode et l’épisode de Moïse délivrant le peuple hébreux de sa longue captivité sous le despotisme égyptien configure de part en part le dernier volet de la trilogie (War for the Planet of the Apes, 2017).

Sous la conduite de César, le premier chimpanzé mutant, les simiens vivent retranchés dans la forêt de Muir Woods. Mais les derniers hommes les traquent et cherchent à les exterminer. Le peuple sylvestre des singes n’a pas d’autre solution que d’abandonner les bois pour aller chercher ailleurs une terre où vivre libre. Parti en éclaireur, le fils de César revient avec une bonne et une mauvaise nouvelles : il a trouvé la terre promise, mais cette terre se situe à l’autre bout d’un long désert. Les singes décident de tenter leur chance. À peine sortie des bois, leur colonne est arrêtée par une armée de soldats conduite par le colonel McCullough, un fou de guerre en croisade contre les singes hominoïdes. Le peuple de César est réduit en esclavage et enfermé dans un camp où le fanatique McCullough le contraint à travailler à la construction d’un immense mur. Après de multiples sévices, profitant d’une guerre éclatée entre deux factions de soldats, les singes parviennent à s’enfuir du camp. Alors qu’ils vont être saisis par celle des deux factions qui a fini par l’emporter, une avalanche gigantesque tombe du mont Tamalpaïs et ensevelit sous ses flots la phalange qui les poursuit. Les derniers hommes disparaissent dans ce blanc et soudain prodige.

Dans ce rapide résumé, on aura sans peine reconnu bien des éléments du récit biblique : la captivité des Hébreux dans l’Égypte des Pharaons, l’esclavage qui les contraint à élever les pyramides et à mourir à la peine, le désert qu’ils doivent traverser s’ils veulent atteindre la terre promise, la chevauchée de Pharaon à la poursuite des fugitifs et le prodige de la Mer Rouge qui déferle sur le despote et l’efface avec son armée.

Loin de s’arrêter avec l’avalanche qui engloutit l’armée humaine et dénoue l’intrigue guerrière, la réécriture de l’Exode se poursuit dans l’épilogue et termine la série : les singes traversent le désert et parviennent en terre promise. Au moment qu’ils y arrivent, César les laisse se répandre dans les heureuses vallées et, du sommet d’une colline, les regarde fêter leur but. Pareil au vieux Moïse, prophète du désert et guide des Hébreux, il s’éteint au seuil de la terre promise qu’il contemple sans y entrer. Il meurt des suites de ses blessures sous les yeux remplis de larmes de l’orang-outan Maurice. Comme Dieu avait interdit à Moïse de rentrer en Chanaan, parce qu’il portait sur lui la faute des récalcitrances de son peuple, César meurt devant la vallée parce qu’il porte en lui la faute et le fantôme du mauvais singe, Koba qu’il a dû tuer parce que son désir de vengeance l’avait rendu sanguinaire et qu’il perpétuait en lui le monde de haine des humains.

Dans cette récriture du récit de l’Exode configurant l’épopée qui conclut la trilogie, les rôles respectifs sont on ne peut plus clairs. Les Hommes sont les Égyptiens conduits par un Pharaon enivré de sa puissance et condamnés par l’Éternel : ils sont maudits et disparaissent de la surface de la terre. Les Singes sont le peuple élu à qui la terre revient. Pour atteindre la terre promise, c’est-à-dire les champs ouverts promis à l’agriculture et à la vie sédentaire, ces héritiers de la planète doivent quitter les forêts et leur douce vie primitive de primates chasseurs-cueilleurs. Si ça nous rappelle quelque chose, c’est que nous avons vécu tout cela dans une histoire antérieure. Le regard mourant de César, patriarche de la délivrance et de la sortie du monde sylvestre, contemple un âge nouveau dans lequel il n’entrera pas et que les paléontologues appellent le Néolithique ou second âge de pierre.

Non plus un Ulysse intergalactique, mais un Moïse terrien, le singe César dont la trilogie raconte l’hominisation est le héros (non) humain de cette dernière époque de l’ère Cénozoïque qu’on appelle l’anthropocène. Plus que d’une terre promise, c’est d’une espèce promise dont il est le messager : un nouvel homo sapiens qui saurait entretenir un rapport avec la terre reverdissant l’ancienne idylle. Et in Arcadia simiae… C’est un avertissement : l’histoire n’aura jamais plus le visage rassurant d’un éternel retour du même. L’homme, s’il entend survivre, devra se réhominiser. Et ce nouveau départ, dans tous les sens qu’on veut, aura quelque chose à voir avec un retour de la terre. L’intelligence des trois films est réactionnaire et mineure, mais leurs trois coups de tocsin n’en valaient pas moins la peine.