Marion Guillot : « J’avais la certitude que, pour ce livre, il me fallait un mort » (C’est moi)

Marion Guillot © Yves Loterie éditions de Minuit

Après l’étonnant et dépaysant Changer d’air en 2015, Marion Guillot revient avec C’est moi, l’un des meilleurs romans de cette rentrée d’hiver 2018. Roman policier presque sans police, récit vif et acéré inexorablement tendu vers sa fin, ce deuxième opus de la jeune romancière confirme son indéniable art de tramer une narration depuis les manques et les vides de ses personnages. Ici la narratrice qui partage la vie de Tristan, « côte à côte plus qu’ensemble », doit affronter le brusque décès de l’ami du couple, Charlin, énigmatique personnage. Diacritik a voulu revenir le temps d’un grand entretien avec Marion Guillot sur ce roman aussi neuf qu’haletant.

Ma première question porte sur la genèse de votre roman : comment vous est venue l’idée d’écrire C’est moi ? Êtes-vous partie d’une scène ou d’une image en particulier ? On se souvient dans Changer d’air, votre premier roman, de l’incident inaugural auquel assistait Paul, le narrateur, celui de cette femme qui tomba « en un stupide bruit de flaque, dans les eaux grises du port que ne remuait pas encore le moteur du bateau ». Ici, le roman s’ouvre sur l’annonce de la pendaison de Charlin, « Charles-Valentin », qui, précise la narratrice, a été retrouvé chez lui, « avec les yeux exorbités et surtout une corde autour du cou ». Est-ce la scène ou l’image qui a présidé à la naissance du récit ?

Pour Changer d’air comme pour C’est moi, effectivement, je n’ai pu passer du désir d’écrire, (assez informe en ce qui me concerne, et souvent étouffé par les exigences et les rythmes de la vie courante) à un véritable travail d’écriture qu’après avoir trouvé une sorte de chiquenaude : un détail, une vue ou un événement, réel, transformé ou imaginé, souvent extrait de la vie quotidienne, un « je ne sais quoi » qui pourrait passer inaperçu mais qui deviendra une clef, quelque chose d’à la fois minuscule et déterminant, faisant signe et sens, et qui, en s’imposant, donnera naissance – vous parlez de « genèse »… – au récit. J’ai beau essayer de m’installer à heures fixes à mon bureau (la table de la cuisine, le plus souvent…), je brasse des mots et m’embourbe tant que je n’ai pas cette intuition qu’il faut tirer un fil très précis (la question étant, ensuite, de savoir – et alors, on navigue totalement à vue ! – si on pourra tirer longtemps ce fil…), construire, expérimenter, structurer à partir de ce détail, cet événement, et aucun autre.

Cela dit, la pichenette qui imprimera le mouvement à l’ensemble des dominos (dans Changer d’air, la chute d’une femme dans le port) ne se retrouve pas nécessairement, ensuite, au début du roman. De fait, dans C’est moi, même si c’est la découverte de Charlin pendu qui ouvre le récit, ce n’est pas elle qui préside à sa naissance. Si, certes, j’avais la certitude que, pour ce livre, il me fallait un mort, et un mort par pendaison – autrement dit qu’il fallait qu’apparaisse une mort s’inscrivant d’emblée contre l’ordre des choses –, rien n’aurait pris forme sans une autre découverte, plus discrète, plus intime : une photographie, en gros plan, de la narratrice nue. Avant toute histoire, en somme, en amont de toute narration, il me fallait cette image.

À l’instar de Changer d’air, dans C’est moi, un événement vient perturber le cours implacablement linéaire d’un quotidien vécu comme une trajectoire répétitive et monotone. Si dans Changer d’air, c’était la chute inopinée de cette femme dans le port qui ouvrait à Paul une nouvelle vie, dans C’est moi, l’événement est tout autre, très intime. Il s’agit, comme le dit, la narratrice, de « suspendre dans le salon, qui était aussi notre chambre, une photo de moi à poil », une photo prise lors des dernières vacances du couple.
Ma question voudrait porter sur le rôle de cette image dans le récit même. Comme la simple chute de la femme dans le port, on a le sentiment que cet événement qui n’en est pas véritablement un, qui demeure infime décide pourtant d’une déviation sinon d’une césure brusque de la trajectoire de la narratrice : en quoi est-ce important pour vous de placer au cœur de votre récit un événement infime et paradoxalement clef ? Vous parlez parfois du rôle de l’événement comme celui du clinamen chez Lucrèce : en quoi cette photo est-elle à considérer comme le clinamen du récit ?

De cette image, en effet, ou plutôt de son irruption dans la trame d’une narration possible, se sont dégagés, dans le travail d’écriture comme dans le devenir du personnage qui parle, des projets, des projections, plutôt, des sollicitations.

Comme vous le dites, il s’agit d’un événement à la fois « intime » et « infime », qui me semble avoir valeur de diffraction : il est possible que, comme dans mon précédent roman, il se soit d’abord agi d’introduire de la description dans le récit (je n’y ai pas songé tout de suite, ou pas très consciemment, cela dit), mais j’ai surtout eu l’intuition qu’il induisait une démultiplication des orientations du regard. L’introduction, ou l’intrusion, de ce portrait dans l’appartement de la narratrice (appartement déjà orienté par une perspective liée à la lumière du jour, puisqu’il est « traversant ») à la fois enrichit et déprave la confrontation de la narratrice et de son compagnon au monde qui les entoure et qu’ils habitent. Brusquement, d’abord, la narratrice se trouve dans l’incapacité de déterminer si elle est la source ou l’objet des regards, si elle est focale ou point de fuite, si son compagnon la regarde ou regarde une image d’elle, si son appartement lui permet de regarder sereinement (ou platement) le monde du dehors ou s’il projette sur elle tous les regards de l’extérieur. Elle se trouve simultanément décentrée et renvoyée de plein fouet à elle-même, d’une certaine façon, et aux prises avec la difficulté de se situer, de déterminer la place à partir de laquelle elle pense et parle.

Dans C’est moi, à l’instar de Changer d’air, vous offrez un récit qui inexorablement est aimanté vers une fin aussi terrible qu’inéluctable de la narratrice. Cependant, si, depuis l’accrochage de ce nu dans le salon, elle ne cesse de dire qu’« il était impossible de fuir : l’image nous observerait », jamais le récit n’est justiciable d’une analyse pathologique. Il n’y a pas même de folie de la narratrice. Pourquoi est-il important pour vous d’évacuer toute explication pathologique ? Au contraire de la folie, C’est moi paraît dessiner une quête ontologique, une grande quête pour aller vers la revie de la narratrice qui, dit-elle, attend que « le monde retrouv(e) son ordre, que quelque redevienn(e) chaud, vivant en moi ». Même si paradoxalement, elle ne cesse d’être perdue, concevez-vous ainsi C’est moi avant tout comme une quête existentielle de la narratrice ?

D’abord, je vous remercie d’avoir bien voulu relever ce refus du psychologique et de l’interprétation pathologique… Je me rappelle que c’est parfois la lecture qu’on a pu faire de Changer d’air et je ne m’y reconnaissais pas. Je suis attachée à l’idée d’un personnage sans autre motivation que la scène présente ; dans la vie on fait des choses sans forcément savoir pourquoi, évidemment, dans la fiction, ça semble toujours, pour le lecteur, difficile à accepter (je me souviens que, lors d’une rencontre en librairie, une lectrice, en quête de raisons objectives, palpables, logiques, ne cessait de me demander pourquoi Paul Dubois quittait sa femme ; or, si dans mon métier de professeur, la question pourquoi ? me taraude, dans les pratiques d’écriture, je crois m’intéresser bien davantage à la question comment ?), et je m’efforce — si cela vous a frappé, j’en suis bien sûr très heureuse — de préserver cette part de contingence.

Selon moi, au moins, donc, aucun désordre mental n’affecte ma narratrice. S’agit-il d’une quête existentielle ? Sans doute, même si je ne me le suis pas dit comme ça. Quête d’identité, radicalisme, envie de pousser une action jusqu’au bout ? Je me suis demandée si elle allait vraiment le tuer, ce type ; mais j’ai préféré, en-deçà de toute considération de plausibilité, au risque de l’absurde donc, tirer le fil jusqu’au bout, et voir. Un de mes professeurs disait qu’on ne « refait pas sa vie », ce dont je suis convaincue. Mais le romancier superpose peut-être, dans la simultanéité de l’écriture, son expérimentation et l’appétit d’ordre, de sens et de vie qu’il attribue à son personnage. Finalement, c’est une question très intime que vous me posez là !

S’agissant toujours de cette quête de revie, je crois savoir que le titre premier envisagé pour le roman était La Perspective. Après l’accrochage de la photo et le bouleversement mat qu’il induit, la narratrice se met, de fait, en quête d’une perspective comme elle le confie sans détours : « La seule chose qui m’importait, c’est la perspective, même vague, que quelque chose change, bouge ou disparaisse brutalement, qu’il y ait du bruit et de l’action, et pourquoi pas du sang partout, sur les meubles et le carrelage de la cuisine, de longues traînées de sang chaud jusque dans le salon, parallèles aux lattes du parquet qui seraient venues, tant qu’on y était, éclater aux murs puis ricocher sur la photo, sur mon corps et la mer que, dessus, on devinait au loin. »
Ma question porte sur le sens même de cette perspective : en quoi la perspective est-elle chez vous le synonyme de changer d’air ? Et en quoi la perspective que recherche la narratrice relève-t-elle finalement d’un désir de récit, elle qui est dans la dépassion, le dépassionné constant ? En quoi est-elle une narratrice en quête de récit, en constant devenir de roman finalement, comme en quête de romanesque ?

Je me demande si la perspective est le synonyme de changer d’air, justement. Malgré le passage que vous citez, je me demande s’il ne s’agit pas, plutôt que de quête d’aventure et d’ailleurs, de la recherche d’un ordre qui se rendrait enfin sensible, au moment où le personnage arrive à une forme de saturation ou d’épuisement. Sans avoir du tout cherché à en reproduire, encore moins à en singer, la temporalité, j’avoue avoir beaucoup songé à quelques séquences de films de Jean-Pierre Melville, Le deuxième souffle, Le cercle rouge ou Un flic par exemple, ces périodes longues où la préparation, la combinatoire, l’exécution méticuleuse d’un braquage arrachent provisoirement des individus à l’indistinction, à la perte… Vous vous rappelez cette attaque de banque sous une pluie battante sur la côte déserte de Saint-Jean-de-Monts ? D’ailleurs, plus largement, certaines figures ou certaines tournures du film noir me sont revenues, autour de Charlin en particulier, de sa gouaille, de son profil de souteneur ou presque, de ses façons de parler.

Bref, la perspective est l’occasion rêvée, pratique ou décevante de construire : celle de la peinture, celle de la photographie, celle du projet plus ou moins mûrement pensé, celle du trajet choisi ou qu’on croit choisir, celle du paysage où l’on a l’impression de trouver une liberté de mouvement. La narratrice de C’est moi subit de ce point de vue des expériences critiques : le voyage en train vers le crematorium, l’errance en voiture les yeux bandés que lui inflige son compagnon, l’inertie de ce dernier à l’égard de sa situation professionnelle… Je n’avais pas songé au terme de dépassion, mais je reconnais que la neutralité ou la fadeur où se trouve plus ou moins volontairement prise la narratrice s’équilibre d’une certaine façon dans cette propension à tenter de construire une séquence ordonnée d’événements ou d’incidents à venir. Je ne voudrais pas abuser des emblèmes, mais le tableau de De Chirico auquel il est fait allusion me paraît correspondre assez bien à cette position qui est celle de la narratrice, tentant de placer selon un agencement censé faire sens des éléments, bribes, images hétéroclites.

Je voudrais en venir à présent au titre lui-même finalement retenu C’est moi. Déclaratif, affirmatif et frontal, il apparaît surtout, quand on commence à saisir la narratrice, surtout comme une antiphrase : en effet, la narratrice vit paradoxalement très mal l’affirmation de soi notamment à travers la photographie que son compagnon Tristan installe dans le salon. C’est moi, ce serait plutôt un désir devant un personnage en infirmation de soi ? En quoi pourrait-on ainsi parler d’un être traversé de vides et de manques qui, précisément, voudrait parvenir à dire enfin « C’est moi » ? En ce sens, diriez-vous que ce titre, loin d’être affirmatif, a surtout une vocation performative, comme un souhait à exaucer ? C’est moi : est-ce le cri d’une décision ?

Ce titre, que je dois à Henri Causse chez Minuit, m’inspire plus de légèreté, à vrai dire. En tout cas, s’il m’a séduite, c’est parce qu’outre l’allusion évidente et décisive qu’il fait à un aveu, on peut le comprendre à la fois comme vecteur ou symbole de l’affirmation de soi, affirmation qui, effectivement, chez la narratrice, passe moins par l’acceptation de sa propre image que par l’organisation méthodique, volontaire, presque absolutiste, d’un plan qu’elle entend mener à bien et qui va impliquer toutes ses forces intellectuelles, mentales et physiques, mais aussi, de façon beaucoup plus légère, ludique voire enfantine, comme un simple geste lancé en direction de soi-même, à la manière dont elle se croise dans la glace sans s’étudier, dont elle s’adresse « un bref sourire, un clin d’œil ou un vague signe de la main » sans arrière-pensée, sans atermoiement, presque avec amusement, dans le plaisir pur, simple, de se reconnaître soi-même, en-deçà de ou par-delà tout jugement.

Finalement, je trouve ce titre très aristotélicien (!), dans la mesure où Aristote, au chapitre 4 de la Poétique indique que les hommes ont naturellement tendance à représenter/produire des représentations et à trouver du plaisir dans la représentation, en précisant que « si l’on aime à voir des images, c’est qu’en les regardant on apprend à connaître et on conclut ce qu’est chaque chose comme lorsqu’on dit : celui-là, c’est lui ». Ici, « c’est moi », plus qu’un cri ou une décision, serait au mieux une confirmation de soi (je n’ose même pas écrire « acceptation », que je trouve trop fort et connoté psychologiquement), une manière de se désigner, s’identifier, en tout cas une marque de reconnaissance.

Depuis Changer d’air, le malaise ontologique de vos narrateurs passe par un souhait de disparition au point que l’on peut affirmer sans peine que déjà, en deux récits, la disparition s’installe au cœur de votre poétique. Cependant, là où Changer d’air faisait de Paul un homme qui souhait disparaître, C’est moi indique, dès son titre, le désir contraire de réapparaître. Teniez-vous à construire ce nouveau roman comme le double négatif du précédent, en choisissant notamment une femme pour narratrice, femme qui, à la différence de Paul Dubois, ne possède ni nom ni prénom ?

Ce roman a été conçu tout à fait différemment, mais je ne peux m’empêcher, après coup, d’être frappée par les symétries et les conjonctions que vous relevez. Je confesse d’abord une forme de handicap, si j’ose dire : j’avais envisagé d’écrire un roman à la troisième personne, mais cela ne s’est pas fait cette fois-ci. Et il est vrai que la pratique de la narration à la première personne ménage ou favorise des recoupements et des différences entre mes deux romans. Curieusement, le nom de Paul Dubois, banal mais présent, constituait l’un de ses rares ancrages sociaux ; pour la narratrice de C’est moi, un nom était à la rigueur inutile car c’est dans ses gestes, son univers intérieur qu’elle existe, le mobilier de l’appartement, son rapport avec l’extérieur (la ville, la laverie, les jardins d’enfants…). Elle n’est pas le double de Paul Dubois, ne serait-ce que parce qu’elle est beaucoup plus déterminée que lui, qu’elle vit dans la prospection, lui dans l’immédiateté, qu’elle conçoit, sait se rendre imperméable à l’extérieur que, pour autant, elle saisit. Et même, lui donner un nom risquait d’offusquer son rapport à « moi » : c’est moi, et non c’est Mme Tristan ou Mlle Yseult Bovary ! Désir de réapparaître ? Je n’en sais rien. Je vois (c’est une façon de parler) en elle un désir d’aller au bout d’une action, de dessiner une perspective dans son existence et celle de Tristan, de faire quelque chose en propre, à la première personne. Il s’agit moins de reconquérir son état-civil que de se ressaisir avant de disparaître.

Je voudrais en venir à présenter aux filiations littéraires qui traversent votre roman : si Changer d’air pouvait rendre hommage notamment à Mon grand appartement de Christian Oster ou encore à La Réticence de Jean-Philippe Toussaint pour son goût de la distance critique sur les choses et les événements, C’est moi s’installe d’emblée sous le désœuvrement de Beckett et la baignoire de Jean-Philippe Toussaint : diriez-vous que ces deux écrivains vous ont ainsi influencée pour ce nouveau récit ? On pressent plus un jeu avec les filiations, une dimension ludique ici.
Au-delà de Beckett et Toussaint, nombreuses sont les références à Chrétien de Troyes, à Blanchefleur et à Perceval : C’est moi ou un roman de chevalerie qui tourne mal ?

Il y avait du désœuvrement aussi dans Changer d’air. Peut-être chez Beckett, d’ailleurs, est-ce moins le désœuvrement et l’attente qui m’ont retenue ici que les répliques tranchantes, la netteté du trait, l’acéré. La narratrice ne se représente du reste pas dans le désœuvrement ou la vacance, pour elle il n’y a que de l’action, réelle ou imaginée. J’ai surtout, me semble-t-il (mais il est toujours si difficile d’en parler, tant le départ entre références, réminiscences, influences, coïncidences et délicat), travaillé avec des références-images, qui permettent de suggérer un univers, un quotidien, une personnalité sans passer par la description psychologique (un peu comme quand on rentre dans un appartement inconnu et que les objets, la position des meubles, la décoration… en révèlent plus sur les occupants que tout échange verbal). Hitchcock aussi, ses choix scénaristiques qui souvent confèrent à l’événement le plus attendu la force d’un coup de théâtre, la grammaire de ses points de vue, m’ont stimulée. Sans oublier son humour ! Vous avez raison, je crois, de parler de « dimension ludique ». Y compris lorsqu’il s’agit finalement d’un rapt du personnage par l’image, une forme de légèreté m’a été donnée par la médiation de ces références ou allusions, un jeu et une latitude intégrés à l’inéluctable du récit.

Beaucoup de ces références ont pour point commun de renvoyer à la contemplation (qui, à mon sens, en tout cas dans ces références-là, est presque à l’opposé du désœuvrement) : la semblance de Perceval (plus que les duels) chez Chrétien de Troyes, les camélias flottant sur l’eau (plus que les combats de samouraïs) chez Kurozawa, les tableaux de maîtres…

Si on a pu parfois rapprocher votre écriture de celle de Christian Oster notamment en raison de cette neutralité qui produit comique et ironie en mettant tous les événements sur le même plan, il semble cependant que C’est moi, s’il se teinte parfois de comique, délaisse progressivement tout accent ironique ou propose tout du moins une ironie mate, comme en sourdine : est-ce que, par son titre C’est moi, cherche à quitter une ironie qui rendrait impossible notamment l’affirmation de soi ?

Je dois dire que si j’admire et savoure particulièrement Oster (et aussi La Réticence de Toussaint que vous aviez bien raison de citer tout à l’heure, je m’en avise maintenant !), c’est aussi parce que leur lecture me donne envie d’une sorte de construction moléculaire du paragraphe, de la scène, du chapitre (de leurs emboîtements, aussi) où la clôture apparente de la phrase et du propos laisse néanmoins filtrer, comme en sourdine en effet, des éléments d’évolution décisifs, peut-être sous-jacents. Ici, par exemple, j’ai éprouvé un plaisir certain (quelques affres aussi, évidemment) à conduire un récit secrètement contrarié par une contrainte à la fois cachée et parfaitement prévisible : celle de l’enquête policière, dont n’affleurent que quelques traces apparentes, mais dont les éléments prévus et effectifs altèrent les velléités, les intentions, les décisions de la narratrice et sa situation même. Il ne s’agissait pas de tourner en dérision, de façon sadique, le personnage qui parle et peut-être, maladroitement, se cherche, mais de faire se rejoindre, plus ou moins amèrement, la reconnaissance ou la quête de soi et l’aveu (au sens du code de procédure pénal…).

Cela dit, j’ai aussi eu envie de travailler sur un matériau volontairement rudimentaire : le monde que j’évoque est parfaitement daté, actuel, pénétré des technologies contemporaines, mais je me suis plu à évoquer les rapports de soi à sa propre image, les questions liées à l’affirmation ou la conquête de l’identité et du corps propre au moyen d’éléments très simples. Un « accrochage de nu », comme vous le disiez, et non, par exemple, la brutale confrontation avec une image de soi sur les réseaux sociaux ou la surveillance généralisée permise par les ressources techniques présentes. S’il y a ironie, elle est peut-être là : faire dériver de schémas très simples une série de questions complexes qui appellent des réponses multiples et parfois inquiétantes. Mais, vraiment, j’aimerais tout de même aussi que mon livre soit lu (aussi lu ?) comme un livre drôle…

Je voudrais en venir à présent au devenir artistique de vos personnages : chacun de vos personnages, qu’il s’agisse de Paul dans Changer d’air ou de Tristan dans C’est moi, ont comme en arrière-plan de leurs vies un destin artistique impossible à assumer ou à construire. Paul relit Platon tandis qu’Aude, sa femme, ne cesse d’être, d’une certaine manière, romancière. Pour sa part, alors que la narratrice passe ses journées de manière insipide au bureau, Tristan, désœuvré, reste à la maison à reconstituer des puzzles de tableaux de maître la plupart du temps. Même si la narratrice déclare, ironiquement, que « l’esthétique, finalement, c’était secondaire », en quoi l’art constitue-t-il comme la pièce manquante au puzzle de leurs vies ? Est-ce que le meurtre ourdi par la narratrice n’est pas une forme d’art pratique ou de pratique de l’art qui vient la combler ? En quoi est-elle prise dans un devenir créateur ?

Haha ! Ma narratrice serait une lectrice inconsciente de De Quincey ! Avant de reconnaître dans sa vocation de meurtrière l’accomplissement de son appétit pour les beaux-arts, je voudrais dire que l’un des aspects, selon moi évidemment, de l’infirmité des existences de Tristan et de sa compagne consiste précisément dans la faiblesse ou l’inanité de leurs rapports à l’art et à la création. Je les vois plutôt, avec ou sans succès, plongés dans une préoccupation pratique plus que poétique, même s’il leur arrive d’éprouver des émotions esthétiques, y compris dans les rayons d’une quincaillerie, devant un tambour de machine à laver ou un poulet à la broche… Leur rapport à la création ne laisse pas d’être un peu dérisoire et s’exprime souvent par procuration. De ce point de vue, on peut considérer comme vous qu’il leur manque quelque chose, une pièce de puzzle à défaut d’une case, une forme de rapport authentique à la création, mais je ne sais pas si je pourrais aller aussi loin que vous, supposer que cette lacune constitue chez eux un manque fondamental. Mais je suis sûre que vous pourriez m’éclairer !

Je voudrais terminer sur le rôle de l’espace dans C’est moi. Si le récit s’articule entre ces trois lieux que sont les appartements des uns et des autres, le bureau de l’agence et le crématorium de l’incinération de Charlin, un autre lieu surgit comme une déflagration dans le récit : une escapade impromptue en bord de mer. S’agissait-il pour vous de dessiner une échappée hors de l’espace carcéral que représente le quotidien, d’installer la mer comme le signe que « le monde avait doucement l’air de s’ouvrir » et proposer finalement, par l’espace, la perspective recherchée, la liberté, depuis le début ? La mer agit-elle comme un révélateur ? L’avez-vous conçu de la sorte ?

Pour vous faire un aveu d’abord, il se trouve que, dans mon esprit, Changer d’air était un roman plutôt marin ou maritime, alors qu’en définitive, presque tout s’y passe en ville. Cela ne me donnait que plus envie d’introduire nettement, dans C’est moi, ne fût-ce que sur quelques pages, une scène qui aurait lieu au bord de la mer, de cet espace sans bornes, cette étendue indéfinie et mobile là où, en ville (ce qui me fascine, aussi), tout est lignes, compartiments, subdivisions, bref géométriquement plus franc.

Dans La vie de Rancé, on trouve cette description à la fois synthétique et, à mon sens, parfaitement juste de la mer : « Tout a changé en Bretagne, hors les vagues qui changent toujours ». Chateaubriand rappelle ici, de manière frappante, toute l’ambivalence de la mer, entre constance et variations, immutabilité et entêtantes fluctuations. Cette ambivalence, qu’il n’y a, aussi prégnante, dans aucun autre espace, aucun autre paysage, on la retrouve d’ailleurs dans les impressions ou sentiments que suscite l’expérience du bord de mer, qui est toujours en même temps celle de la répétition, de la régularité, et celle de l’imprévisible, de l’exceptionnel, expérience d’une ouverture comme d’un enfermement : je me sens toujours un peu narguée par la mer qui, dans sa régularité même, me surprend toujours et qui a cet air presque horripilant de défiance, qui tantôt me libère et m’apaise, tantôt m’angoisse horriblement (!), au point que j’aimerais pouvoir la mettre sur pause ou la déchaîner à mon gré. Ne serait-ce que dans le cycle implacable des marées (la mer, pour moi, c’est nécessairement l’Atlantique !), dans l’idée que peut-être, elle pourrait ne jamais remonter, il y a aussi quelque chose de carcéral dans la mer, et de résolument anxieux dans sa contemplation, vous ne trouvez pas ?

Dans C’est moi, j’ai eu envie de suggérer cette double dimension : certes, elle est, à ce point de l’intrigue, une sorte de « sas », ou plutôt une « trouée » (plus qu’un révélateur ou un espace de liberté), et sans doute que, pour le coup, le temps d’une demi-journée, la narratrice essaie de « changer d’air » ou de faire le vide. Mais il a dans ce passage quelque chose de provocant aussi, à la fois dans l’attitude que la protagoniste a devant Tristan, et dans la structure même que la scène implique : de fait, à moins d’être sur un bateau (et les personnages n’y sont pas…), la mer ne se regarde que depuis la plage et, même, dans l’eau, vient toujours un moment où il faut revenir au rivage. Comme si la mer, en un sens, on était toujours au bord. De ce point de vue, c’est un espace crispant… Et peut-être tragique, avec son « innombrable sourire ». 

Marion Guillot, C’est moi, Éditions de Minuit, 2018, 112 p., 12 € (8 € 49 en version numérique) — Lire un extrait