« Angels in America, une pièce historique et visionnaire » : Entretien avec Aurélie Van Den Daele

Capture d'écran Viméo

« Look up ! ». L’injonction de cet ange descendant des cieux, cassant le plafond de Prior alité malade du sida, est certainement un des souvenirs les plus prégnants de celleux qui ont vu la magnifique adaptation d’Angels in America en minisérie en 2003. La pièce de Tony Kushner (Angels in America : A Gay Fantasia on National Themes) a en revanche rarement l’occasion d’être montée au théâtre. Si elle relève d’enjeux de représentations sur le sida au cœur de l’intrigue et de son identité profonde, elle aborde également d’innombrables autres sujets (racisme, coming out, couple, environnement, inégalités, religion, etc.) qui s’entremêlent pour former une fresque tragique d’une Amérique en prise avec ses démons.
Depuis le 15 novembre et jusqu’au 10 décembre 2017, Aurélie Van Den Daele revisite la pièce avec une mise en scène résolument contemporaine et une compagnie de comédien.ne.s remarquables au Théâtre de l’aquarium. Entretien.

Tony Kushner écrit la pièce en 1987, la première mise en scène a lieu en 1991, il y a aussi eu la fameuse adaptation en mini-série par HBO. D’où vient ton envie de mettre en scène la pièce aujourd’hui ?

J’ai rencontré la pièce au conservatoire et j’ai eu envie depuis lors de la monter. C’est une grande pièce, très fournie en termes de registres qui sont de vraies partitions pour les comédien.ne.s. C’est surtout cet aspect-là qui m’a intéressé au début, mêlé avec le fait que j’ai été très marquée dans mon adolescence par toutes les écritures qu’il a pu y avoir autour du sida et tout ce qui pouvait s’en dégager : les formes de militantisme, les œuvres de Guibert, les films de cette époque-là, etc. Il y a bien sûr quelque chose de très personnel et une envie de parler de la maladie et de la place du malade dans la société contemporaine que j’avais déjà traitée dans un précédent spectacle qui était l’adaptation de Cris et chuchotements de Bergman.

Ce qui m’intéresse ici et me questionne, c’est ce que représente – au moment où Kushner l’écrit – la place d’un malade du sida mis au ban de la société, et la manière dont cela peut résonner aujourd’hui. Et cela revêt alors un sens possiblement plus large où la pièce traduit aussi la manière dont on est marginalisé quand on est malade, la manière dont les autres pourront ou non nous accompagner. J’ai aussi été très séduite par cette pièce qui fait la part belle à des gens qui ne sont pas conformistes, qui ont des désirs contradictoires – comme Prior, par exemple, qui a ce fantasme féminin avec l’ange qui l’aide à retrouver sa pulsion de vie –, de destins à la marge. Cela venait pour moi questionner le cloisonnement des gens qui me semblait résonner avec notre époque. Le rabbin dit « le melting-pot où rien ne s’est mélangé » et parle certes d’une société américaine plus communautaire que la nôtre, mais est pertinente malgré tout aujourd’hui politiquement pour penser l’identité et la place qu’on trouve dans la société autrement. D’ailleurs, on a dû faire quelques ajustements dans le texte de manière à ce qu’il résonne plus fort, en se basant principalement sur la version que Kushner a écrite en 2010 qui permet de se rendre compte de l’évolution que lui a aussi voulue.

La pièce est très ancrée spatialement et temporellement : aux États-Unis, à une époque où l’épidémie de sida explose et où Reagan est président, tout en abordant aussi le racisme, le poids des religions, les inégalités, le dérèglement climatique. Elle a une pertinence historique mais aussi une forte actualité : ces problèmes s’aggravent pour la plupart, notamment avec l’arrivée de Trump. Comment as-tu envisagé ces enjeux ?

D’abord, il faut dire qu’on aime bien – dans la compagnie, et moi aussi – travailler sur des sujets avec une dimension historique. Il y a quelques années, on avait par exemple monté Top girls de Caryl Churchill qui raconte un peu le « féminisme de droite », ce courant initié par Margaret Thatcher, réponse assez violente à l’oppression masculine qui passait par des femmes qui reproduisaient des modèles de domination masculins. Je trouvais que ça éclairait une partie de la lutte féministe d’aujourd’hui. L’idée n’était donc pas de transformer toutes les références pour les transposer aujourd’hui.

Je pense que la pièce est résolument américaine, comme tu le dis : avec les mormons, la place du judaïsme particulièrement à New-York, etc. Il s’agissait plutôt de contextualiser pour pouvoir éventuellement proposer une explication de notre présent et comprendre comment on en est arrivé là. Rétrospectivement, le fait qu’une des plus grandes puissances mondiales qui opère comme ça, qui n’agit pas pour les malades, qui a des figures politiques telles que Roy Cohn – qui a d’ailleurs été conseillé de Trump à un moment donné – éclaire notre présent. Pareillement, quand Harper est obsédée par le trou dans la couche d’ozone dans cet attentisme terrible, elle a des angoisses très actuelles et dit des choses qui sont vraies des années plus tard. J’avais confiance en la force à la fois historique et visionnaire de la pièce qu’à écrite Kushner. Je pense que si elle fait frissonner encore maintenant, c’est bien que des choses de ne sont pas résolues.

J’ai entendu que la pièce aurait une dimension universelle, mais je crois comme tu le dis que visionnaire est plus juste.

Je crois qu’« universel » est un mot galvaudé, qu’on emploie un peu à toutes les sauces, et qui est effectivement moins pertinent que visionnaire. Kushner écrit à un moment où il voit ses amis disparaitre et je trouve qu’il arrive malgré cela à avoir de l’humour et dépeint se faisant un paysage en devenir d’un occident puissant, extrêmement libéral, notamment à travers un personnage comme Joe qui veut absolument réussir, tiraillé aussi entre son espèce d’éthique religieuse et les proposions de Roy Cohn. L’individualisme et le libéralisme qu’on connait aujourd’hui dans une sorte d’apogée sont déjà en germe dans la société que décrit Kushner. Je lisais aussi il y a quelques jours dans la presse qu’un élu avait été surpris dans un rapport homosexuel alors qu’il est républicain et a soutenu des lois homophobes : un vrai Roy Cohn.  S’agissant plus du travail, je ne voulais pas non plus faire une « pièce musée » avec trop de codes contextuels qui tendraient à faire croire qu’elle traite d’un passé à visiter. C’est pour cela qu’on s’est tout de même laissé des libertés d’anachronismes, de transpositions de situations, pour que cela puisse résonner.

Alors que la mise en scène est plus libre, je crois que tu es restée fidèle au texte, en tous cas pour les passages que tu as conservés puisque la pièce peut durer 7h30 et que le spectacle que tu présentes dure 4h20. Que s’agissait-il de condenser, supprimer, conserver ? Quel était pour toi le principal enjeu dramaturgique ?

La pièce est en effet plus longue. Il faut néanmoins savoir que Kushner a écrit des scènes facultatives. J’ai négocié avec lui – ça n’a pas été toujours facile – pour couper. À cet endroit, l’enjeu a été pour moi de rendre la pièce plus courte pour la rendre accessible à un public scolaire, qui n’est pas le même que dans des grands théâtres parisiens. Au départ, j’avais plutôt vendu 5h-5h30. Mais au fur et à mesure du travail, et lorsque la dimension politique du projet s’est précisée, certaines me sont apparues comme évidentes à couper. Il y avait des dimensions qui m’intéressaient simplement moins, notamment la visite des ancêtres de Prior. Je me suis un peu battue avec Kushner : au départ, je voulais que ce soient seulement des images, et elles ont quasiment disparu. La place du fantôme m’intéressait beaucoup : celles d’Ethel, de M. Mytho, mais je trouvais qu’il y avait une portée punitive dans ces ancêtres, une culpabilité que je ne voulais pas. Il y là quelque chose de daté à mon avis, comme quelque chose de didactique sur la vision de l’homosexualité et la manière dont elle a évolué. Se sont ajoutées au retranchement les scènes facultatives.

Ça a été plus difficile pour d’autres scènes qu’on a travaillées et décidé de ne pas garder assez tardivement : par exemple la très belle scène où Joe retourne chez Louis en ayant compris qu’il était vainement le « petit cul de service » de Roy Cohn, qu’il rédige des jugements, qu’il a œuvré contre son camp au sein d’une affaire. Je me suis rendue compte que, d’une certaine manière, la pièce proposait d’épuiser les résolutions, les rapports, alors que j’avais envie de rester plus mystérieuse. Pareillement, sur la fin, il y a une sorte d’épilogue qui fait le bilan et que j’ai décidé de couper. Ivo Van Hove qui a monté lui aussi Angels in America était parti sur l’imagination comme clef de voute du dispositif en dépouillant la scène. J’avais beaucoup aimé ce parti et j’avais envie, dans le même esprit, de laisser la place au spectateur d’imaginer l’issue de certains personnages. C’est âpre pour certains, comme Joe que je laisse un peu en perdition, comme Louis qui n’a pas d’autre scène de fin que de dire le kaddish.

Les choix se sont faits au gré du travail, et aussi parce qu’on a pris le chemin de l’onirique qui a fait que certaines didascalies de Kushner résistaient à notre scénographie – lorsque l’ange essaye d’emmener Prior au paradis par exemple – et auraient rompu le registre. Le plus grand travail a donc consisté à garder l’ensemble cohérent. Une mise en scène comporte toujours son lot de deuils.

De quelle manière s’est déroulé le montage de la pièce avec les comédien.ne.s ? Depuis combien de temps travailes-tu dessus ?

On a monté la pièce il y a deux ans, en 2015, mais on est malheureusement tombé en plein pendant les attentats. Elle a certes tourné la saison dernière, mais on tenait à la redonner à voir parce qu’elle avait rencontré son public et que ça a été un spectacle important pour plein de gens. Il y a des scolaires qui nous ont écrit des lettres pour nous dire que la pièce les avait ouverts, qu’ils ont pu fait leur coming out après l’avoir vue. Je crois qu’elle a cette puissance humaine importante. On a tous beaucoup travaillé pour porter ce projet. C’est une équipe motivée avec des sources d’engagement sensibles et personnelles. Certains et certaines ont milité à Act-Up, le directeur de la distribution, Antoine Caubet, a vu beaucoup de proches disparaitre, on est plusieurs à avoir accompagné des gens en fin de vie à cause de maladies longues, dont certain.e.s des suites du sida. Il y avait cette délicatesse, je dirais, dans la façon d’aborder la pièce. Pourtant – et c’est quelque chose dont j’ai pas mal parlé avec Alexandre Le Nours qui joue Prior –, j’ai tendu à ce qu’il y ait un souffle de vie. À chaque fois que Kushner écrit la déchéance, insiste sur ce côté extrêmement dégradé de Prior, on a tenté non pas de l’effacer, mais de le retranscrire par du mouvement, par la chorégraphie, qui devait traduire une envie de vivre. Cela me semblait quand même cohérent avec Kushner puisque le personnage finit en disant : « Je veux encore de la vie ». Je crois que cette démarche est possible parce qu’on a plus de recul, et aussi au fur et à mesure du montage de la pièce. On a fait appel au collectif INVIVO pour la scénographie, le son, la lumière et la vidéo. J’ai d’abord travaillé avec les acteur.trices, j’ai ensuite fait une résidence de travail avec elleux, pour finalement nous retrouver et travailler tou.te.s ensemble. Le collectif nous a aidés à penser la manière d’agencer cet espace qui a l’air d’un lieu public non défini pour devenir à la fois onirique, magique, global, cellulaire.

Je crois que tu as eu beaucoup de difficultés à trouver une salle.

Quand j’ai voulu monter la pièce, j’ai vraiment rencontré de grosses difficultés. Tout le monde me disait qu’elle était datée, que le sida était terminé, que cela n’intéressait plus personne. Des portes se claquaient de façon extrêmement violentes. Il y avait aussi très peu de gens assez courageux pour s’engager avec une jeune équipe qui allait monter une pièce de cette durée, sans une grosse production, sur ce sujet ou ces sujets : ils arguaient que le sida n’était pas d’actualité, et il y avait beaucoup d’homophobie. L’homosexualité redevient un énorme tabou au théâtre. Il y a des pièces qui sont censurées en ce moment par des proviseurs, des directeurs de théâtre, c’est vraiment une catastrophe.

Pour ceux qui connaissaient la pièce, il y a ce côté parfois un peu cash de Kushner dans le langage et dans ce qu’il montre, notamment la scène où Louis est dans Central Park et a un rapport sexuel non protégé en disant « contamine-moi ». Voilà pour le début. Il y aussi eu des difficultés quand il s’est agi de la faire tourner. Des gens étaient intéressés mais prétendaient que ce n’était pas pour leur public. Un des théâtres qui nous a programmés a reçu un tract disant qu’il programmait des spectacles pornographiques. Il y a quand même une étroitesse d’esprit incroyable. Au final, les directeurs qui nous ont programmés sont des directeurs plutôt ouverts, parfois concernés, mais cela a été très dur alors qu’il y a un enthousiasme du public dont on ne tient pas compte. Mais ces embûches n’ont rien de comparable au plaisir qu’on a à la jouer, à voir qu’on touche un public notamment jeune. On m’a dit qu’ils ne connaissent pas le sida, que ça ne voulait rien dire pour eux. C’est vrai qu’ils connaissent pas ou peu cette histoire, mais c’est faux de penser que ça ne raconte rien pour eux. Cela reste des itinéraires de vies, la pièce opère différemment, ils ne réagissent pas aux mêmes choses. Ils ont un autre prisme, d’autres préoccupations mais comprennent parfaitement les enjeux.

Je qualifierais l’espace matériel de la scène de presque complètement décloisonné. Pour moi il y a au moins trois espaces distincts : la plus grande partie de la scène avec ses sièges, l’espace entièrement fait de baies vitrées, et celui du fond derrière le rideau de chaines menant aux coulisses parfois illuminé. Il n’y a pas de lieux associés à ces espaces, les comédiennes le réinvestissent à chaque fois comme si leur jeu faisait deviner l’endroit où il se trouvent.

Cet espace est inspiré d’un générique de l’émission Tracks diffusée sur Arte qui se passait dans un hangar. Il y avait cette idée d’un non-lieu qui nous intéressait beaucoup. J’avais pour ma part envie de cet espace en verre, ça pouvait raconter le cloisonnement et rappeler les buildings. En revanche, l’espace derrière le rideau n’existait pas. Kushner écrit vraiment de manière cinématographique avec de nombreux lieux avec des passages des uns aux autres très séquencés, avec une dramaturgie très construite. C’est quelque chose qui résistait à la scénographie que j’essayais de rendre plus fluide. Cet espace s’est donc imposé comme une solution et aussi la proposition d’un ailleurs, avec ces titres bleus au-dessus qui sont ceux des épisodes pour reprendre l’idée de la série. Ce qui se passe derrière le rideau éclairé permet d’introduire des personnages, comme des tableaux qui allaient se défaire au fur et à mesure de la pièce. Dans la deuxième partie, ces images évoluent en revanche vers quelque chose de plutôt symboliste.

Un des partis pris est celui que tu pointes, c’est-à-dire que les acteur.trice.s font imaginer l’espace dans lequel iels jouent, en se basant sur l’imagination, inhérente en partie au discours de certains personnages. Harper évoque l’antarctique et il tombe de la neige alors qu’elle le fantasme, qu’elle est toujours à Brooklyn. Je trouvais ça très beau et à creuser comme solution à la pluralité des lieux que Kushner propose qui est impossible à mettre en scène au théâtre à moins de prendre une heure en vue pour changer les décors. Revenant d’une répétition un soir, les acteur.trice.s se sont retrouvé.e.s dans une gare et m’ont dit « on dirait notre scénographie », et c’était vrai : avec ces cages de verre dans lesquelles on peut attendre un peu au chaud, les néons, cet espace public où tout le monde peut se retrouver qui va finalement raconter cette Amérique.

À ce propos, il y a ces sièges de salle d’attente – comme quasi seuls meubles – qui restent tout au long. J’ai le sentiment que la pièce est traversée par quelque chose qui relève de l’attente. Est-ce une manifestation du titre de la première partie : « Le millenium approche » ?

Oui, je crois que l’attente est un élément fondamental de la pièce. Ceci dit, il était difficile de travailler sur cette idée que le millénium approchait puisque nous y sommes. On s’est interrogé sur la manière de traduire ce suspens d’avant l’an 2000 que Kushner a mis et tous les fantasmes que ce passage a suscités. Ces chaises sont à la fois un lieu de rencontre, de passage, c’est l’espace presque de gare dans lequel va zoner cette femme du Bronx, et évocateur de plein de situations. Mais effectivement, ce sentiment d’attente est là quand on ouvre la pièce, on sait que les personnages sont tous à un croisement, à un moment charnière de leur vie. Cela m’intéressait de voir la manière dont ce basculement allait se mettre en œuvre dans un décor qui ne bouge pas. Alors qu’on avait eu l’idée notamment de modifier l’emplacement de l’espace transparent dans la deuxième partie, on a changé d’avis en se disant que c’était résolument aux personnages de bouger, non pas aux espaces.

Cet espace entièrement fait de baies vitrées est assez intriguant dans le sens où il induit simultanément une séparation et une ouverture. J’ai l’impression qu’il était nécessaire à des moments où il fallait montrer une franche séparation, installer une dialectique dedans-dehors.

La boite est héritée de Kushner et de cette nécessité de mise en scène qui sert effectivement à séparer, typiquement lorsqu’il écrit des scènes simultanées. Par exemple, la scène double qui montre la séparation croisée de Harper / Joe et Prior / Louis est conçue de manière à faire ressentir le parallélisme entre deux situations qui se déroulent dans des lieux différents mais proches en croisant leur destin. Cet endroit est un lieu protégé, un cocon mais aussi un endroit de séparation, de tension : celui où Joe est sous pression, l’endroit où on comprend que Louis ne restera pas avec Prior. Pour moi, c’est un lieu à la fois protégé et de fêlure.

Enfin, il y a ce rideau de fond de scène qui sert en même temps de chemin opaque vers les coulisses et d’espace de scène lorsqu’il est éclairé. Est-ce que quelque chose se trame en coulisses ? Les comédien.ne.s n’y parlent pas, il y a de la musique, le temps semble en suspension, et tu parlais de tableaux à cet égard.

C’est un espace plus compliqué. J’ai plus de mal à parler de la coulisse à cet endroit-là. La vraie coulisse, on ne la montre pas. Ce serait plus de l’ordre du hors-champ, une notion qui m’intéresse particulièrement au théâtre, différente qu’au cinéma. C’est ce qui était vraiment présent dans la mise en scène de l’année dernière puisqu’il y avait véritablement un hors-champ, on ne voyait rien, on supposait quelque chose avec beaucoup de son derrière. C’étaient les prémices de ce travail : peut-être sont-ce des plans qui se déroulent en parallèle, qui relèvent plus de l’image à cause notamment de l’éclairage. Ce sont des indices qui sont purement à destination des specteur.trice.s. La pièce est si bavarde et longue, que c’est aussi un endroit, un temps où les personnages sont immobiles, muets, tout en représentant des moments clefs.

Cela rejoint-il la fonction du panneau illuminé situé au-dessus ?

Oui, je trouve que c’est du même ordre. Ce sont deux endroits, des messages qui ne sont qu’à destination des spectateur.trice.s dont les personnages n’ont pas conscience, contrairement aux espaces scénographiques de devant. Et lorsqu’iels sont derrière le rideau de chaines, c’est une autre temporalité qui intervient. Le panneau informe du temps – novembre, décembre, etc. –,  affiche des titres qui servent à la fois de chapitrage et d’indices qui influent sur la scène en cours ou à venir. Dans le dernier acte par exemple, « This is not America » annonce ce grand moment où Belize et Louis vont parler du racisme aux États-Unis.

Tu as aussi gardé le principe des comédien.ne.s qui jouent plusieurs rôles. Quelle en est la portée ?

La minisérie avait elle-même conservé cet aspect. Kushner l’écrit dans les didascalies, et c’est me semble-t-il quelque chose d’important parce que c’est une manière d’aborder le genre. Ce n’est pas un sujet abordé en tant que tel dans la pièce – qui est d’abord tournée vers la question de l’orientation sexuelle –, mais est présent grâce à ce dispositif, tout en étant aussi un clin d’œil à Shakespeare. Et, à l’époque, cette distribution non genrée n’est pas si évidente. Et c’est aussi un terrain d’amusement. Ce sont des jeunes spectateurs et spectatrices qui m’ont fait remarquer que lorsque Julie Le Lagadec joue la mère de Joe qui rejette son fils, iels l’ont totalement en antipathie et l’adorent en tant qu’Ethel Rosenberg qui tourmente Roy Cohn, à la fois figure de vengeance et de pardon. Pareillement, l’ange est aussi l’infirmière et la femme SDF du Bronx. Belize, cette figure de l’espérance, une voix de la vérité sur l’état de l’Amérique raciste est lui M. Myho pour Harper… On sent que Kushner pense vraiment aux acteur.trice.s, qu’il pense et maitrise sa composition quand il crée cette distribution des personnages à interpréter. J’aime en plus ce côté ludique, très propre au théâtre où on n’essaye pas de faire croire autre chose, où on assume les artifices et nos langages.

La scène de l’ange nue dans l’espace transparent avec cette fumée, cette lumière et presque une voix off est l’une des plus belles et mémorables. Plus largement, quelles ont été les difficultés à mettre en scène les aspects les plus surnaturels ?

Ça a été un énorme enjeu. Cette scène a fait débat. Elle est très compliquée dans les concepts qu’elle manie. Il a fallu essayer de comprendre ce que raconte l’ange qui est très obscur. C’est à la fois celle qui prend Prior au moment où il va très mal et lui redonne la pulsion sexuelle, qui lui donne la trique – ce que Kushner dit de manière assez cash – et celle qui raconte que Dieu a quitté le paradis un jour de tremblement de terre à San Francisco… On sent donc qu’il s’amuse de l’imagerie gay, tout en racontant la réalité d’un monde qui n’est plus guidé par Dieu, avec des concepts théologiques compliqués. Cette scène clive les spectateur.trice.s dans le sens où je constate que certaines et certains partent en voyage avec l’ange, Prior et Belize, comme un voyage hypnotique – ce qui était notre projet – et d’autres qui résistent, peut-être parce qu’iels trouvent ça trop complexe. Je continue à le voir comme un voyage. Je crois que Prior à ce moment-là a véritablement une apparition qui est une œuvre religieuse où tu vois de la beauté mais sans pouvoir dire par où ça te touche.

Même dans la mini-série, je n’ai toujours pas compris ce qu’était cet ange à multiples facettes, à la fois païen, autoritaire, qui parle soudainement hébreu, féminin, sexuelle, avec un discours catastrophiste, et aussi plus spirituel que religieux. Et c’est l’une des raisons qui font que j’aime encore la série aujourd’hui.

Oui, c’est vraiment ça. Kushner écrit une sorte de jaillissement. Il s’amuse beaucoup avec le fait que l’ange soit une femme. De notre côté, la comédienne a des formes, elle est voluptueuse et s’en amuse aussi dans la pièce. Il y a également le fait que Dieu est mâle mais est représenté par un ange qui est une femme avec mille vagins. C’est une sorte de délire mystique, spirituel, qui m’a intéressée. En revanche, j’ai enlevé non pas le côté kitsch que j’aime et qu’on a essayé de garder parfois, mais le burlesque. C’est ce qui me laissait le plus perplexe. Je voulais qu’à ce moment-là de l’apparition de l’ange, on soit avec Prior dans un délire pour comprendre là où sa solitude et sa maladie l’emmènent – et en l’occurrence, très loin.

Au fond, je pense que la pièce parle beaucoup de la solitude, du couple, de quelque chose de profondément existentiel dont font l’expérience tous les personnages. Est-ce que le vide de la scène ne serait pas dans cette mesure « expressionniste » ?

Oui, je suis complètement d’accord sur cette part expressionniste de l’espace scénique. Et la pièce parle effectivement de ça : qu’est-ce que le vide, l’existence ? Quand prend-on conscience que l’on est vivant ? C’est l’expérience que fait Prior à travers la maladie : de se sentir vivant. Et c’est quelque chose de très émouvant dans le parcours qu’il trace dans la pièce. Le coté grand espace très peu fourni raconte ça. Le fait aussi qu’iels ne dépassent jamais l’espace défini du tapis gris était aussi pour moi une chose très importante. La pièce parle de notre place d’être humain dans le monde, et on fait une sorte de mini monde, une petite cartographie.

La scène finale de désinfection par ces figures vêtues de blanc, avec ce sable qui s’écoule, sur cette musique forte et inquiétante est apocalyptique, assez mystérieuse. Que se passe-t-il à ce moment-là ?

La mini-série est très fidèle au texte : c’est la scène où Prior monte au paradis et ne voit que des anges dans un décor de ruines romaines en train de parler de Tchernobyl parce qu’ils en ont entendu parler à la radio. Quand on s’est renseigné sur Tchernobyl, on a beaucoup regardé des photos de la nature qui reprend ses droits, de plantes très vertes, surdéveloppées. Au début, on a voulu représenter cette nature qui serait venue prendre le pas sur cette scénographie très urbaine, industrielle, mais ça ne marchait pas du tout, c’était difficile à faire comprendre. De cette séquence, on a évacué le texte qui me paraissait pour le coup un peu daté et désuet mais on a conservé les images, c’est-à-dire des anges qui sont dans une forme d’apocalypse et arrivent pour purifier l’espace où on a vu toutes ces pulsions. Ils désinfectent tout, ils bâchent tout sans distinction : c’est sans jugement moral. Ce sont des anges aussi un peu terrifiés par les humains. Ils visitent ce prophète mais ils échouent parce que lui veut encore de la vie. On a cherché à donner – en tous cas, au moment où la salle se rallume – une image du paradis qui serait celle qu’on a, picturale, avec de la fumée, du blanc, et de questionner les représentations humaines et métaphysiques. C’est sûrement là où il y a eu le plus de prise de liberté de ma part.

Tu parles de cette fumée par essence incontrôlable, qui aléatoirement mais certainement parvient jusqu’au public. Elle tisse un lien particulier entre la scène et les spectateurs. Que veux-tu communiquer ?

Je pense qu’on fait partie d’un tout. Quand la fumée vient dans le public, c’est un choix. Elle est très dure à contrôler, il y a donc des soirs où ça marche mieux que d’autres, mais c’est la magie du vivant. Je pense qu’elle dit qu’on a été ensemble dans l’apocalypse mais qu’il y a une issue possible. Même si c’est naïf.

Angels in America, de Tony Kushner. Mise en scène d’Aurélie Van Den Daele. Jusqu’au 10 décembre 2017 au Théâtre de l’aquarium.

Intégrale : les 11 et 12 novembre à 19h, le 13 novembre à 19h30, les vendredis à 19h30, les samedis et dimanches à 16h

Partie 1 : les mercredis à 20h30 ou sur les dates de l’intégrale

Partie 2 : les jeudis à 20h30 ou sur les dates de l’intégrale le week-end

De nombreux évènements ont été et sont organisés autour de la pièce, baptisés « Over the Aquarium, un mois Queer autour de Angels in America » et notamment, jusqu’à présent, trois rencontres-débats politiques modérées par le journaliste et militant Cy Lecerf Maulpoix. Des temps qui permettent d’envisager la pièce sous un nouveau jour et de penser à partir d’elle l’état des luttes actuelles.
Pour consulter le programme : https://www.overtheaquarium.com/