L’envers de l’american dream : les États désunis de Matthew Weiner, Noam Chomsky, Ta-Nehisi Caotes

Parmi d’autres, trois livres récemment publiés — Heather, par-dessus tout de Matthew Weiner, Requiem pour le rêve américain de Noam Chomsky et Le procès de l’Amérique de Ta-Nehisi Coates — sont trois manières (fictionnelle pour Weiner, plus théorique pour Chomsky et Coates) de porter un même constat : l’Amérique (ou les états désunis) est un territoire éclaté, profondément divisé par de multiples partages liés à la couleur de peau, à la classe sociale, à l’argent.
Ces livres sont donc trois « réquisitoires implacables », pour reprendre les mots de Christiane Taubira en préface à la nouvelle Colère noire de Ta-Nehisi Coates, face à un « système pluriséculaire d’oppression ». Ce sont trois « Plaidoyers pour une réparation » enfin, sous-titre du Procès de l’Amérique, puisque déconstruire cette oppression, exposer les « dix principes de concentration de la richesse et du pouvoir » (Chomsky) ou incarner la scise à travers les personnages romanesques de Weiner, c’est offrir un recul.

Les mad men de l’Amérique contemporaine

Ouvrons la fresque par un roman, qui pourrait laisser penser que tout cela n’est que fiction : inutile sans doute de présenter Matthew Weiner, entré dans l’histoire des séries américaines cultes. Les 7 saisons de Mad Men (2007-2015) offraient, à travers les aventures d’une agence de pub, une vue en coupe des transformations des mœurs américaines au tournant des sixties. Dans le premier roman du créateur et producteur de la série, Heather par-dessus tout, c’est l’Amérique contemporaine qui est la toile de fond du récit, les personnages venant figurer les divisions et tensions profondes d’un système qui s’aveugle sur lui-même.

Karen et Mark sont des représentants de l’upper class new-yorkaise, une catégorie sociale qui semble vivre hors sol et incarner une vie parfaite. Ils se sont rencontrés « sur le tard », via un rendez-vous arrangé et bientôt Karen est enceinte. « Mark était comblé : il donnait à la belle Karen la vie qu’elle désirait, il fondait une famille, organisait sa succession ». Le couple emménage sur Park Avenue, tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. L’enfant est appelée Heather, « Mark aimait que ce nom rappelle ses origines écossaises même s’il ne s’agissait que d’une coïncidence car Karen l’avait sélectionné après avoir feuilleté un livre, persuadée que toutes les Heather de sa connaissance étaient belles ».

Tout est apparence, surfaces et signes dans la vie du couple, en « vase clos » dans un quartier huppé, bébé magnifique puis jeune fille resplendissante à laquelle la mère consacre ses journées tandis que le père assure leur fortune. Rien ne viendrait troubler le tableau si Matthew Weiner ne venait opposer à ce locus amoenus un récit qui semble d’abord n’avoir aucun rapport avec le premier, narrant l’existence de Bobby, enfance massacrée, séjour en prison, qui finit par réussir à se faire embaucher sur un chantier. Il lui faut bien survivre puisque « la politique de libération du New Jersey ne prévoyait ni « pécule de sortie », ni nouveaux vêtements, ni formation professionnelle ». Là, les deux récits se croisent : sur l’échafaudage d’un immeuble de Park Avenue, Bobby voit Heather, saisi « d’un désir si puissant qu’il crut s’évanouir ou éjaculer sur place ». Jour après jour, il l’épie, la filme, la fantasme, imagine comment la posséder.

Croisement de regards (celui de Bobby sur Heather, celui du Père sur l’Ouvrier), anatomie clinique des rapports de classe et de la violence qui les lie, le roman de Matthew Weiner déploie une tension épaisse et glauque, manière de figurer la profonde scission de l’Amérique contemporaine, les perversions sous la perfection de surface des uns, le désir carnassier des autres. Il signe un roman profondément dérangeant, dans lesquels les meurtres sont toujours étouffés, signes de crises qu’une société, quel que soit le côté depuis lequel elle est observée, ne veut pas affronter.

Noam Chomsky, Requiem pour le rêve américain (capture d’écran du documentaire)

Le rêve américain, comme la plupart des rêves, comprend une grande part de mythe  (Noam Chomsky)

La faille est ancienne et la perspective historique de l’exposé est au centre du brûlot de Noam Chomsky, Requiem pour le rêve américain, que l’on peut lire dans la traduction de Dennis Collins chez Flammarion — ou voir dans un documentaire glaçant diffusé sur Netflix. On peut aussi lire et voir, ce n’est pas incompatible ; mais lire, surtout peut-être. Gardons en tête l’épigraphe ironique du dernier Bruno Latour (Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017), signée du gendre de Donald Trump, Jared Kushner : « We’ve read enough books », « Nous avons assez lu de livres » — phrase qu’il est difficile de prendre pour du Mallarmé et sonne bien plutôt le glas d’une culture du livre.

Noam Chomsky, Requiem pour le rêve américain (capture d’écran du documentaire)

Longtemps — et Chomsky cite l’exemple de son père, émigré pauvre d’Europe de l’Est au tout début du XXè siècle — le self mad man était un processus opérant, la mobilité sociale une réalité. Mais le rêve perdure, coquille vide devenue le slogan politique facile et populiste de candidats pragmatiques sans vergogne — « La mobilité sociale est en fait moins grande ici qu’elle n’est en Europe. Mais le rêve persiste, entretenu par la propagande. On l’entend dans chaque discours politique : « Votez pour moi, et nous retrouverons le rêve ». »

Make America great again ? Tout, pourtant, chiffres, reportages, études, montre que « l’inégalité est sans précédent », bien pire que dans les années 20, du fait de l’existence de super-riches, « résultat de plus de trente années d’évolution de la politique sociale et économique » qui n’a qu’un but : concentrer la richesse et le pouvoir aux mains de 1 % de la population (les super-riches) qui maintiennent un système construit à leur unique profit qui n’a donc de démocratie que le nom. La démocratie serait le pouvoir réparti dans l’ensemble de la population. Or dix principes assurent la concentration de la richesse et du pouvoir aux mains des 1 %.

Le livre de Chomsky égrène ces 10 principes : réduire la démocratie, façonner l’idéologie, repenser l’économie, transférer la charge, briser la solidarité, contrôler la régulation, orchestrer les élections, mettre le peuple au bas, fabriquer du consentement, marginaliser la population : autant d’infinitifs qui sont des actes, un fonctionnement étatique de frontières, mises au ban, concentration et musellement que démonte Noam Chomsky en remontant aux textes fondateurs qui explicitent ce système et le rendent possible.

Noam Chomsky, Requiem pour le rêve américain (capture d’écran du documentaire)

Le constat est dramatique, l’espoir possible mais il suppose une prise de conscience, un recul, le choix de ne plus subir. L’appel des dernières lignes du livre repose sur une confiance dans la jeunesse du pays, force vive dont le théoricien espère une réaction ; « Pour citer un ami proche pendant de longues années, le regretté Howard Zinn », conclut Chomsky, « ce qui compte, ce sont les innombrables petits actes de gens anonymes, qui jettent les bases des événements significatifs dans l’Histoire. » Ce sont eux qui ont fait des choses dans le passé. Ce sont eux qui devront les faire à l’avenir ». C’est en ce sens que le chant funèbre de Noam Chomsky est l’appel à une nouvelle histoire populaire des USA et non la route toute tracée par 1 % de sa population dont Donald Trump est la figuration actuelle, dramatiquement emblématique.

Noam Chomsky, Requiem pour le rêve américain (capture d’écran du documentaire)

La nouvelle Colère noire de Ta-Nahesi Coates : l’Amérique en procès

Parmi les engagés de cette histoire américaine, Ta-Nehisi Coates, écrivain en colère, signant une forme de Moi contre les États-Unis d’Amérique (Paul Beatty, 10/18). Son essai s’ouvre sur trois citations, extraites du Deutéronome, d’un traité de John Locke et d’un anonyme, manière de juxtaposer trois types de discours référents et de donner à une expression populaire et anonyme le même poids qu’à une parole biblique ou économique puisque toutes énoncent le même principe : quand un préjudice a été reconnu, il suppose une réparation. Là est le sous-titre du Procès de l’Amérique, il est un Plaidoyer pour une réparation. Les USA ont une « dette morale écrasante » qui peut prendre la forme d’une litanie de chiffres : 250 ans d’esclavage, 90 ans de lois discriminatoires, 60 ans de ségrégation légale, 35 ans d’une politique raciste du logement — « Tant que nous n’aurons pas admis notre dette morale écrasante, l’Amérique ne sera jamais unie ».

Or ces chiffres, bien  sûr, ce sont des vies : celle de Clyde Ross, qui ouvre le livre, un homme né en 1923 dans le Mississippi, « berceau du blues » (pour le cliché touristique masquant la réalité sociale) et, surtout, « kleptocratie ». Être noir, dans le Sud profond, ce n’est pas être pleinement américain, avec ce que l’adjectif identitaire suppose de droits, d’égalité démocratique et de chances.
C’est aussi celle de Belinda Royall, d’autres par lesquels Ta-Nehisi Coates incarne ce qui pourrait demeurer abstrait : un système profondément inégalitaire, le fait que la population afro-américaine est la plus « enclavée » du pays et une histoire — « A l’origine de l’Amérique, il y a la spoliation des Noirs et la démocratie blanche, deux éléments qui ne sont pas contradictoires, mais complémentaires ».

L’écrivain figure l’histoire américaine à travers des destinées spoliées, en décryptant aussi une cartographie signifiante, comme celle de Chicago : « Ce n’est pas un hasard si Chicago est aujourd’hui l’une des villes les plus ségrégées du pays. C’est au contraire le reflet d’un urbanisme méthodique », le triomphe du « découpage ethnique » à l’échelle d’une ville, soutenu par le racisme et la peur, la haine de toute altérité, ethnique et sociale. Que faire aujourd’hui, se demande Ta-Nehisi Coates ? Prendre conscience que l’histoire américaine n’est pas celle, aveugle, des livres scolaires. Que cette histoire est, de fait, construite sur l’économie de l’esclavage et de la ségrégation, qu’elle est « honteuse » et qu’il faut réparation, une tache de l’ampleur de celle que l’Allemagne post-hitlérienne a connue. « L’Histoire noire ne flatte pas la démocratie américaine, elle la remet à sa place ».

Comme l’écrit Christiane Taubira en préface de ce Procès de l’Amérique, voilà « un réquisitoire implacable » parce qu’il refuse l’abstraction des chiffres pour en rendre la chair, parce qu’il donne à entendre sa colère (et la vérité de cette colère), parce qu’il redonne une perspective quotidienne, atrocement banale à l’Histoire. Parce que, dans une dynamique qui est celle de l’écrit, la déconstruction, il donne corps à la spoliation, au racisme, érigés en système étatique. Le crime est irréparable, il demande cependant réparation. Il faut aller de l’avant, soit ne pas oublier ce qui a été. Mais ne pas non plus se dire, avec nos œillères confortables, c’est ailleurs, par-delà l’océan, loin. Nous serions différents, vraiment, ici ? C’est la question que pose Christiane Taubira dans sa préface, que pose chacun de ces trois livres, certes écrits par des romanciers ou intellectuels américains mais qui concernent toutes nos démocraties :

« Elle st bien là, la grande question : jusqu’où résistent nos convictions sur la liberté et l’égalité, sur la démocratie comme système institutionnel établissant les mêmes règles pour tous ? Quel dérangement de confort, quelles privations de privilèges sommes-nous, sont-ils prêts à consentir pour que les proclamations sur la liberté, l’égalité, la démocratie ne soient pas que pures tartufferies ? »

Édouard Glissant, Christiane Taubira le rappelle, parlait de la « vision prophétique du passé », de ces enseignements venus du fond des âges, que l’ignorance érigée en système par le néo-libéralisme voudraient étouffer. Ce qu’écrivent Chomsky ou Coates, héritiers de cette Histoire, vaut « en tout temps, en tous lieux ».
Nous avons lu assez de livres, vraiment ?

Nam Chomsky, Requiem pour le rêve américain, traduit de l’anglais (USA) par Denis Collins, Flammarion, « Climats », septembre 2017, 136 p., 14 € —  Lire un extrait — Un documentaire, en lien avec ce livre, est diffusé sur Netflix

Ta-Nehisi Coates, Le procès de l’Amérique. Plaidoyer pour une réparation, traduit de l’anglais (USA) par Karine Lalechère, préface de Christiane Taubira, éd. Autrement, septembre 2017, 125 p., 12 € — Lire un extraitDu même auteur, Une colère noire, désormais disponible en poche chez J’ai Lu, lire l’article que Diacritik a consacré au livre.

Matthew Weiner, Heather, par-dessus tout, traduit de l’anglais (USA) par Céline Leroy, Gallimard, « Du monde entier », novembre 2017, 135 p., 14 € 50 — Lire un extrait