Silvina Ocampo : La chambre noire de l’écriture (Sentinelles de la nuit)

Silvina Ocampo, Sentinelles de la nuit © éditions des Femmes

Pour Silvina Ocampo (Buenos Aires, 1903-1993), l’acte d’écriture allait au-delà de la publication elle-même. Elle se livrait en effet à une écriture secrète, car elle cherchait à demeurer dans l’ombre, loin des obligations sociales que le milieu aisé dont elle était issue lui imposait. Dans son livre posthume Sentinelles de la nuit, nous découvrons cet univers nocturne, où les différentes formes fragmentaires explorées sont autant de tentatives – volontairement ratées – d’un autoportrait. Tout au long de ces pages étonnantes, nous assistons à une savante décomposition du je, impliquant une pratique hybride du texte, à l’image du psychisme dans ses flux indivisiblement conscients et inconscients. « L’image indéchiffrable est mon je inaccessible », affirme-t-elle et place ainsi son écriture du côté d’un savoir corporel, nocturne, proche des rêves : « Depuis l’enfance, lorsque je suis sur le point de m’endormir, je vois soudain surgir dans l’obscurité absolue de ma chambre une sorte d’armée bleu et rouge qui avance dans ma direction, jusqu’à ce qu’elle se perde et que je la retrouve dans un autre angle de la pièce obscure où elle réapparaît, prête à suivre la même trajectoire. […] Cette armée a toujours été pour moi l’armée de la nuit. »

Les quatre ensembles composant ce volume comprennent une vaste période, de 1950 à 1987, et donnent à lire les multiples facettes de cette écriture marquée par un goût pour les formes brèves. D’où l’importance que, pour elle, avait la nouvelle, genre qu’elle considérait être à l’origine de la littérature — deux recueils sont disponibles chez Gallimard, Faits divers de la terre et du ciel et Mémoire secrètes d’une poupée —, un genre presque « génétique ». Comme dans La promesse, la digression devient ici un véritable principe de composition : des juxtapositions, des sauts brusques donnent un rythme à ces « inscriptions sur le sable », ces épigrammes et analectes qui forment une sorte d’anti-puzzle, puisque chaque fragment est solitaire. Le fragment apparaît comme un symptôme assumé de cette décomposition, qui frappe le sujet au moment de se confronter à sa propre image dans le dédoublement qu’est l’écriture, mais aussi dans le regard des autres.

« C’est peut-être le livre que j’aime le plus », disait Silvina Ocampo de Sentinelles de la nuit. Sans doute parce qu’il rassemble des restes d’écriture – car chez elle la réécriture était sans fin – condensant la mort et l’oubli qui l’ont toujours hantée : « Je suis un plan de Buenos Aires, […] je ne suis pas une femme. Le plan qui déplient les émigrants qui se sont perdus, le plan qui ne sert à rien. Je dois mourir. Telles étaient mes pensées une nuit de juin 1955. »

Au-delà de toute pudeur, de toute image idéalisée de soi, ces fragments nous incitent à remettre en question notre perception de nous-mêmes, à nous interroger sur nos rapports aux autres, à transformer notre manière d’appréhender le monde. Cette écriture qui s’infiltre partout parcourt les recoins les plus intimes des sujets qu’elle décrit : « comme l’eau, nous dit encore Ocampo, je connais des secrets honteux ». Car, bien que secrets ces écrits s’inscrivent dans un dialogue avec un autre tour à tour aimé, désiré, haï ou craint, comme en témoignent les fragments consacrés à sa famille ou à ses amis, Jorge Luis Borges, Julio Cortázar, Italo Calvino, Jules Supervielle, Alejandra Pizarnik, à qui elle dédie par ailleurs l’ensemble de textes donnant titre au recueil.

L’enfance, avec ses peurs et ses nostalgies, occupe également une place privilégiée dans ces textes, les situant dans une sorte de « présent perpétuel ». Mais le regard des enfants n’est pas enchantement ou naïveté. Au contraire, comme dans le reste de son œuvre, il dévoile les êtres, leurs failles et faiblesses, la cruauté du monde social. À la manière de cette surprenante liste d’animaux qu’elle a eu au cours de sa vie, associant la vulnérabilité des enfants à celle des animaux, les différentes façons dont tous sont en quelque sorte domestiqués, et la souffrance qu’il en découle.

L’écriture de Silvina Ocampo nous invite à renouer avec ce qui reste indomptable en nous et d’où émane peut-être cette étrangeté qu’elle introduit dans la langue, cette recherche de la rendre étrangère à elle-même : « Je n’ai pas grandi avec l’espagnol, mais avec le français et l’anglais, quand j’avais quatre ans et j’habitais à Paris, racontait-elle lors d’un entretien. Je les voyais comme des langues toutes faites ; par contre, avec l’espagnol, je sentais qu’il fallait le réinventer, qu’il fallait refaire la langue. »

Sentinelles de la nuit nous permet alors d’entrer dans cette chambre noire de l’écriture, de comprendre de l’intérieur cette œuvre immense, que le travail de traduction d’Anne Picard nous permet de découvrir avec toute sa force.

Silvina Ocampo, Sentinelles de la nuit, traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Picard, éditions des Femmes-Antoinette Fouque, février 2018, 132 p., 13