Marie de Quatrebarbes : « Chaque livre a le poids d’une tranche de vie, sans qu’y pénètre nécessairement de l’autobiographique » (Gommage de tête)

Marie de Quatrebarbes © Jean-Philippe Cazier

Entretien avec Marie de Quatrebarbes autour de Gommage de tête qui vient de paraître chez Eric Pesty éditeur : il y est question de boîte verte et tête coupée, de boules de billard cosmiques, de robinets, soit d’un usage sérieux comme ludique de référents cinématographiques ou artistiques, d’« emprunts et empreintes », de la composition même de ce livre depuis « des forces plastiques qu’on ne peut pas contraindre : C’est une matière dynamique, engagée dans de multiples essais de formes ».


Gommage de tête reprend le titre du film de David Lynch Eraserhead. Le cinéma occupe une place importante dans ton travail : vidéopoèmes, revue La tête et les cornes autour du cinéma d’Alain Cavalier… Quel est l’apport précisément du cinéma dans la construction de ce livre ? Dans quelle mesure la dimension onirique dans Gommage de tête peut-elle être mise en rapport avec l’étrangeté, le fantastique dont relève le film Eraserhead ? Comment s’introduisent dans le travail d’écriture les éléments filmiques ?

Marie de Quatrebarbes : Contrairement à mes livres précédents, Gommage de tête ne s’est pas construit autour d’un projet narratif précis. C’est plutôt un montage de différentes formes de récits. L’enjeu narratif est néanmoins présent, et même accentué en un sens car nourri par l’influence de certains auteurs et cinéastes, dont David Lynch. Eraserhead plane en effet sur le livre, même si le film n’est pas thématisé en tant que tel.
Ce qui m’intéressait, dans Eraserhead, c’est d’abord la manière dont Lynch a travaillé dans le temps, déployant une forme de logique onirique avec une grande économie de moyens : peu d’argent, peu de personnages, pratiquement aucunes paroles, unité de lieu, etc. L’histoire tient en trois lignes. Seulement, on ne saurait écrire ces lignes. L’histoire, ce qu’on en voit et ressent, ne coïncide pas tout à fait avec la succession des dialogues et des actions. On comprend qu’autre chose est en jeu.
Et c’est cette logique émancipée, cette précision dans le flou — faisant, me semble-t-il, assez confiance au hasard — qui m’intéresse particulièrement et que j’ai tenté d’embarquer dans ce livre. Comme si se dessinait, possiblement, une ligne de récit purement matérielle, guidée par les sensations, et qu’on pouvait s’y fier. Le moteur narratif d’Eraserhead s’appuie sur les couacs, les dysfonctionnements : un poulet rôti remue les pattes, une tête s’arrache d’un corps et tombe, etc. Tout le film se déroule dans les bâtiments abandonnés de l’American Film Institute, ruine sur laquelle une « nature » indécidable – morte ou vive – reprend ses droits. C’est un retour à la poussière, au pourrissement, à l’organique — comme si la pellicule remontait à sa source biologique.

Et puis il y a cette scène, donc, où Henry Spencer, le personnage principal, perd la tête concrètement. J’ai été fascinée par cette image de tête perdue, tête sans corps, tête tout sauf abstraite, boule de billard cosmique tout droit sortie d’une sorte d’enquête sur l’entendement hors-humain. De cette tête est prélevée une carotte qui est ensuite introduite dans une machine, puis transformée en gomme. Éric Pesty, l’éditeur de Gommage de tête, a noté qu’elle ressemblait à une linotype — dans le film, Henry Spencer est un imprimeur en vacances.

En ouverture du livre, la référence à Marcel Duchamp, dans une citation qui concerne en particulier la mémoire visuelle ou le défaut de mémoire. Les références au cinéma ainsi qu’à des lectures s’inscrivent plus ou moins discrètement dans le texte. De quelle façon se sont répertoriées ces lectures et se sont-elles immiscées dans le texte ?

J’ai placé cette note, issue de « La Boîte verte » de Duchamp, en exergue, un peu en manière d’analogie amusée à la boîte crânienne d’abord — disons que la boîte est une tête, et la tête un livre rempli de notes. Les notes, dans Gommage de tête, sont en effet parfois des souvenirs de lectures, des emprunts et des empreintes. C’est, par exemple, l’usage d’un mot, sorti de son contexte. Mais l’hommage n’est pas l’héritage, et les figures ne sont pas tutélaires. J’ai voulu, d’une manière un peu décalée et dissidente peut-être, tirer certains fils pour en faire une sorte de filet de pêche. Je le lance et je regarde ce qui remonte à la surface, des bribes de rêves au réveil.

Dans les notes de « La Boîte verte », Duchamp postule l’existence de « Mots premiers (divisibles seulement par eux-mêmes et par l’unité) ». Il y a, dans « Prophéties », un mot inventé, groe, qui est posé comme une espèce de caillou fondamental, une unité sonore et matérielle — pas vraiment un mot premier, en réalité, plutôt la métaphore de ce qu’un tel mot pourrait être. Et c’est le moteur d’un conte, à la fois ogre – ou plutôt ogresse, avec son « e » final non muet – et pissotière – cette dernière étant toujours femelle, note Duchamp. La référence à Duchamp est aussi triviale. Groe évoque Grohe, qui est une marque de sanitaires. Et le cinquième texte du livre, « initiales. », fait penser à Initial, la marque de produits d’hygiène pour les toilettes. Comme quoi, dans Gommage de tête, les emprunts textuels ne sont pas toujours sortis du contexte des livres, mais aussi des toilettes ! Et comme tu évoquais tout à l’heure le cinéma d’Alain Cavalier, je pense ici au film Lieux saints, dans lequel il a monté bout à bout des scènes tournées dans les toilettes de cafés. C’est à la fois une réflexion sur le cinéma, un hommage à un ami disparu – Claude Sautet –, un poème élégiaque à la mère, etc.

 

L’ensemble du livre se compose de six sections. Chacune d’elle propose une forme différente, reprise de façon régulière à l’intérieur de chacune des sections. Le texte expérimente de nouvelles formes qui alternent vers longs et prose dans une structure marquée. Comment ces formes se sont-elles imposées ? Comment s’est opéré le travail de composition ?

Le livre fonctionne par micro-scènes. Il s’ouvre par un conte, « Prophéties », puis il y a une sorte de ballade, à mon avis très romantique, « Générique ». C’est un peu le road-movie du livre. Il y a ensuite un récit de science-fiction, ou de pirates, je ne sais pas, « Trop cuire ». Vient ensuite « Émulsion mineure », une suite d’histoires fondues dans des poèmes comme des sablés à l’emporte-pièce. Les deux derniers textes, « initiales. » et « Point d’acclimatation » sont, à mon avis, des poèmes qui ne sont ni des road-movies, ni des récits de science-fiction, ni des poèmes à l’emporte-pièce. J’aimerais pouvoir réellement écrire une histoire de pirates. En attendant, je fais le poème qui dit que je le fais. C’est une manière de faire semblant, qui est donc une manière de faire.

En ce qui concerne les pratiques d’écriture, ce travail de montage mis en évidence par l’hétérogénéité du texte s’est-il effectué à l’intérieur de chaque section ou d’une section à l’autre ? Les différentes sections ont-elles été écrites chronologiquement, à des moments distincts, ou des assemblages ont-ils été opérés entre les sections ? D’autre part, cette construction qui fait appel à différents genres – conte, ballade/road-movie, science-fiction – appartenait-elle au projet même du texte, portant donc cette intention précise d’écriture ou s’est-elle développée au cours de l’écriture du livre ?

Chaque texte a été écrit pour un contexte précis et indépendamment des autres. Le texte qui s’intitule « initiales. », par exemple, est au départ, une commande de Claude Royet-Journoud pour la revue suédoise slot. L’écriture de ces textes, chacun inscrit dans un contexte relationnel spécifique, a ponctué ma vie, pendant plusieurs années, sans que je pense au départ qu’ils pourraient être rassemblés dans un livre. Je crois que chaque livre a le poids d’une tranche de vie, sans qu’y pénètre nécessairement de l’autobiographique. J’ai besoin, quand je lis un livre, de sentir que le temps a travaillé pour lui. Or, il est arrivé un moment où j’ai senti que du temps avait passé, et que je commençais à m’éloigner de ces textes, à m’en éloigner suffisamment pour les voir et percevoir leurs connexions. C’est là que j’ai pensé que je pourrais peut-être en faire un livre.

 

Une fois cette décision prise, un autre travail a commencé. Il a fallu réécrire les textes pour qu’ils rentrent dans ce nouveau cadre. Cette remise en chantier a fait apparaître une sorte de trame narrative d’ensemble, mais il fallait néanmoins que je veille à ce que les textes ne se pollinisent pas trop les uns les autres, qu’ils gardent leur autonomie, leur caractère clos. Sans quoi tout risquait de retomber en pâte informe. J’ai travaillé d’une façon plus formelle sur la coupe, la taille du vers, afin que chaque partie définisse un espace physique assez codifié au sein duquel le texte est pensé comme un flux, libre malgré tout. Par exemple, il n’y a pas de coïncidence nette entre le poème et la page. Les vers longs – sur plusieurs lignes – contribuent à l’effacement de l’espace consacré, structuré, du poème. Des unités-poèmes se constituent néanmoins au fil de l’eau, mais on est vraiment selon moi dans cette métaphore de l’emporte-pièce. Les pauses, les coupures introduites par les sauts de lignes et les sauts de pages, sont des conventions qui peuvent aussi devenir des indices pour la lecture à voix haute. Le blanc de la page n’est pas vraiment investi au-delà de sa dimension matérielle : c’est un  espace et un liant qui facilite les glissements, permet l’accélération. Le texte est habité par des forces plastiques qu’on ne peut pas contraindre. C’est une matière dynamique, engagée dans de multiples essais de formes.

Ce rapport à l’oralité marqué par ces agencements et découpages occupe-t-il une place particulière dans Gommage de tête ? De façon plus générale, comment situes-tu ton travail d’écriture au regard de cette « lecture à voix haute » ?

Gommage de tête, contrairement à d’autres textes plus récents, n’a pas été écrit complètement pour la voix. Je veux dire qu’en l’écrivant je ne me projetais pas le lisant publiquement. En revanche, il a beaucoup été écrit à l’oreille. Il y a selon moi un écart, une divergence, entre la dimension sonore, la place de l’oralité qui peut être très importante dans l’écriture d’un texte, et ce qui se passe ensuite concrètement en situation de lecture publique. On a pu longtemps habiter la chambre d’échos du livre, mais une fois qu’il est sorti, on peut se sentir également poussé dehors. Pour moi ce n’est pas toujours simple de revenir dans un livre. Il faut y gagner sa place à nouveau, trouver une nouvelle manière de l’habiter.

Lire publiquement un texte en cours est différent, peut-être parce qu’on habite encore le texte, qu’on est de plain-pied avec lui et qu’on peut décider – et espérer – que les auditeurs participeront à son élaboration. Un texte en cours profite toujours beaucoup de cette exposition précoce, de cette mise en relation.

Des vidéopoèmes ont été réalisés en référence à un précédent livre, La vie moins une minute. Gommage de tête se réfère au cinéma, et en  particulier donc à Eraserhead de Lynch. Peut-on imaginer que des vidéopoèmes puissent être réalisés  à partir de Gommage de tête ?

Je n’ai pas encore pensé faire des vidéos à partir de Gommage de tête, en fait. Mais pourquoi pas ? Il faudrait que je demande à David Lynch de me donner un coup de main… Les petites vidéos réalisées en marge de La vie moins une minute ont été fabriquées avec Violette Pouzet et Charles Robinson, de façon très spontanée alors que nous étions en résidence à la Maison Julien Gracq en 2014, et elles sont tournées dans la maison. Elles n’avaient pas vraiment vocation à accompagner le texte, ou à le transmettre via un autre medium.
Il n’y a d’ailleurs pas de texte dans les vidéos, on y voit juste des personnages qui adoptent des postures, des attitudes, des rythmes, et se comportent un peu comme on fait des exercices d’échauffement avant un triathlon ou une lecture. Tout ça est quand même assez ludique, un peu absurde aussi, comme des vocalises sans voix. Sans doute que ces vidéos ont eu sur moi un effet un peu cathartique. C’était une manière de jouer dans les environs du livre, avec et sans lui.


Gommage de tête
s’écarte des livres précédents en proposant d’autres formes. Peut-on dire qu’il inaugure un nouveau cycle d’écriture ? Quels sont tes projets ?

Il y a, dans les textes plus récents, quelque chose qui se poursuit autour de la recherche d’un vers long, tendant vers la prose. C’est assez nouveau par rapport aux premiers livres qui développaient plutôt une logique du discontinu, du fragment. Ce qui m’intéresse actuellement, c’est le ralentissement que permet cet étirement du vers, et de voir comment les images et les sons prennent consistance dans ces longueurs. C’est aussi un travail sur le souffle, directement physique et corporel, qui correspond à ce que j’ai envie de lire à haute voix en ce moment. Le vers s’allonge, la phrase est plus généreuse, elle autorise des répétitions, des boucles parfois baroques.

 

Cela correspond également à une autre manière de travailler, moins à partir de souvenirs personnels et de fragments du vécu collectif, que de manière documentaire et appuyée sur des sources.
Je viens, en ce sens, de terminer un court texte dans lequel le motif de la fleur est investiguée, d’une manière toute matérialiste, à partir de ses entours : la terre, l’insecte, les corps en décomposition… J’ai travaillé pour ce texte en insecte nécrophage : grappillant, séquençant, décortiquant chez Michelet, Lucrèce ou d’autres. Les poèmes sont comme des guirlandes dans la page. C’est une sorte de vanité.

Il y a aussi, dans Gommage de tête, un plan plus narratif que j’ai envie de prolonger et d’ouvrir. Dans le domaine du récit, un prochain livre paraîtra bientôt aux éditions du cipM. Il s’intitule John Wayne est sous mon lit. C’est l’histoire d’un cowboy qui prend un peu trop de place.

Marie de Quatrebarbes, Gommage de tête, éditions Eric Pesty, 2018, 70 pages, 13 € — Le site de Marie de Quatrebarbes