Cécile Mainardi : L’homme de pluie

Cécile Mainardi, Idéogrammes acryliques ©Editions Flammarion

Les livres de Cécile Mainardi sont faits de la rencontre des mots et des choses, chaque livre est le lieu de cette rencontre qui est leur objet même, leur matière. Cette rencontre est plus compliquée que cela puisque les choses sont aussi emplies de mots et que la langue est également habitée par les choses auxquelles elle se réfère. Dans les livres de Cécile Mainardi, la rencontre n’est pas un accord mais serait comparable à des superpositions, des glissements des uns dans les autres, à une différenciation là où nous percevions une homogénéité, des ensembles cohérents et évidents.

Dans L’homme de pluie, c’est l’homme et la pluie qui se rencontrent, la chose homme et la chose pluie, le mot homme et le mot pluie, la chose homme et le mot homme, la chose pluie et le mot homme, etc. Il s’agit pour l’auteur de déplier les implications de cette rencontre, celle de l’homme et de la pluie, en se focalisant sur le « et », sur toutes les possibilités de celui-ci, le « et » comme conjonction autant que disjonction (« il existe dans une hésitation prolongée / entre le signe et le sens »). L’écriture de Cécile Mainardi est une écriture de la variation, des variations incessantes dont chacune est un tirage singulier de la rencontre entre les choses et la langue mais dont aucune n’épuise la rencontre, ne la referme sur une totalité achevée.

Cette rencontre d’un type singulier implique un travail du négatif, la dissolution des identités (« de quelle quantité de vide / le mot « pluie » est-il affecté / pour qu’on voie l’homme de pluie / tourner sur lui-même / bouche ouverte vers le ciel »). Les mots et les choses se heurtent, le langage et le monde, le langage dans le monde et le monde dans la langue – comme la rencontre d’atomes qui se combinent, fusionnent, explosent, se repoussent. Chaque élément, par la rencontre avec ce qu’il est et qu’il n’est pas, devient autre : un devenir sans fin des mots et des choses, c’est ce qu’écrit Cécile Mainardi. Un devenir ou une dissémination de la langue et du monde, des mots et des choses qui s’effondrent, se dispersent, s’écartent les uns des autres autant qu’ils s’éloignent d’eux-mêmes (« les structures dissipatives du texte »), dans une désidentification généralisée en même temps que de nouvelles alliances se créent, de nouveaux agglomérats provisoires.

L’homme de pluie, comme chaque livre de Cécile Mainardi, est fait de deux niveaux, de deux plans indissociables : celui du texte écrit, lu, et celui de la rencontre disséminante, créatrice de devenirs – le plan du texte que nous avons sous les yeux et le plan où le monde qui, autant que la langue, s’anime, se perd, se défait, se disperse, se recompose pour une seconde selon des configurations extraordinaires – une seconde éternelle. C’est ce temps du devenir, cette durée infinie qui caractérise l’écriture de Cécile Mainardi, la logique sérielle et combinatoire de chacun de ses livres en étant une traversée, la construction de son existence, l’épuisement des possibles qu’elle affirme en même temps puisque si, d’un point de vue empirique qui est celui du texte, la série implique une succession des possibles, du point de vue de l’éternité du devenir qui est le temps de la série ceux-ci coexistent tous sans s’exclure ni se succéder.

Traversé par le devenir, à la conjonction de tous les possibles, impliquant en lui les deux plans, « l’homme de pluie » est un  objet impossible, un être qui en même temps ne peut pas être – à la limite de l’être, à la limite de la pensée, à la limite du monde, l’homme de pluie est la nuit de l’être, de la pensée, du monde, là où l’être, la pensée et le monde ne cessent de devenir, de se disperser, de se rencontrer selon des modes improbables, irrationnels, enfin vivants, dans une espèce de spinozisme délirant et salvateur.

Ce qu’écrit Cécile Mainardi, c’est l’écriture elle-même, comprise moins comme ce qui dit ou représente que comme ce qui fait et défait, rend pensable ou élève à l’impensable, élève à la nuit – « ce lieu du potentiel pur » – : nuit du monde et de la pensée et du langage. C’est ce qu’écrit Cécile Mainardi : la construction des deux plans, la dissémination et le devenir. Ce qu’elle écrit, c’est : la fin du poème et son recommencement, la fin du langage, du monde, et leur recommencement toujours autre, toujours ouvert à d’autres morts, à d’autres vies.

Cécile Mainardi, L’homme de pluie, éditions Série discrète, 2017, 80 p., 12 €.