Inscape : Dérive à partir de Grands lieux d’Hélène Gaudy

Hélène Gaudy Grands lieux (détail couverture)

Nul hasard si la fortune nous sourit me souffle à l’oreille un vieux loup de mer. Nous – toi, moi, il ou elle – sommes riches de ce qui nous a éclairés par frottage. Rien n’existe seulement pour (ou par) lui-même. Veilleurs d’un régime, celui des attractions, nous bâtissons des constellations dans ce théâtre de la mémoire où se dépose le plus vécu de notre relation au “réel” (à moins que ce ne soit l’inverse). Là, on emmagasine, on range, on entretient ce qui a don de nous transformer et que l’on désire irrésistiblement partager sans toujours savoir comment s’y prendre. Dans cet intérieur qui est à la fois une demeure de pierre, de verre et d’ardoise et un paysage ouvert aux quatre vents (un terrain vague), le temps s’abolit. Allongés dans l’herbe humide ou sur un quelconque matelas sous les toits, nous nous laissons envahir par ce qui apparaît sans limite (où l’on ne compte plus ce qui s’écoule ; ni ne cherche à prévoir la mesure de ce qui pourrait s’écouler).

Dans le dernier quart des années 1800, le poète Gérard Manley Hopkins a forgé le mot inscape que l’on traduit en français par paysage intérieur. Lui rendant hommage dans un livre dont le titre reprend ces notions (Paysage intérieur, inscape – coédité en 2004 par la Bibliothèque municipale de Nantes et les Éditions joca seria), Paul Louis Rossi rapporte qu’Hopkins a tout d’abord « construit à partir de la philosophie de Dun Scot la notion d’Instress qu’il faudrait expliquer par : Le coup porté à l’observateur par la force intrinsèque dans tout objet qui lui donne force et vie… Il prend en exemple le nuage pour expliquer cette notion : La forme d’un nuage est imprimée : instressed par le vent… »
Puis il ajoute : « Pour retrouver la notion d’inscape, il faut retenir cette image du nuage qui se compose et se décompose au souffle du vent. Hopkins note dans son journal : Ce matin, inscape de nuages… » Et Rossi de conclure : « L’inscape ne se perpétue pas, il apparaît pour un sujet qui observe le monde et qui est susceptible de le reconnaître dans son intégrité, son originalité et sa beauté. Mais il disparaît au moindre vent. (…) L’instant saisi dans sa forme même… »

En ce mois de décembre 2017, j’ai achevé un petit essai sur Paul Louis Rossi pour une revue de poésie. Ou plutôt : une suite de digressions où les souvenirs se frottent aux notations, aux hypothèses qu’une longue fréquentation de cette œuvre pour moi essentielle n’a cessé de faire surgir. Toute écriture dédiée à un ou une ami(e) est un don, mais aussi l’esquisse d’un tombeau ; il convient donc de veiller à maintenir les choses ouvertes afin de ne pas couper le lien : ne rien enfermer. J’ai rêvé récemment que Gaston Planet était encore en vie. Je l’avais connu par l’intermédiaire de ce fameux Paul – et aussi de Jean-Claude Montel, un écrivain aujourd’hui trop oublié dont le premier livre, Les plages, paru au Seuil en 1968, avait été préfacé par Maurice Roche et Jean-Pierre Faye (il y aurait vraiment urgence à lui redonner sa juste place, une des premières à mon sens, dans la constellation romanesque du dernier demi-siècle). Planet était un peintre travaillé par l’exigence de son temps envers la mise en œuvre matérielle du passage à l’acte. Il faisait des frottages sur toile souple (des draps usagés, le plus souvent) qu’il plaçait, avec autant d’intuition que de rigueur, sur des reliefs des plus quotidiens (un tas de coquilles au bord du rivage, un mur lézardé, un vieux sommier à ressorts). Puis, d’un geste aussi aveugle que sûr, il passait avec vigueur sur cette toile un pinceau enduit de peinture industrielle (de couleur pure, quasiment à sec). Pas vraiment un outil d’artiste en poils de martre : un pinceau assez rudimentaire comme on en trouve dans les coopératives maritimes pour entretenir les coques des bateaux. Rudesse de ce travail, ensuite relu dans l’atelier, de manière parfois sophistiquée, par ajouts de petites touches aquarellées. Très jeune, j’avais été fasciné par cet artiste (qui était aussi poète à ses heures). Il habitait très à l’écart des lieux officiels où la peinture se produit et s’expose : à Beauvoir sur mer en Vendée. Quand l’occasion se présentait, je prenais le train jusqu’à Nantes où il venait me chercher, me véhiculant ensuite jusqu’à son atelier : une soixantaine de kilomètres de route où l’on traversait Bouaye, St-Mars-de-Coutais, St-Philibert-de-Grand-lieu, etc. Plusieurs fois, à la nuit tombée, nous avons failli échouer dans une étendue d’eau presque invisible, celle des étiers, des retenues, ou ce lac mystérieux où des centaines d’oiseaux incitent à la reconnaissance de leur chant : ce marais breton (pourtant au sud de la Loire) que le peintre n’aimait pas trop, mais que ses amis écrivains ont exploré en tous sens. Il m’est arrivé notamment d’accompagner Paul Louis Rossi du côté de ce lac de Grand-Lieu (une rare photo en témoigne, mais l’oubli la recouvre en partie, la rendant presque illisible – pourquoi ne pas avoir eu l’idée d’établir un carnet de bord de nos voyages ?). Puis le peintre est mort en 1981. Il avait 43 ans, j’en avais 25 et ne suis que rarement revenu sur les lieux. Ils persistent cependant en moi : des images se forment quand quelque chose qui a trait à ce marais, ce lac, ces villages, me parvient. Des formes – et surtout des sensations.

Il se trouve que par chance, le jour même où j’avais décidé de mettre le point final à cette dérive dans la mémoire en compagnie du poète des Cose Naturali, j’ai trouvé dans mon courrier un petit livre d’Hélène Gaudy intitulé Grands lieux (proposant environ 70 pages de texte ainsi qu’un cahier de très belles photographies de l’auteure) expédié par ce même éditeur nantais, joca seria, qui avait publié Paysage intérieur, inscape (et cinq autres livres de Paul Louis Rossi, dont Le Buisson de Datura, La Rivière des cassis ou, plus récemment, Démons de l’analogie).
Voici pourquoi le pêcheur du lac fantôme (ce vieux boit-sans-soif qui lit par-dessus mon épaule) m’a aussi sec soufflé à l’oreille : la fortune te sourit, car ce qui nous semble toujours le plus sidérant, dans les silences hantés qui prolongent tel ou tel effort d’écriture, ce sont ces résonances nées de frottements inattendus qui refusent de s’éteindre. Si le livre d’Hélène Gaudy sonne autrement que les travaux de ses aînés (avec qui elle partage néanmoins une forme de discrétion et une grande exigence intellectuelle et stylistique), l’harmonie n’est pas rompue : nous l’abordons aimantés par le plaisir des dissonances qui nous traversent sitôt qu’on relie le très concret de la découverte à ces souvenirs effilochés dont on ne saurait jamais être entièrement débarrassés.

J’ai découvert le nom d’Hélène Gaudy sur la couverture d’un “premier roman”, Vues sur la mer, publié en 2006 par Les Impressions Nouvelles – un éditeur bruxellois avec lequel j’étais en lien par le truchement de Benoît Peeters. Ce dernier m’avait alors encouragé à me plonger dans cet ouvrage d’une jeune auteure dont il nous était simplement rapporté en quatrième de couverture qu’elle était une « ancienne élève des Arts Décoratifs de Strasbourg vivant aujourd’hui à Paris où elle participe à la revue Inculte ». Si le nom de cette école me renvoyait à un certain degré d’excellence (une pléthore d’auteurs de premier plan en sont sortis), cette revue ne m’évoquait alors quasiment rien (sinon une interrogation sur le choix de ce nom : inculte – qu’une faute de frappe oblitérant le “l” m’avait fait écrire, dans un premier temps, incute !). J’ai donc abordé cette lecture de confiance, intrigué par le titre du roman (je suis sensible à l’emploi du mot “vue”, au singulier comme au pluriel, ainsi qu’à la mer. De plus, ce livre est bâti en sept chapitres, s’ouvrant immanquablement par : « – Vous voulez une chambre avec vue sur la mer ? ». Soit un nombre remarquable à plus d’un titre et un principe de variation. Je ne sais si Hélène Gaudy est musicienne (je sais très peu de choses d’elle), mais, pour qui c’est le cas, c’était une invitation à se lancer à l’aventure (de la lecture) au plus vite. Et puis : enfin quelqu’un(e) de jeune pour continuer à jouer – à quoi, au fait ? À décliner les possibilités illimitées du « plaisir du texte » ? Peut-être. À jouer, probablement, mais sans surjouer, et surtout sans jamais céder aux sirènes du ludique (au sens où ça deviendrait un genre). J’ai probablement oublié en grande partie ce livre (je le relirai un de ces jours), mais certainement pas son charme, ni ce sens aigu du regard, bien accordé à une oreille très fine.

Quand elle publiait ce premier livre, Hélène Gaudy n’avait pas trente ans. Née en 1979, elle a encore près de deux années devant elle avant de franchir le passage à la quarantaine et demeure la benjamine de ce rassemblement d’écrivains qui, de manière assez rusée, a eu l’idée de se baptiser Inculte (et qui a le vent en poupe, comme on dit – impossible aujourd’hui de ne plus être au courant, comme il y a onze ans). D’elle, je suis loin d’avoir tout lu, ce que je regrette, mais j’ai repris contact avec son travail quand, suite à un hasard dont je ne dirais rien, elle a pris l’initiative de m’envoyer son troisième roman, Plein hiver, publié en janvier 2014 chez Actes Sud. Coup de foudre immédiat : ce regard, cette oreille… toujours au plus vif, toujours précis, toujours en quête de la formulation la plus juste, et ce sans afféterie, sans céder aux diktats du jour, sans jamais construire du malin sur les décombres de l’exigeant, faisant montre parfois d’ingénuité (mais c’est probablement un leurre) et surtout, sans cesse, d’inventivité. Le roman (me disais-je alors) j’en ai soupé (air connu). Je pensais que ce genre (ou plutôt cette forme) était, sinon fini(e), disons plus que ruiné. J’ai cité Jean-Claude Montel qui a écrit un essai de première importance (même si ignoré de la critique) intitulé La littérature pour mémoire (Presses universitaires du septentrion, 1999), avec dans le ton une tristesse insondable, comme l’expression d’un cri aussi inaudible que désespéré (le roman, objet qui bouge, s’est selon lui figé : il semble même raide mort). Eh bien non : Plein hiver le faisait mentir, montrant le contraire (sans chercher à le démontrer), de manière précise – traversée d’éclairs. Mais de quoi ? De douleur, de tendresse, de tout ce qui fait l’enfance, puis l’adolescence ? Ne désirant pas résumer les histoires contées dans ces livres, je ne dirai rien de plus. Les livres sont d’abord à lire – le commentaire ne peut s’inscrire qu’à fleur de peau, tel un tatouage (mais espérons-le, effaçable, comme chez Malabar) : allusif, incitateur, jamais redondant. Ou bien il faudrait recopier d’innombrables lignes de ce qui fait et défait le roman, ce qui s’avèrerait bien évidemment absurde. Il devrait y avoir moyen de placer ses pas dans ceux de l’auteur(e) sans en avoir l’air – mais comment faire ? En attendant, je ne vois d’un peu satisfaisant, dans un premier temps – celui du doute, de la recherche d’une vérité probablement inatteignable –, que l’usage de ce mot (ici mis au pluriel) : éclairs. Toujours le même… qui revient inévitablement quand ça marche, quand ça nous touche, quand ça nous envahit, quand ça lutte pour ne pas disparaître après coup de notre mémoire.

« C’était comme si derrière ses yeux, il y en avait d’autres » (Roberto Bolaño, cité en ouverture de Plein hiver). Il faut noter, en écho, un autre titre, celui du deuxième roman (paru en 2009) d’Hélène Gaudy (que je n’ai pas encore lu ; je le découvre sur la page « du même auteur ») : Si rien ne bouge. Muni de ces quatre mots comme seule indication, l’ignorant tente d’improviser une suite. Par exemple : il va se produire des catastrophes ; ou bien : on pourra fixer une image de ce que notre regard aura repéré. Fièvre liée au mouvement (aux changements incessants) et immobilité (tranquillité du corps en éveil). Maladie et relevailles : l’écriture vivante du vivant.

À la toute fin 2015 (il y a donc deux ans), Une île, une forteresse (Éditions Inculte) m’est parvenu avec ces mots calligraphiés : « images d’une ville, sans cesse remise en scène ». Cette ville « dont chaque logement a été une prison », c’est Terezin, « ancienne forteresse militaire devenue antichambre d’Auschwitz pendant la seconde guerre mondiale ». L’île suppose un encerclement par une étendue d’eau, mer ou lac peu importe. L’isolement aussi – la solitude, au sein de la multitude – au fond : le lieu d’où écrire (voire : où écrire). Affaire – une fois de plus, mais avec quel engagement – de retours sur les lieux, non pour en retrouver ce qui aurait été perdu le temps d’entre deux visites, mais pour en ausculter le pouls, pour en prendre la tension et ainsi vérifier que l’animation, le battement, sont toujours du côté, n’hésitons pas à le répéter, du vivant (force paradoxale d’un travail qui s’aventure au pays des morts pour en tirer l’essentiel de ce qui fait la vie). Saisir l’esprit des lieux suppose d’être à la fois médecin de l’âme et addict à la rêverie (savant et inculte, justement), enquêteur scrupuleux et adepte de la dérive (chaque pas creusant le sol ; le regard mobile, dirigé en tous sens, et notamment vers le ciel), de chercher des indications pour se perdre (telle la très jeune mendiante d’India Song), tout en trouvant des repères pour comprendre et transmettre.
En ce sens, Une île, une forteresse est un livre inoubliable qui m’a conduit – réflexe encouragé par une possibilité immédiate de passage à l’acte – à imaginer un espace de création radiophonique susceptible de mettre en jeu la parole de l’auteure (de faire surgir sa voix, encore non familière au preneur de son, avec une belle évidence). J’ai intitulé Obsession – s (avec le plaisir de jouer avec le visible – jeu purement graphique du tiret demi-cadratin avant le « s » – pour un objet purement sonore) cet essai radiophonique (où six voix enregistrées dialoguaient par montage sur un « fond sonore » plus musical, abstrait, qu’illustratif, ne cherchant à souligner que ce qui se passe de mots) où Hélène Gaudy ouvrait l’échange en proposant que « le meilleur moyen de parler de ses obsessions, c’est de ne pas les définir. Le meilleur moyen de les mettre en lumière, c’est de les ignorer. On pense travailler à partir d’une (que l’on connait) et c’est une autre qui nous saute à la figure. » Puis en réponse à cette question (« qu’est-ce qui revient, qu’est-ce qui fait retour finalement ? ») : en premier lieu « il y a retour sur le texte. L’ordinateur, en dehors de ses côtés pratiques, facilite cette écriture fragmentaire où tout bouge en permanence. Il y a aussi le retour dans des lieux, qu’ils soient réels ou imaginaire. » (Je me rends compte à quel point il s’avère impossible de retranscrire ce qui n’est pas exactement une interview, mais quelque chose comme la collecte de quelque chose de fragile qui pourrait aussitôt disparaître si nous ne nous donnions pas le mal de le mettre en lieu sûr : un bon essai radiophonique est comme une maison où on s’attache à faire en sorte que ce qu’on a collecté soit à l’abri). On parle ensuite de ces histoires de déplacements : strates de temps superposés avec un tel « naturel » (les saisons respectées, mais chacune traversée par la mémoire des autres). Images multiples, dessinées. Art du regard relié à la main qui traduit la sensation (l’écoutant, je songe au fait que sa formation de plasticienne a eu probablement une certaine influence sur son écriture. Beckett comme Conrad étaient devenus de grands écrivains en passant d’une langue à une autre ; on peut aussi changer de mode d’écriture : passer de la musique ou du dessin à la littérature, suivant un chemin fertile, surtout si on garde en mémoire l’histoire des désirs qui ont conduit à accomplir ces changements).

Il est difficile de parler d’Une île, une forteresse, la force du lieu revisité étant telle qu’elle coupe rapidement court au commentaire, force le silence même, et pourtant… Sera-t-il plus facile d’aborder (on y arrive enfin ! L’esprit de Paul Louis Rossi, grand maître de la digression hante décidément ce court essai) Grands lieux ? N’ayant pas en réserve de réponse toute faite, il faut se donner une contrainte au plus vite. Par exemple, fermer les yeux, ouvrir le livre au hasard, placer le doigt sur une page et recopier ce qu’on y trouve : « J’ai appris sur le lac l’existence des îles flottantes, baladées par les eaux. Si on a l’imprudence d’y marcher, se croyant sur la terre ferme, on risque de s’enfoncer, de percer leur surface – l’île n’est qu’un trompe-l’œil, une dentelle végétale que le moindre corps peut crever. Des gens se sont perdus, de nuit, sur ces îles. Si d’aventure cela arrive, il faut éviter tout mouvement qui risquerait de révéler leur nature friable. Pour bien faire, il faudrait s’y allonger, épouser de son corps cet amas d’herbes longues et de racines mêlées. Et j’imagine ces nuits, ces nuits couché à attendre qu’on vienne vous chercher… » Et soudain, il me semble avoir vécu cet instant, pas forcément dans ce qu’on entend par « la réalité » (n’ayant jamais marché sur une quelconque île flottante), mais en rêve. Dès la première page, cette affaire de frayer pas à pas un chemin en compagnie nous revient comme l’exacte relation au livre que nous devons expérimenter pour que nous y soyons « comme chez nous » (dans ce lieu commun d’où peut naître le seul dialogue possible) : « Il y a, à marcher aux abords du lac de Grand-Lieu, l’impression de s’enfoncer, de descendre alors que tout est plat, horizontal.” “Si l’eau est un miroir, il est ici sans tain, sans fond, maculé, charbon noyé – souches sèches, friables, arbres brisés, brindilles, chaudrons de sorcières, et les fleurs toutes jaunes des genets sur font nuit brune du cours d’eau. »

Je me sens dans ce texte comme chez moi, ce qui ne veut pas dire que j’y reconnais immédiatement ce qui signe l’esprit du lieu. Non. N’étant au départ que simple lecteur de passage, même si intrigué par ce que je sais déjà de son auteure, j’y trouve un lieu d’accueil qui, non seulement conduit rapidement à constater à quel point on s’y sent bien, mais, bien plus subtilement, incite au retour. Très vite, à l’orée du printemps de cette année prétendument exceptionnelle, nous allons aborder le cinquantenaire des événements de 68. Il sera alors urgent de remiser au placard certains pavés (littéraires) afin d’offrir aux âmes de bonne volonté (et surtout des plus exigeantes quant à cette quête de plaisir qui a don de les maintenir en état) une plus grande visibilité aux livres qui ne payent pas de mine, mais qui débordent de tout ce dont on a vraiment besoin. Nulle nécessité d’écrire des centaines et des centaines de pages que le lecteur dévorerait au plus vite avant de les abandonner, peut-être définitivement, une fois arrivé au terme : quelques dizaines de pages suffisent, que l’on serait aussitôt tenté de relire jusqu’à plus soif, y trouvant à chaque fois une substance riche, aussi profonde que légère – juste parfaite (au sens où la perfection n’étant pas de ce monde, on aurait le plaisir d’être projetés dans un ailleurs – une utopie où les relations entre écriture et lecture s’avéreraient aussi magiques que naturelles).

Dès l’incipit (« La maison serait tombée au fond du lac où elle se dissoudrait comme un morceau de sucre »), on comprend que ce que nous soufflait à l’oreille notre gentleman de fortune (en réalité : pirate d’eau douce – mais il n’est pas interdit d’en faire le passeur d’un mythe en permanente gestation) était une réelle indication (nous sommes clairement fortunés d’avoir entre les mains cette mine à frottages !). Nouveau saut de puce, yeux fermés, doigt agile : « Je ne sais voir, écrire que les lieux lointains, tout juste découverts. » Encore un ? La roue tourne, bien entendu, mais la chance ne nous abandonne pas. « Si je devais, à défaut d’élire un seul endroit pour vivre, choisir un palais de mémoire, ce ne serait pas un château mais un fragment d’un ancien hôtel, aux murs jaunes, à la façade croulant sous la verdure, extirpée comme la tête chenue d’un boisseau de plantes exotiques. » Je soulignerais volontiers ce mot fragment, notant au passage que le projet qui a donné naissance à Grands lieux consiste à effectuer quatre séjours – ni trop courts, ni trop longs – correspondant à chaque saison ; et ce, pendant un an, pour ensuite écrire quatre chapitres afin de « tenter de saisir l’esprit du lieu. » Notations, anecdotes, réflexions, rêveries, collectages divers, excursions aléatoires et rendez-vous précis, tout tourne autour de ce qui est aussi bien piège à lumière que zone d’ombre : ce lac « difficile à circonscrire” car “il change sans cesse de forme, se rétracte en été, s’étale en hiver jusqu’à lécher les abords des maisons. » De Grand-Lieu aux grands lieux (élargissement du champ par la vision intérieure) : une suite de mouvements qui n’oublie pas de fixer, par l’écriture ou la photographie, ce qui en fait la paradoxale mobilité. Hélène Gaudy enquête et monte par fragments, donnant forme à ce qui échappe, ce réel anguille qui ne cesse de nous glisser des doigts et que l’on doit sans cesse, nous montrant habiles ou par chance, rattraper. On ne sait, au bout du compte, si l’auteure est devenue – via son exceptionnel regard accordé aux autres sens – notre porte-parole : celle qui a don de nous faire prendre conscience de ce qu’un nous est ici à l’œuvre.

Dernier essai (de prélèvement aveugle) pour vérifier si la chance est toujours à nos côtés (et point final, si cela s’avère être le cas) : « La nuit ne tombe que quand on l’oublie. Quand on la guette, elle persiste à se dérober, comme les mots qui, dans la promenade, venaient épouser chaque teinte, chaque arbre, chaque détour, et qui, lorsque l’on veut les écrire, subtilement disparaissent. »

Hélène Gaudy, Grands lieux, Éditions joca séria, novembre 2017, 72 p., 11€