Xavier Person : « Il est des silences dont on ne revient pas si facilement » (Derrière le Cirque d’hiver)

Le premier récit de Xavier Person est un jeu de cache-cache.
« N’avais-je pas confondu ma vie avec celle des autres ? Ne devrais-je pas me livrer plus franchement plutôt que de me cacher derrière leurs histoires ? ».
Contre l’écriture continue du roman, le récit se donne ici par fragments. C’est une galerie de portraits que nous invite à visiter l’auteur, et le je autobiographique y paraît dans les intermèdes du défilé des autres. C’est le principe de l’épigraphe empruntée à Jean-Jacques Schuhl, auteur d’un premier roman (Rose poussière) composé comme un montage de portraits de gens célèbres, qui se superposent pour n’en former plus qu’un, celui d’un je qui les unirait tous. Chez Xavier Person, les visages de gens ordinaires, issus du quotidien de l’auteur, laissent place à la figure d’un je parcellaire, dernier masque offert à la projection du lecteur.

Contre les habits spectaculaires du romanesque traditionnel, qui privilégie les grands transports et les situations exceptionnelles, le récit s’accroche là à l’anecdote, à l’infime, ce qui se perçoit à peine et ne se montre qu’à moitié. Xavier Person attrape ses personnages au vol, par l’éclat triste ou fou d’un regard, l’hésitation d’une voix, la dureté d’une expression : autant de détails qui happent le regard d’un narrateur à l’affût des plus petites saillances. D’emblée donc, le livre s’inscrit dans une veine qu’on dirait perecquienne, parce qu’elle repose sur une conversion de l’attention au détail et à l’infime, à tout ce qui compose le vaste ensemble de l’« infra-ordinaire ». Cette galerie de portraits est un exercice d’observation, qui répond au programme de l’écriture perecquienne telle que Claude Burgelin l’énonce dans son essai sur Georges Perec : « Trouver comment dire son intimité ou son étrangeté avec les espaces par des mots simples, des approches désarmées, des recherches tâtonnantes. Retrouver l’abrupt, l’incongru, le percutant des questions et divagations de l’enfance ».

Attraper les autres par leurs fragments sensibles, et par ce biais saisir l’expérience humaine de la vie en se défaisant des habitudes descriptives ou narratives préconstruites, serait un moyen d’être présent à soi et dans le monde. Le regard est empathique, il cherche comment se lier à l’autre, et à travers lui comment former une communauté sensible, qui en appelle au lecteur comme ultime témoin de ces éclats de vie.

A l’ « intersection » des amis du narrateur ou d’inconnus, comme par collage, s’esquisse une cartographie vulnérable de l’angoisse et du bouleversement. Intersection : c’est le principe de composition du texte qui s’énonce là. L’écriture procède par croisements et rencontres, au risque de la dissolution de soi dans la quête de l’autre ou, au contraire, au risque que le narrateur empiète avec sa propre vie sur ces vies qui ne sont pas la sienne. Ces deux risques symétriques, Xavier Person les conjure en exhibant sa méfiance et ses scrupules. L’écriture demeure sous surveillance réflexive, elle se garde d’occulter son sujet – d’autant plus que les figures qui attirent l’auteur relèvent d’une nature spectrale, de l’entre-deux.

L’entre-deux, c’est d’abord celui du lien familial brisé, entre intimité et distance impossible à combler. On oublie les visages de ses proches, perdus de vue depuis longtemps, voire jamais connus. On croise son grand-père dans le quartier où l’on vit sans savoir qu’il y habite aussi depuis toujours ; on évite le regard de sa mère, avec qui on est brouillé, lorsqu’elle passe sur le trottoir d’en face. On jalouse son frère. On est incapable d’adresser la parole à son père. On éprouve la perte de soi dans la présence de ses enfants. Les personnages de Xavier Person forment un peuple désancré.

Au paroxysme de cette hantise de la solitude, les familles sont cernées par la mort. Les pères, surtout, meurent dans ce livre : celui du père de Louisa est tué par un officier français dans une rue de Sétif ; celui de Marie, fauché par une voiture au moment d’une confession qui devait les rapprocher plus sûrement que jamais ; celui encore de Claire est mort lorsque celle-ci était enfant, et elle croit remédier à son absence en achetant un appartement qui ressemble à celui de son enfance. Car les lieux gardent la mémoire de ceux qui les ont habités : chambre d’enfant que l’on visite des décennies plus tard, rues que l’on parcourt au hasard des réminiscences, et le Cirque d’hiver, derrière lequel habite l’auteur, témoin des rafles d’hier et des attentats d’aujourd’hui. L’ombre de Perec, là encore, plane sur ces pages. Les enfants, aussi, deviennent des figures paradoxales de mort. Le fils de Brigitte, métaphoriquement disparu dans le néant d’une vie occupée à « rien », menace d’une annulation totale et contagieuse ; ou celui de cette femme croisée dans un bar, qui cherche en embrassant le visage du narrateur à toucher de ses lèvres celui de son fils défunt qui lui ressemblait trait pour trait. Le fils du narrateur, enfin, alors âgé de presque quatre ans, qui s’effondre à l’école sous les assauts d’une crise de convulsions, et sombre dans un coma de vingt-quatre heures.

Cette béance crève le livre à la fin du premier tiers, et marque un palier dans la présence croissante du je. Elle polarise une série de figures enfantines représentées dans des instants de brisure : le hurlement du tout petit sur un quai de la station Bastille face au regard froid de sa mère ; le masque animalier d’une fillette qui la sépare, pour quelques heures, de la complicité heureuse avec sa mère ; même la naissance du fils de l’auteur est une scène bouleversante d’obscurité et d’anéantissement, marquée par la perte de tout repère. Mais l’enfant entre tous, dans ce livre, est Dora Bruder. On suit sa piste depuis les premières pages, par la grâce d’une nouvelle « intersection » : la mère d’une amie, Viviane, a longtemps été hospitalisée à la fondation Rothschild, juste à côté du pensionnat où était inscrite Dora Bruder, au 62, rue de Picpus.

Disparaître, fuir, s’évanouir. Tous ces portraits sont tendus vers leur effacement, qui se décline en de nombreuses figures. La fugue (celle de Dora, celle du narrateur enfant, puis adolescent), le grand saut (en parachute) pour Sandra qui vient de fêter ses cinquante ans, comble de joie projeté sur la toile d’une mort qu’on mime ; la folie brusque de ce passager du métro qui soudain envoie des coups de poings violents contre la vitre et puis s’arrête, sidéré ; la folie calme de cet homme habillé seulement d’un collier de chien sous le drap qui lui entoure les épaules. La mort, bien sûr, sous toutes ses formes réelles ou mimées (chute libre, évanouissement, sommeil trop lourd de l’enfant anesthésié à l’éther ou des corps des sans-abris de Paris réfugiés dans le métro). Les drogues : alcool, herbe, héroïne ou morphine, qui font atteindre la paix d’un évanouissement, « un retour de la sensation sur elle-même, qui se pouvant percevoir en tant que telle ferait cette blancheur dont [le personnage] a le regret ». On distingue les traits de Blanchot dans la virevolte de cette danse spectrale. Toutes ces métamorphoses de la disparition se rassemblent, dans le dernier tiers du livre, en un faisceau historique, et on bascule avec l’auteur de l’observation minutieuse du quotidien à l’enquête tendue vers un passé trouble.

Ainsi, Dora Bruder ne dirige pas seulement la cohorte des fantômes du texte : la référence intertextuelle figure comme le signal métonymique d’une pulsion investigatrice. L’attention hypersensible à l’autre qui préside d’abord à cette galerie de portraits emprunte alors le couloir sombre d’une histoire longtemps tue, sur les pas de Modiano. « Il faut longtemps pour que resurgisse à la lumière ce qui a été effacé », écrit celui-ci, et le narrateur se livre à une enquête de son propre fait qui se déplie, une fois encore, à l’intersection des différentes strates de l’écriture. Par voie oblique, d’abord : Louisa, l’artiste dont les traits correspondent le mieux à ceux du narrateur, dit son inquiétude à l’idée de croiser un jour, à Paris, le chemin de l’officier qui a tué son grand-père. Avec elle, le fragment remonte la piste du meurtrier pour parcourir l’Algérie française et l’Union Soviétique – mais en pointillés seulement, et en surimpression sur le palimpseste familial. Louisa ne porte qu’un éclat d’Histoire dans la galerie des instants subreptices qui composent ce livre. On croyait avoir affaire à une galerie de portraits, et on finit, avec le narrateur, par dépoussiérer des archives jusqu’ici tenues secrètes et par braquer la lampe sur les zones les plus lugubres de l’histoire mondiale.

L’enquête du narrateur le mène aussi sur les traces de sa propre famille, à partir du grand-oncle bonhomme qu’on croisait de temps en temps, toujours sur le même banc du même parc. Nouvelle figure spectrale, il ouvre une brèche dans le quotidien où surgit l’ombre de son frère, Marie-Joseph Person, dit Person de Champoly, qui fut pendant dix ans Chef de la Milice du Poitou. Curieux, le narrateur découvre dans ses recherches un autre oncle, du côté maternel cette fois, accusé de collaboration. La filiation, leitmotif de ce livre mélancolique, est faillée, rompue, en amont comme en aval. Ces béances font signe vers les mensonges ou les zones d’ombre des familles, et le roman familial adopte les traits du roman d’enquête. « Je me suis souvent dit qu’il n’y avait pas d’histoires dans ma vie, à peu près rien à raconter. Mais n’est-ce pas plutôt que nous ne voulions pas d’histoires ? ». La Seconde Guerre mondiale hante le texte par à-coups, à travers les souvenirs de personnages dont les parents ont subi la déportation, dont l’enfance aura alors été marquée par le récit – ou l’absence de récit, beaucoup plus souvent – de ces années de peur, où disparaître offrait une voie possible de salut. On voit comment les fils qui traversent ces fragments se croisent, liant ensemble les motifs de la famille, de la judéité, du silence et de la spectralité. On marche là dans l’ombre de Perec et de Modiano, de Robert Bober, aux côtés, aujourd’hui, d’Ivan Jablonka, de Lydie Salvayre, ou encore de Didier Daeninckx.

Contrairement à eux, toutefois, l’enquêteur adulte ne semble pas plus sûr de sa trajectoire qu’il ne l’était, enfant, lors de sa première fugue : il s’était, alors, perdu plus qu’il n’était parti. De même, son enquête incertaine avance au gré des hasards et des coïncidences ; son récit, au gré des associations de pensée, pour un effet de réseau qui doit beaucoup au principe de l’attention flottante prônée par la psychanalyse. Avec Evelyne Grossman (Éloge de l’hypersensible, Minuit, 2017), on peut souligner l’accointance proprement contemporaine entre l’écriture de l’(hyper)sensibilité, à l’œuvre ici dans l’attention au moindre détail de l’espace comme des visages, et les principes de la psychanalyse, largement thématisée dans le texte : « L’hypersensibilité pourrait bien apparaître alors comme un outil d’analyse, un instrument de connaissance fine au service d’un mode de pensée subtil, aussi fragile qu’endurant – retrouvailles par là même avec un certain savoir psychanalytique ».

Dans ses ramifications à travers le corpus contemporain, le prisme de la psychanalyse fonctionne largement comme voie de saisie du monde, selon un retournement paradoxal qui oriente l’étude de l’intime (l’âme) vers l’extime (le monde). L’hypersensible devient une nouvelle figure de l’enquêteur, la psychanalyse une méthode d’investigation. C’est aussi, par exemple, à travers l’anecdote et le détail qu’Emmanuel Venet, psychiatre de métier, esquisse un autoportrait en creux parmi une galerie de personnages de son enfance. Dans son Précis de médecine imaginaire (Verdier, 2005), Venet s’appuie sur une taxinomie aléatoire de pathologies physiques ou psychologiques pour susciter la parade, ironique et tendre, d’un « petit peuple qui traîne cahin-caha ses peines et ses misères ». Dans cette foule de figures anonymes, on retrouve des échos avec les fantômes de Person. La grande différence, toutefois, est que Venet capte ses personnages au gré de véritables rencontres – certes banales, rapides, parfois moqueuses, tandis que les mots de Person achoppent sur une série de rencontres manquées, amitiés qui ne « tien[nent] pas », « lien[s qui] ne parvien[nent] pas à se nouer », pour conjurer le vide dans un vertige sans fin.

Dans la farandole de ces êtres qu’on voudrait mieux accompagner, une attention particulière est portée aux figures des marges, dans la fulgurance des juxtapositions historiques : migrant aperçu pour un instant aussi rapide que brutal, lui, dissimulé parmi les bagages et bientôt délogé par le contrôleur ferroviaire pour remise à la police, face au narrateur consterné ; sans-abris condamnés à marcher toute la nuit dans la ville pour se tenir chaud, que le narrateur et sa compagne trouvent au matin dans les stations de métro quasi-désertes ; résistants torturés à mort par la Milice française ; juifs révoltés et massacrés dans le ghetto de Varsovie. Derrière la pitié immense que le narrateur éprouve alors, c’est l’efficace de cette empathie qu’il interroge, le statut du texte qui la porte qu’il passe au crible. « Je voulais mettre des mots sur ma lâcheté, et je pensais à part moi aux pages que j’avais été satisfait d’écrire ces derniers jours » : pas de faux-semblants, de rationalisation a posteriori, ni d’autojustification. A la place, un malaise profond, une inquiétude quant à sa passivité d’observateur, au risque de la complaisance égocentrée qui pourrait le mener à combler par l’écriture l’espace vide que dessine l’absence des autres.

L’inquiétude et le scrupule caractérisent la plume de Xavier Person, tournée vers les autres en même temps qu’elle s’oblige à un lancinant examen de conscience. Le texte prend en charge un souci critique (et non un discours : ce que Person met en place tient de la sidération et de la question, de l’épreuve de soi et du monde) entremêlé d’une interrogation réflexive constante, caution de ce geste qui en interroge les limites, la justesse et le point de vue.

Ce récit qui interpelle le lecteur et l’oblige à un dessillement s’inscrit dans un pan large du contemporain, dont l’implication historique et sociale passe par le recentrement sur l’expérience subjective et individuelle, point d’ancrage d’une relation d’empathie qui implique le lecteur. Les détresses personnelles s’ouvrent sur les blessures collectives. La hantise du passé – les traces et les souvenirs du nazisme, de la collaboration et de la Shoah, les déportations en Sibérie – se mêlent aux sidérations du présent : guerre de Bosnie-Herzégovine, attentats du 13 novembre 2015 à Paris, du 14 juillet 2016 à Nice, crise dite « des migrants » et massacres en Syrie. Contre l’ironie dont on a pu faire le syndrome de l’ultra-contemporain, ce premier récit déploie, avec sensibilité et pudeur, puis avec révolte, une écriture tournée vers le pathétique : écriture de l’autre, elle s’attache à reconnaître son trouble pour restaurer avec lui un lien ; écriture inquiète, elle s’affronte – dans le fragment, dans la tentation spectrale et face aux lignes de fuite de l’enquête – au spectre vertigineux de son impuissance.

Xavier Person, Derrière le Cirque d’hiver, éditions Verticales, mars 2018, 144 p., 12 € 50 — Lire un extrait