Julien Thèves ou la douce douleur du retour

Le pays d'où l'on ne revient jamais

Tous les écrivains ont un rapport avec le temps et même plus, le temps est leur affaire. Écrire c’est faire avec du temps. Bien sûr tous les êtres vivants ont un rapport avec le temps, mais ils le savent plus ou moins. L’écrivain, lui, ne sait que cela, qu’il a à se débrouiller avec cette matière-là, temporelle, s’en départir, tricoter avec, des phrases et des fils sur de la durée, sur de la musique dans les plus beaux exemples, sur du silence, des phrases et des fils qui feront textile, texte, livre, écorce. Julien Thèves est en cela un écrivain, et son dernier livre Le pays d’où l’on ne revient jamais, publié aux belles et rigoureuses Éditions Christophe Lucquin, en est la démonstration.

Je connais Julien depuis… longtemps. Vingt ans environ. Nous sommes amis. Nous nous voyons beaucoup moins qu’avant mais nous sommes amis je veux croire.

C’est pas simple avec Julien, ça ne l’a jamais été. Il m’a attiré, m’attire, m’a énervé, m’énerve – je pense que c’est réciproque. C’est un sacré cas, Julien T. Moi aussi sans doute, mais bon quand même, Julien est un sacré cas.

Nous sommes à peu près différents en tous points lui et moi, et ça va du physique au reste. Deleuze en a bien parlé, il faut une différence de potentiel pour qu’un courant passe, du désir, il faut qu’il y ait une pente entre un point A (disons Julien) et un point B (disons moi) pour que le désir coule, cool. Une coulée de lave.

Entre Julien et moi ça coule, ça a coulé, touché coulé. Et puis parfois beaucoup moins. Mais voilà, nous avons été jeunes ensemble, ou plutôt l’un à côté de l’autre, et nous avons été de moins en moins jeunes, chacun observant sur le corps de l’autre le passage du temps, souvent avec tendresse, parfois avec effroi.

Tout ça fait de l’amour, un temps. Et de l’amitié, finalement. L’amour, justement cet autre pays d’où l’on ne revient jamais, amour de l’amour, enfance, passé.

Julien vient du Sud-Ouest de la France, comme moi, mais lui c’est l’Océan et la ville de H., des origines sociales moyennement aisées, le poil blond et l’œil bleu, moi ce sont les hautes montagnes Pyrénées, des origines sociales moyennement pauvres, le poil brun, l’œil marron noir.

Quand j’étais enfant, je me souviens, je m’étais inventé l’existence d’un autre garçon, un si loin si proche, comme un frère inconnu, je l’imaginais derrière ces montagnes que je voyais chaque jour depuis la coursive au 6è étage de l’appartement de mes parents dans la Cité. J’imaginais que lui aussi regardait par la fenêtre et attendait – quelqu’un. Peut-être que je me suis trompé et qu’il n’était pas de l’autre côté des montagnes à savoir en Espagne mais plus à l’Ouest, là où les montagnes finissent et commence l’Océan.

Moi la ville de T., lui la ville de H. Et puis Paris, après, maintenant. Paris la ville du kilomètre zéro, ville des rencontres.

Julien, la liquidité de l’Océan, moi la rugosité des roches montagneuses.

Et le style de Julien qui passe et repasse sur les années comme autant de vagues sur le rivage. Et moi peut-être des éboulis et quelques falaises ?

En commun : les années 80, les 90, les 2000 et les 2010.

En commun aussi : Madonna, Dalida, la musique, les musiques, les clips et les parents d’écriture, ceux qu’on veut se donner, désir oblige. Duras, Proust, Annie Ernaux, Dustan…

Les Années. Les Heures.

Oui Annie, oui Julien : « Toutes les images disparaîtront. »

Ce n’est ni bien ni mal, c’est.

Oui Marcel : « Les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l’empire de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui, par des voies souterraines, nous mènent à la vérité et à la mort. »

Il paraît que le livre de Julien est bien accueilli dans les librairies, j’en suis heureux. J’aime ce livre pour des raisons (déraison?) littéraires mais aussi pour des raisons de colère contre un certain milieu médiatique et éditorial.

Il faut le dire, de nos jours, vous savez, un manuscrit est très peu accepté ou refusé pour des raisons littéraires, souvent le texte passe après, après l’histoire qu’on peut raconter sur l’auteur, après son âge, sa photogénie, d’où il vient, ses qualités médiatiques, son potentiel oral, commercial, ses réseaux… Cette règle a quelques belles exceptions comme toutes les règles mais de ce que je peux observer c’est une règle. On refusera tel texte parce que l’auteur n’est pas assez sexy-jeune, parce que l’ouvrage ne fera pas un bon feel-good book, parce qu’il est difficile à pitcher, parce qu’on ne voit pas comment ça peut être adapté au ciné, parce que l’auteur a déjà été publié par Untel et Untel est mort ou appartient à une autre chapelle…

Fatigué de ce monde je demande à mourir,
lassé de voir qu’un homme intègre doit mendier
quand à côté de lui des nullités notoires
se vautrent dans le luxe et l’amour du public,
qu’on s’amuse à cracher sur la sincérité,
que les places d’honneur sont pour les plus indignes,
qu’on offre des corps vierges à des désirs brutaux,
qu’on couvre d’infamies le juste diffamé,
qu’un fort devienne infirme au pouvoir du difforme,
que l’art est bâillonné sous un règne arbitraire,
que des singes en docteurs décident du génie,
qu’un être simple et vrai est traité de stupide,
que le bien asservi est esclave du mal…
Fatigué de tout ça, je veux quitter ce monde
sauf que si je me tue, mon amour sera seul.
(William Shakespeare)

Mais Julien n’est pas fatigué, et je ne le suis plus. Julien je crois a compris qu’il nous reste une solution, une action, une arme : La contemplation.

Et notre ami commun, Christophe Pellet, a justement écrit un beau texte sur ce sujet, . C’est un peu notre manifeste, n’est-ce pas Julien ?

Julien, j’allais continuer sur ma lancée, disserter sur la nostalgie, je me connais il me serait facile de noircir des pages… mais je vais m’arrêter là car le seul but de ce papier est de donner envie de lire ton livre. Mais quand même, avant de te quitter deux petits « cadeaux » sous forme de sourires et de points de suspension :

Tu sais pourquoi le paradis est toujours perdu ?
Parce qu’il n’existe nulle part et que le temps n’y courait pas.

Et pour finir tu sais ce que je nous souhaite ?
Des incarnations de l’avenir.