Laurent Mauvignier : L’écriture conjuguée au chaos

Laurent Mauvignier Autour du monde (détail couverture, éditions de Minuit)

Laurent Mauvignier place son roman, Autour du monde, paru en 2014, sous le signe de l’apocalypse : un tsunami au Japon détruit des vies sur son passage, fait violence au monde, donne à voir le chaos. Après Dans la foule (2006) et Des hommes (2009) qui évoquaient des drames collectifs historiques, l’écrivain fait de nouveau résonner l’histoire à travers le tsunami qui frappa le Japon en mars 2011 suite à un tremblement de terre. Différentes histoires se succèdent, se font écho, témoignant d’une architecture complexe qui rompt les digues du narratif et fait retentir à chaque page un peu plus la monstruosité de la nature qui se donne encore à voir avec la parution ces jours-ci en poche « Double » de Voyage à New Delhi, quinzième voyage d’Autour du monde, demeuré jusque-là inédit.

S’y dit, d’un voyage à l’autre, une nature contre laquelle nul ne peut rien, où le combat est vain, une nature hostile, menaçante, mortifère : “La vague, une première, d’une vingtaine de centimètres. La vague, une seconde, de près de trois mètres. Elle sait qu’une vague va arriver. Il ne faut pas aller là-bas. Il faut partir d’ici. Tout abandonner. Courir”. “Courir” plutôt que combattre : tel semble être le verbe qui se conjugue à l’épique contemporain. Le rétrécissement des phrases, qui mime le parcours de l’un des personnages au début du roman, se veut programmatique pour le reste des hommes. L’homme du XXIe siècle, celui de la mondialisation, de la globalisation, ne peut rien face à la mer. Et pourtant. Le roman fait signe du côté d’un épique apocalyptique, d’un épique où le souffle de la parole tente de dire l’après, de maintenir l’homme debout, comme s’il fallait, dans le noir, depuis le noir, trouver l’étoile qui éclairera le reste de l’humanité. Après la vie vient la nuit, mais c’est paradoxalement, une nuit féconde. La déflagration sur laquelle s’ouvre le roman, si elle fait apparaître la mort, participe d’une dynamique scripturale où l’événement traumatique, loin d’être aporétique, préside à l’avènement de plusieurs histoires.

La narration repose sur la multiplicité, écrire le désastre ne pouvant s’appréhender que par un système d’échos : plusieurs récits se succèdent, mais aussi plusieurs voix se font entendre au sein d’une même histoire, les discours se mêlent, créant parfois une confusion. Cette polyphonie révèle une écriture innervée par la tension, habitée par l’urgence : celle de dire, dans un même souffle, ce qui du monde se meurt et subsiste tout à la fois. “Il faut faire entendre le vide pour mesurer l’extraordinaire vibration de la vie, sa plénitude, sa beauté – l’inégalable chance de l’ici et maintenant du vivant” explique l’écrivain dans un entretien sur les monstruosités contemporaines, dans un volume coordonné par Claire Lechevalier et Sylvie Loignon. Cette naissance à partir du vide, qui rappelle le chaos dans la cosmogonie grecque, façonne l’écriture de Laurent Mauvigner dans Autour du monde : le tsunami abolit les frontières, qu’elles soient géographiques, narratives ou énonciatives, révélant une écriture qui ne cesse de se conjuguer au chaos. Une écriture qui expose de façon spectaculaire la fin du monde pour mieux tenter d’en dire la fragilité.

Résister face au monde ravagé

Cette fragilité, c’est d’abord celle de l’homme piégé par la mer, ce monstre marin désigné dans le texte comme un “hyper-monstre”. Le premier récit met en place de façon spectaculaire un épique apocalyptique qui présente l’odyssée des personnages comme un impossible retour : “Le temps de voir la vague et ce sera pour eux le temps de mourir”. Face à l’extraordinaire, aucune lutte n’est possible pour ces personnages du quotidien voués, au mieux, à survivre. Ainsi Yûko, personnage qui revient dans plusieurs histoires, survivante du tsunami qui la surprend alors qu’elle est avec Guillermo, reste “figée dans la dévastation”. L’expression oxymorique pour dire la pétrification du personnage atteste une tension qui parcourra l’ensemble du livre : celle entre arrêt et mouvement. Tandis que la mer ne cesse de s’élancer sur les terres, des vies s’arrêtent ; tandis que le corps est happé par la mort l’être s’entête, résiste, donnant à voir une dualité, une lutte avec lui-même. Ainsi le chaos est-il révélateur de l’altérité que chacun porte en soi :

Yûko, à moitié détruite mais vivante, le corps capable de se renforcer, de refuser la mort, de se nourrir encore et de recommencer à vivre avec une détermination et une obstination qui seront comme deux étrangères en elle, deux inconnues fichées au plus profond de son être. Elle ne saura pas non plus que le monde va bientôt regarder vers elle et vers la côte de Tohoku, puis, avec son étrange compassion et cette attention teintée de peur et d’excitation, de dégoût et de jouissance, vers tout le Japon.

L’hyper-monstre révèle l’étrangeté et rappelle la nécessité d’une résilience ; l’être doit faire expérience de cette tension douloureuse pour naître à soi, ainsi qu’en témoignent les nombreuses expressions antithétiques qui jalonnent l’extrait. Laurent Mauvignier peint dans son livre un homme blessé mais dressé, à l’image de l’homme chez Giacometti comme il l’indique dans un autre entretien : “L’homme, chez Giacometti, n’est pas à terre, même presque effacé il reste debout, et il marche droit. L’humanisme de Giacometti, sa confiance en la résistance de l’homme, en l’homme, est très puissante, très impressionnante”. Cette confiance est celle-là même que l’on retrouve à mesure des pages ; c’est celle de Yûko, celle de Taha qui tente d’apprivoiser sa peur de l’eau, celle de Luli qui traque son passé et rencontre Salma à Jérusalem ; c’est aussi celle de Fumi qui veut parler à sa grand-mère restée au Japon. Autour du monde met en exergue les conséquences de l’épique, présente l’homme debout dans un après dévasté. Yûko, que l’on retrouve plus loin dans le roman lorsqu’il est question de Syafiq, jeune ingénieur originaire de Kuala Lumpur, apparaît ainsi comme “sidérée et seule dans un monde ravagé où elle reste l’unique point de verticalité”.

Si l’épique contemporain ne fait plus appel aux dieux, il convoque néanmoins la verticalité ; écrire l’après du tsunami, c’est tenter de souligner la puissance de l’immanence, voir comment le corps tente de reprendre ses droits. Face à l’horizontalité létale, l’écrivain dresse l’ombre d’une humanité qui tente de se relever. Une humanité naufragée qui cherche le rivage, qui dérive à mesure des pages, à l’image de la structure romanesque qui nous est ici présentée.

Le tsunami comme creuset du narratif

La mise en résonance des histoires dresse en effet une dynamique narrative qui semble s’établir sur le modèle du tsunami : en avançant par vagues, en creusant des sillons. Le roman, qui présente une multitude d’histoires, témoigne avant tout d’un récit qui, à l’instar des digues érigées par les hommes, ne tient plus. Ainsi Autour du monde, s’il est une question lancée au monde, est aussi une question lancée au roman ; il interroge la généricité, non pour la mettre en cause, mais, comme il le dit, pour déplacer les lignes au sein même de la structure romanesque, “pour ouvrir sans fin les portes de l’infini narratif ” . Il faut différentes histoires pour parler de la catastrophe, ou plutôt, pour retranscrire sa déflagration : les multiples récits témoignent de la nécessité d’en passer par la fragmentation afin d’appréhender l’événement, l’homme ne pouvant regarder le monde dans sa totalité : “Le roman est un art mineur, dans ce sens qu’il ne peut dire la totalité. Il peut dire la vérité, mais toujours par le bout de sa lorgnette, de sa finitude. La vérité qu’il cherche, ce n’est pas l’exhaustivité, c’est le parcellaire porté à incandescence ”.

Chaque nouvelle page amplifie l’onde de choc, même si les fictions semblent parfois a priori éloignées du récit originel. Les mots reprennent, poursuivent, pour dire qu’il faut continuer malgré la déchirure, avancer avec la blessure. L’histoire inaugurale – préhistoire -, celle de Yûko et Guillermo, peut ainsi se lire comme la première vague du tsunami, celle à partir de laquelle les autres récits adviennent. Cette incandescence est ici exacerbée par l’omniprésence de l’eau, élément thématique et symbolique qui diffracte le parcellaire et en même temps, crée, par le système d’écho entre les histoires, du continuum. Le chaos relève d’une dynamique scripturale qui dynamite le récit et en même temps permet à chaque déflagration de se prolonger à travers une nouvelle histoire. L’épique contemporain prend la forme, selon l’expression de Johan Faerber, d’un “roman-monstre”, d’un roman qui ne cesse d’enfanter des histoires, qui dépasse, déborde, repoussant sans cesse un peu plus les limites narratives. Cette “écriture du débordement”, ainsi que l’a formulé Karine Germoni, laisse apparaître à chaque page un peu plus la puissance agissante du fabulaire : la fable sécrète d’autres fables, à l’image d’une hydre à plusieurs têtes. En ce sens, certains passages évoquant la mer peuvent s’entendre dans une dimension méta-narrative ; ainsi lorsque Dimitri Khrenov explique aux autres membres présents avec lui sur le bateau l’Odysse A le mécanisme du tsunami, il fait également sourdre l’art poétique du romancier :

Vous savez, la plaque rebondit et c’est ce qui déclenche une vague. La première vague. Elle est forcément assez minuscule, si l’on veut, mais plus elle s’éloigne du point de fracture, plus elle s’éloigne de sa source et plus elle approche du rivage, plus elle gagne en puissance. Elle gagne en force, elle se nourrit d’elle-même, elle génère sa puissance et sa vitesse, elle peut faire plus de huit cents kilomètres / heure ! c’est un monstre, un hyper-monstre, vous vous rendez compte !

La référence homérique à l’Odyssée, qui tisse un lien entre l’épopée antique et la fiction épique proposée par Laurent Mauvignier, fait apparaître le geste scriptural qui préside à l’écriture du roman. Le tsunami, creuset de l’écrit, innerve le narratif ; il irradie le texte, déploie sa puissance à chaque fiction un peu plus, abolissant définitivement les limites narratives. L’apostrophe aux personnages, qui devient dans le même temps apostrophe au lecteur, montre un roman pris de vitesse, emporté par son propre mouvement.

Cette mise en mouvement, loin d’être circonscrite à l’architecture romanesque, touche également les phrases. L’écriture apocalyptique est une écriture du mouvement, où les mots sont jetés, où la phrase, emportée par son propre tourbillon, ne peut plus s’arrêter :

L’alerte est partout, sirènes, alarmes, les voix, les cris, les regards et la terreur et l’incrédulité – mais pour lui, le vacillement de l’alcool, l’alcool vacille en lui, Guillermo vacille en Guillermo et il va marcher vers la plage parce qu’il entend des voix qui viennent de là-bas, qu’on vient de là-bas, Yûko le regarde partir et lui dit en japonais – elle ne crie pas, c’est seulement dit entre les lèvres, comme un murmure, une voix étouffée, douce, désolée déjà, avec ses mots qui sont ceux de sa langue et de son désespoir, il ne faut pas aller là-bas.

La phrase, relancée par l’anadiplose, témoigne d’une écriture de l’urgence pour dire la fin du monde ; une écriture qui ne peut faire de pause, qui vacille, devient geste de vacillement, mouvement de bascule qui bouscule le lecteur. Écrire le chaos, c’est tendre vers ce moment où l’epos ne s’arrête plus, où la parole devient geste de refus face au figement du corps des hommes. Alors les mots courent, dansent, débordent, dans un phrasé proche de la glossolalie qui fait voler en éclat les limites langagières, interroge la langue et la défait, comme si la syntaxe n’était plus suffisante pour supporter le poids des mots, le poids de la mer, le poids de l’humanité dévastée :

Les bandeaux défilent au-dessous des images et c’est comme si les mots se couraient les uns après les autres dans une course poursuite sans fin, effrénée, les commentaires, les faits, l’impuissance à rien circonscrire ni tenir, les mots comme un liquide, une eau qui s’échappe, un torrent et Fancy reste figée devant les images qui ne finissent pas, elles non plus, des dizaines de citernes et de voitures minuscules sous un brasier couleur d’or et de cuivre, des boules de flammes, des bouquets qui enflent, roulent, gonflent, se déploient au-dessus et recouvrent le ciel d’une couleur épaisse et chaude.

La comparaison formulée entre les mots et un liquide dresse le constat d’une impossibilité qui paradoxalement devient à l’origine du geste adamique : parce que les mots sont incapables de retranscrire, de circonscrire l’événement, ils se font eux-mêmes événement, créant une nouvelle langue. Face au “fascisme” de la langue, l’écrivain propose “[…] une langue qui lui semble ne pas avoir de grammaire, d’ordre établi, qui parle par éclats explosant à ses oreilles” ; une langue chaotique, où les verbes s’entrechoquent (“enflent, roulent, gonflent“), où la gradation (liquide / eau / torrent) organise une montée en puissance des mots qui se déversent sur la page, laissant se décupler la force d’une parole spectaculaire, donnant à voir l’epos qui pousse les mots, les fait dériver vers d’autres, sans arrêt possible.

Un epos polyphonique

Cette abolition des limites est également remarquable à travers le continuum qui s’opère entre la narration et les discours rapportés. Si la disparition de marqueurs typographiques (tirets, guillemets) n’est pas un élément nouveau dans l’œuvre de Laurent Mauvignier, l’auteur poursuit ici cette abolition, amplifiant les ambiguïtés de la parole pour mieux faire résonner la schize du sujet. Cette étrangeté à soi est notamment manifeste lorsque Dimitri Khrenov, atteint d’Alzeihmer, accable sa fille, emporté dans une crise de folie où se mélangent tout à la fois narration, discours indirect et discours direct :

Mais au lieu de l’écouter il s’était mis à gueuler, à repousser Vera et Frantz. Cette chaleur qu’ils voulaient faire remonter de son corps en le frictionnant il la trouverait tout seul, en gueulant. Tout à coup il s’était mis à les regarder l’un et l’autre comme des petits merdeux, surtout Vera qui ne ressemblait à rien, Vera toujours mal habillée, quel mauvais goût, Vera sans talent pour elle-même, sans élégance, elle qui avait été une enfant si lumineuse, non, comment on avait pu gâcher une telle enfance ? Tu as toujours voulu tout gâcher, tu n’as jamais su t’habiller, tu n’as jamais voulu […] Ils le voyaient reprendre des forces pour dire que Vera n’avait jamais eu l’élégance de sa mère, qu’elle était lamentable avec ses cheveux auburn et ses pulls, ses jeans, tu aimes ça, ça te fait un gros cul, tu sais, tu le sais au moins ?

La voix du narrateur se superpose à celle de Khrenov qui jette les mots au visage de l’autre, qui ne s’arrête plus, qui ne se possède plus. L’adresse à l’autre marque la déchirure, ouvre la faille d’un discours où vacille l’unicité du sujet. La polyphonie fait résonner un bouleversement des limites énonciatives, bouleversement qui coïncide ici avec l’abolition de la raison. Dérive vers la folie, vers l’hybris ; le souffle de l’écrit ne se contient plus, la parole s’emballe et s’échappe, installant une lézarde au cœur du dispositif énonciatif. Cette échappée de la parole est celle-là même donnée à voir à la fin du roman à travers l’histoire de Fumi ; la jeune Japonaise, venue visiter la France, apprend la mort de ses grands-parents anéantis par le tsunami, mais refuse d’y croire, refuse que sa parole – la parole – cesse de circuler :

Il faut regarder la vérité en face, Papy et Mamie sont morts et c’est tout. Moi j’avais l’enregistreur dans la main et je savais que tu étais vivante. Il faut que tu sois vivante, il le faut, Mamie, Mamie, il faut parce que sinon à quoi bon parler dans le vide, à quoi bon parler pour personne, sinon ?

Fumi, qui prend le relais de la narration (l’histoire s’ouvre par le biais d’une voix narrative) fait résonner à travers ses formules répétitives proches de la litanie le souffle polyphonique qui traverse l’écriture du roman : un souffle où plusieurs voix se mêlent pour résister à la fin (de la raison, du monde), où la parole, de façon utopique, traverserait les continents et rapprocherait les hommes déchirés par les ravages du séisme. Si les différentes voix dans le roman attestent là encore une nécessité de passer par un système d’échos pour approcher l’événement, elles témoignent a fortiori de cet humanisme recherché après le désastre. L’enregistreur à la fin du livre, qui peut se lire comme un avatar du roman, symbolise cette idée d’une parole pro-jetée, d’une parole toujours en mouvement qui prolonge le souffle de l’homme. Il consigne la voix, les voix, celles qui disent l’homme blessé, celles qui disent l’humanité dressée dans un après.

Représenter l’épique : la question de l’image

Cette importance de la circularité est constamment rappelée par la question de la représentation posée par le texte. La langue en mouvement vient contrer le figement des stéréotypes que l’écrivain déconstruit à mesure du texte, comme si écrire le chaos était d’abord chercher à abolir les clichés, à prendre de la distance avec les images convenues du tourisme : “si elle joue la Japonaise, alors Guillermo jouera le Mexicain forcément machiste, le touriste excité par la geisha fantasmée”. De façon humoristique ici, l’écrivain met en cause la représentation qui résulte d’une image conventionnelle ; chacun tient un rôle prédéfini, où l’altérité, circonscrite, ne peut se mouvoir. Avec Autour du monde, l’écrivain interroge et sonde la pertinence de l’image dans une société surmédiatisée, saturée par les images télévisuelles du séisme, de “fin du monde” (l’expression est d’ailleurs convoquée pour mieux être figée) ; c’est pourquoi on constate de nombreux personnages qui apprennent, voient le tsunami par le biais de la télévision. Cette image révélée par les médias fait parfois signe du côté d’un dysfonctionnement ; l’image alors n’informe plus, elle divertit, détourne, projette une catastrophe qu’elle semble éloigner de l’être au moment même où elle la diffuse, ainsi que le souligne ce passage avec Frantz :

Maintenant, alors qu’il rentre dans sa cabine, Frantz allume la télévision. Il fait ça sans vraiment réfléchir, il veut voir les images du séisme, presque par réflexe, par curiosité malsaine, par ennui, pour se divertir tout en se racontant que c’est pour se tenir informé. Il veut voir les images dont Khrenov a parlé, mais les images d’un tremblement de terre sont toujours un peu convenues.

Le spectacle du chaos se mue en spectaculaire, l’homme devient ce voyeur qui transpose la fiction sur la réalité, celui qui superpose les images découvertes de l’épique sur celles déjà vues. Dans cette monstration de l’image-monstre, de l’image haptique, se lit le désir de faire coïncider ce qui arrive, l’accident, à ce qui s’est déjà produit. Déversement d’images, détournement de l’image : Autour du monde interroge la force de l’image quand elle est exhibition du pire, projection banalisée de la violence. Une violence qui se répand dans l’ensemble du texte et qui survient aussi parfois à travers un autre vecteur : la radio. Ainsi en est-il du chauffeur de taxi à Jérusalem : s’il ne voit pas directement les images (il écoute la radio), il les crée à partir d’une représentation mentale déjà convenue :

et enfin il lance, je vous disais, oui, le truc à la radio, c’est dément – le Japon, ce qui se passe au Japon, vous n’avez pas entendu ? Un tremblement de terre comme ça n’arrive qu’au cinéma. Je veux dire, le cinéma américain. Vous voyez, des vagues qui engloutissent des gratte-ciel, un cataclysme, la fin du monde. Non, vraiment, c’est hallucinant ce qu’ils disent.

Le participe présent adjectivé “hallucinant”, s’il traduit la stupéfaction du personnage, renvoie également à l’hallucination mentale qui permet de décrypter l’information selon un prisme déjà établi. Le cinéma américain façonne ici une représentation du chaos de laquelle il semble difficile de se départir, l’image spectaculaire ayant bien une fonction haptique. Cette superposition représentation mentale / images du tsunami tend dans certains passages vers une perception ordinaire de l’épique, au point de ne pas susciter de réaction face aux images du désastre. Si la mondialisation permet très vite une réception de l’information, elle introduit également une banalisation de l’épique ; l’homme peut choisir de mettre de côté l’extraordinaire, refusant le pathos, refusant l’écho qui s’offre à lui. Ironie tragique des images : leur surexposition entraîne paradoxalement un vide dans la réverbération et tisse parfois un écart entre les hommes. Écrire le chaos pour Laurent Mauvignier, c’est alors aussi montrer comment les liens entre les hommes se distendent, comment l’épique, représenté par des images mobiles, est autour de l’homme et non plus face à lui. Le dialogue à la fin du roman entre Vince et Deanna, deux Américains, illustre de façon paroxystique cette mise à distance de l’extraordinaire, posant une distinction entre voir et regarder :

— Qu’est-ce que tu veux que ça me foute, moi, Katrina ?
— Comment ça, qu’est-ce que ça peut te foutre ?
— Vince, t’as vu les images, non ?
— Ouais, je les ai vues, bien sûr que je les ai vues.
— Et… c’est tout ?
— Je peux te dire que j’en ai rien à foutre, si tu veux.
— Vince, tu plaisantes ?
— Que des faces d’omelettes au Japon se bouffent des vagues de trente mètres ou que tes copains les Nègres se prennent un cyclone dans la gueule, si c’est ce que tu veux savoir, j’en ai vraiment rien à foutre.

Les clichés racistes qui figent l’image de l’autre participent d’un processus qui annihile le réel en mouvement. Dans ce dialogue devenu duel verbal s’entend le refus chez Vince d’accueillir le monde. Le verbe “voir“, qui sature l’extrait, souligne combien les images sont devenues lettre morte. L’expression familière “j’en ai rien à foutre”, déclinée sous plusieurs formes dans le passage, témoigne d’une béance entre soi et les autres et révèle la tension qui œuvre en sourdine dans cette famille : l’explosion de Fukushima déclenchera un drame plus intime, comme si l’image épique permettait de façon périphérique de raviver la blessure que chacun porte en soi, de faire résonner ce qu’il y a de plus intolérable dans l’ordinaire. Si l’image extraordinaire de la télévision ne trouve plus de résonance directe et se répercute en l’être sur le principe de l’onde de choc, il apparaît néanmoins que l’écrivain propose une autre façon de voir le désastre : l’image picturale.

La référence au Radeau de la Méduse à la fin du roman peut se lire comme le désir d’évoquer ce qui subsiste du monde. Le naufrage en 1816 de la frégate “La Méduse”, naufrage qui inspira Géricault, s’il permet d’établir un lien avec le tsunami, de relier le Japon à Paris et de relier l’histoire de Fumi à celle de Yûko, est aussi celui d’un texte qui donne à voir les vestiges de l’épique. Mauvignier se refuse à l’ekphrasis, la référence à l’œuvre picturale étant trop universelle, ancrée dans l’inconscient collectif, pour que l’écrivain se livre à une description détaillée du tableau. Il s’agit ainsi de donner à voir (sans décrire) l’après tsunami, le naufrage après la tempête, comme si l’hypermédiatisation de l’événement survenu en 2011 entraînait tout au contraire dans l’écriture une raréfaction de l’image. La représentation mentale prend le relais de l’image picturale, deux époques se superposent alors : celles des XIXe et XXIe siècles. L’écriture projette sur la page une image qui ne s’actualise pleinement qu’en passant par une représentation antérieure, créant un continuum entre deux époques, un continuum entre deux continents, entre deux histoires ; celles du début du livre (Yûko) et celle de la fin (Fumi) : “Quand on était au Louvre, je t’assure, on a ressenti un profond et lourd silence en voyant un tableau avec des hommes à moitié nus et morts sur un radeau. Ayaka, le lendemain, au petit déjeuner, a dit qu’elle avait rêvé du tableau et que dessus, avec les gens, il y avait des objets à nous, des bibelots, des lampes renversées”. L’image picturale à la fin du roman fait poindre la verticalité et refuse la fatalité. L’image épique dépassée engendre un renouvellement de la représentation (par le rêve), soulignant une fois de plus la tension à l’œuvre dans l’écriture : si l’image présente la dévastation, elle engendre aussi dans l’écriture d’autres manières de lire l’épique, de le traduire.

En ce sens, l’écriture apocalyptique dans Autour du monde se fait à elle seule acte de résistance ; elle est ce mouvement débuté mais jamais arrêté, initie une représentation de l’épique qui se poursuit bien au-delà du roman. Les deux figures féminines qui encadrent le texte, survivantes chacune à leur manière, placent la vie avant la mort, montrent la vie après la mort, là où les mots constituent le radeau sauvé des eaux. Là où les mots tissent du lien dans le chaos : “Il imagine les montagnes de sacs postaux et il pense à tous ces mots, par millions, qui s’écrivent, se lisent, se froissent, s’oublient, s’ignorent, et à tous ces gens qui se frôlent et ne se rencontreront jamais”.

Laurent Mauvignier, Autour du monde, Minuit, 2014 & Voyage à New Delhi, Minuit, « Double », avril 2018, 80 p. — Lire un extrait