Notre-Dame-des-Fleurs-dans-les-Landes

© Jean-Philippe Cazier

Le même jour.

Le même jour est publié un sondage exposant que les Français souhaitent majoritairement des conditions de détention plus sévères pour les prisonniers, associées à moins de moyens pour les établissements pénitentiaires, et le gouvernement lance une opération musclée pour évacuer la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.

L’ailleurs, semble-t-il, fait peur. La prison comme la ZAD sont sans doute des exemples archétypaux de ce que Michel Foucault nommait les « hétérotopies » : des lieux radicalement autres. Des îlots d’ailleurs qui s’extraient du continuum d’espace sans devenir des utopies ou des dystopies qui s’inscriraient dans une rupture drastique avec l’ordre alentour. Ils sont des extractions liées, des différents semblables. Des mouvements d’un monde vers lui-même : très exactement, donc, des existants. Y résider n’est pas neutre : contrainte imposée, dans un cas, choix rigoureusement libre et assumé dans l’autre. Ils sont les noms de ce qui inquiète la société de dedans. Les images spéculaires de l’angoisse intérieure.

Alors même que la surpopulation carcérale est criante, que les promenades sont drastiquement réduites, que les douches sont rationnées et souvent froides, que les suicides de détenus atteignent des niveaux sans précédent, que les soins sont peu prodigués et que l’hygiène est déplorable, que la promiscuité et la violence conduisent à des réinsertions ratées, que le moindre bien de consommation courante coûte une fortune et que le travail n’est pratiquement pas rémunéré, il faudrait donc « durcir » les conditions de vie en prison … Alors même que la durée des peines d’incarcération s’est notablement allongée dans les dernières décennies, que la très grande majorité des condamnés purgent effectivement la totalité de leurs condamnations derrière les barreaux, il faudrait faire preuve de plus de sévérité … Il y a de quoi s’interroger : s’agit-il seulement de punir ou plutôt d’effacer ? S’agit-il réellement de surveiller ou plutôt d’éradiquer ? À croire que, dans nos inconscients mesquins, les détenus s’ajoutent à la terrifiante liste des privilégiés fantasmés où les cheminots figuraient en bonne place, masquant naturellement les vertigineux passe-droits des véritables nantis.

Plus intéressant encore est sans doute le cas de Notre-Dame-des-Landes. Il n’est pas question d’idéaliser une occupation qui, certainement, présentait ses travers, ses incohérences et ses excès. Mais le déferlement de la violence d’Etat contre cette « expérimentation » d’un autre vivre laisse dubitatif… La ZAD (Zone à Défendre, bel acronyme) n’était sans doute pas le paradis sur Terre mais elle constituait un espoir. Un indice ou une trace – infime – de la possibilité d’une bifurcation. Elle était un lieu tentatif où le rapport à l’autre n’était pas celui d’une exploitation, où le rapport au vivant n’était pas celui d’une aliénation. La ZAD montrait qu’hors du sentier, il existe un territoire. Une vaste prairie de possibles que nous n’avons encore envisagés que de manière vicinale. Voilà qui n’était manifestement pas acceptable : le chemin doit être unique, bien tracé et, même à échelle infinitésimale, l’expérience d’une déviation est insupportable. Deux mille cinq cent policiers assurent une rentrée fracassante dans le rang. Mais à quoi la file dessinée par ce rang bien rigide mène-t-elle ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une immense boucle qui se prend elle-même pour objet ? Perdant, par définition, l’essence de tout sens.

Il ne fut pas question que de mettre fin à l’exploration d’une altérité en acte, d’interrompre la cartographie d’un plus vaste terrain d’états d’êtres envisageables, d’atrophier brutalement le foisonnement des parcours concevables. Comme toujours, l’enjeu a consisté avant tout à s’assurer que le construit soit ressenti comme un donné, que nos choix sociétaux n’apparaissent jamais comme tels mais prennent la forme insidieuse d’un inéluctable se confondant avec la structure même du réel. La collusion économico-politique de l’Occident contemporain est aussi rigide que l’ordre théologique de Saint Augustin : son unicité  et son infaillibilité sont comme indexées à celle du créateur lui-même. L’idée d’un ailleurs ou d’une alternative – au monde, au système, aux contraintes, peu importe – est apocryphe, voire sacrilège, parce qu’elle s’oppose à l’impérative nécessité d’une structure pensée comme cosmique ou déique.

La ZAD relevait d’un autre logos, dans toute la polysémie structurelle du terme : autre langage, autre raison. Plus qu’une paralogie politique ou écologique, il s’agissait d’une dialogie presque ontologique : penser l’être à partir du dialogue avec l’autre. Penser à partir du lien et à partir du lieu. Pour le meilleur ou pour le pire, la possibilité d’une alternative au schème dominant y était envisagée et mise en actes. Face au désastre en cours, à la réification du vivant et à la destruction des espèces et des individus, force est de constater que l’invention d’autres modalités n’est pas un luxe de « bobos » ou une lubie de marginaux : c’est une impérieuse nécessité. Les hommes et femmes sérieux ne sont pas ceux qui cherchent à tout prix à gagner un point de croissance : voilà une re-légitimisation bien dérangeante.

Et, naturellement, il faut cacher. Il faut évincer la presse du lieu de la ZAD quand les forces de … l’ordre et les gardiens de la … paix interviennent. Il faut éviter la monstration de la répression. Comme celle de la prison qui demeure une sorte de navire de pirates dont la cale doit rester inaccessible, sous la mer saturée de lumière. Comme celle des abattoirs dont la mécanique létale doit être tenue hors de toute atteinte visuelle qui deviendrait immédiatement une déconstruction existentielle. Laisser voir, ce serait laisser naître l’idée que le schéma puisse être autre. Ce serait déjà concéder la contingence de l’existé. Ce serait concéder que la violence n’est peut-être pas toujours le fait de l’autre. Quel autre ? Tous les autres : les animaux, les étrangers, les prisonniers, les croyants-à-ce-que-nous-ne-croyons-pas, les opprimés qu’il « vaut mieux » oublier…

Jean Genet a connu mieux que quiconque les hétérotopies : le pénitencier, les causes perdues, les modes d’être interdits, les réprobations sociales et morales. Il les a vécues, il les a écrites : donner à lire pour donner à être. Penser et ouvrir avec tous les méandres de son corps. Notre-dame-des-Fleurs, son œuvre publiée à 350 exemplaires en 1943, conte l’éclosion de terribles malfrats autant que l’apparition d’amours purs et immaculés dans leurs obscènes absoluités. Entre les fleurs et les landes, Notre-Dame – manifestement – inquiète encore. Peut-être est-il temps d’apprendre à ne pas lui opposer que mépris ou arrogante indifférence.