Lindon le résistant : Quelques souvenirs (2/2), entretien de Benoît Peeters avec Laurent Demoulin

B. Peeters par M.F. Plissart (photo pour la sortie de « La Bibliothèque de Villers »)

Benoît Peeters (écrivain, directeur des Impressions Nouvelles) et Laurent Demoulin (auteur du tout récent Robinson chez Gallimard) se sont livrés à un brillant et plaisant exercice : un grand entretien à deux, autour des éditions de Minuit et de Jérôme Lindon, que Diacritik, via Jacques Dubois, a le bonheur de publier, en deux parties (retrouvez la première ici).

Le cap du deuxième roman

Laurent Demoulin : Après la parution d’Omnibus, avez-vous continué à publier dans la revue Minuit ?

Benoît Peeters : Oui, j’ai sympathisé avec le fils de Jérôme Lindon, Mathieu, qui avait le même âge que moi. Mathieu avait plus ou moins repris les rênes de la revue et il voulait l’ouvrir à des projets d’une autre nature. J’y ai alors publié un petit ensemble de textes et de photos réalisé avec Marie-Françoise Plissart, notre premier travail commun. Ensuite, j’ai proposé un entretien avec Hergé, projet que Mathieu a salué avec enthousiasme et que Jérôme a plutôt bien pris. Dans cette revue qui accueillait Bourdieu, Deleuze-Guattari, Robbe-Grillet et Duvert, publier Hergé, cela devait l’amuser. Mais nous avons eu un différend à propos des droits d’auteur. Hergé me les avait cédés, mais comme il avait fait des corrections sur épreuves, Lindon m’a dit que je ne toucherais pas de droits à cause des frais que cela avait générés. Il s’agissait d’une toute petite somme, mais j’étais très fauché et je n’ai pas caché mon mécontentement. J’ai écrit à Lindon que je ne comprenais pas son attitude.

Vous aviez du culot !

J’étais jeune et impulsif. J’avais une immense admiration pour Lindon, mais je faisais valoir mes droits. J’y repense parfois avec un mélange d’amusement et de gêne. Je me dis que je n’aurais pas dû taper sur la table, que j’aurais pu me montrer plus habile. Quoi qu’il en soit, Lindon continuait à m’encourager. Je lui avais expliqué que j’écrivais quelque chose de très différent d’Omnibus, une sorte de roman d’énigme, avec une intrigue très serrée. Et je l’entends encore me dire : « Refaites-moi le coup des Gommes et je vous promets un joli succès ! » Mais lorsque je lui ai envoyé le manuscrit de La Bibliothèque de Villers, il s’est déclaré déçu : « Ce n’est pas ce que j’attendais de vous. Je ne dis pas que c’est mauvais, mais ce n’est pas ça qu’il fallait écrire. Et puis, c’est trop court pour un roman, ça ne me convient pas. »

Sa déception était-elle liée à l’incident concernant l’interview d’Hergé ?

Cela a peut-être joué, mais je pense qu’il s’agissait surtout de la stratégie typique du refus du deuxième roman. Plus tard, j’ai découvert qu’il avait refusé le second manuscrit de nombreux écrivains de Minuit. Cela faisait partie de son tempérament, du rapport de force qu’il instaurait : je vous fais entrer, je vous adoube et puis je vous rejette, ou, en tout cas, je vous mets à l’épreuve. Beaucoup d’auteurs se sont inclinés, mais ce n’était pas mon genre. Lindon m’a dit : « Transigeons. Écrivez un troisième roman et s’il me plaît, je reverrai peut-être ma position sur La Bibliothèque de Villers. » Je lui ai répondu : « Parce que vous croyez que ça s’écrit comme ça, un roman ! Non, si vous n’en voulez pas, je vais le proposer ailleurs ! »
– Alors, ça c’est incroyable, je vous ai donné votre chance, et vous parlez d’aller publier ailleurs. Je n’ai jamais entendu une chose pareille ! De toute façon, je vous l’interdis, il y a une clause de préférence dans votre contrat.
– Comment ça ? Vous voulez m’empêcher de publier ailleurs. Eh bien, c’est ce qu’on va voir ! Votre contrat est léonin.
Le mot « léonin » l’a fait bondir. Je reconnais qu’il était excessif. J’étais dans une position très combative.

En effet, vous aviez un petit côté Simenon…

Lindon était furieux : « Si c’est comme ça, la porte est ouverte. Ne revenez plus, on n’a plus besoin de vous ici, je suis extrêmement déçu ! »

Que reprochait-il au juste à La Bibliothèque de Villers ?

Je pense qu’il devait trouver le texte trop marqué par le « Nouveau Nouveau Roman » de Jean Ricardou, trop « textuel ». Robbe-Grillet était plus nuancé, il n’avait pas envie de se brouiller avec moi, mais il me disait : « Tout de même, ce serait mieux si ça fonctionnait comme un vrai roman policier. »

Il aurait voulu que vous donniez la clé de l’énigme ?

Oui, qu’il y ait une vraie solution policière. Et puis que ce soit plus long, plus ample. C’était leur droit de ne pas aimer ce livre, mais cela a été un choc parce que je l’avais vraiment écrit pour Minuit. Bref, j’étais déçu, blessé. J’ai fait deux ou trois envois, sans résultat. Puis j’ai adressé le texte à Christian Bourgois qui a réagi avec un énorme retard : « J’aime beaucoup votre texte, mais mon programme est complet pour deux ans. Si vous êtes d’accord, je vais le recommander à la collection littéraire de Robert Laffont. » Le texte a plu tout de suite à Michel-Claude Jalard, un fin lettré qui dirigeait la collection « L’écart » chez Laffont. Mais il n’a pas tardé pas à me demander : « Vous avez publié votre premier livre chez Minuit, où en êtes-vous avec Lindon ? En termes contractuels, vous êtes libre ? » J’ai répondu : « Hum… Ce n’est pas clair. » J’étais très embarrassé. Par chance, ça ne les a pas découragés. Ils ont conclu un accord avec Lindon, en partageant les droits d’édition avec lui. Heureusement, le livre a plutôt bien marché. Mais Robert Laffont me faisait moins rêver que les éditions de Minuit…

L’aventure du « nouveau roman-photo »

Vous allez ensuite suivre d’autres voies, qui vont vous ramener chez Minuit…

Je m’étais installé en Belgique en 1978. Bientôt, j’ai retrouvé mon ami d’enfance François Schuiten et commencé à écrire des scénarios de bande dessinée. Dans le même temps, avec ma compagne Marie-Françoise Plissart, nous tentions de renouveler le genre maudit du roman-photo. Nous étions persuadés que cette forme avait un potentiel. Or paraît chez Minuit, en 1981, un album qui s’appelle Chausse-trappes, préfacé par Robbe-Grillet, une sorte de roman-photo vaguement moderniste. Le livre ne nous emballe pas, mais la préface de Robbe-Grillet est un vrai encouragement pour nous. Je dis à Marie-Françoise : « Si on veut publier, il faut aller chez Minuit. Mais moi je ne peux pas, Jérôme Lindon m’en veut encore. Il faut que tu y ailles à ma place. » Elle était jeune et charmante : je me doutais que ça se passerait bien. Elle lui présente les récits courts que nous avions déjà réalisés, sans insister sur le rôle que j’ai joué. Lindon s’enthousiasme et propose aussitôt de les publier : c’était vraiment un homme de coups de tête. Nous étions à la fois heureux et embarrassés : en discutant avec Marie-Françoise, on s’est dit que cela allait faire un album trop mince, trop fragmenté. Et nous nous sommes lancés dans un projet plus ambitieux, un récit policier intitulé Fugues. Six mois plus tard, quand Marie-Françoise l’a présenté à Lindon, celui-ci s’est montré très positif, mais il a tiqué en voyant mon nom :
– Mademoiselle, c’est avant tout votre travail… Est-il vraiment nécessaire de mettre le nom de votre scénariste sur la couverture ?
– Euh… Nous avons réalisé tout le projet ensemble, je me vois mal le publier sous mon seul nom. Ce ne serait pas honnête.
– Non, mais on l’indiquerait à l’intérieur du livre.
– Écoutez, je dois en parler avec lui, mais ça me paraît délicat.
– Bon… Eh bien, revenez me voir avec lui, on verra.

Vous êtes donc retourné rue Bernard-Palissy. Vous deviez être dans vos petits souliers ?

Oui, c’était une situation difficile. Je suis arrivé avec Marie-Françoise. Robbe-Grillet était dans le bureau à côté avec Capdenac, le chef de fabrication, et je l’entends encore dire : « Peeters, ici ? Je rêve… » Il savait que Lindon m’en voulait beaucoup. Le premier rendez-vous a été un peu tendu, mais nous en sommes sortis avec un contrat à nos deux noms. Et assez vite, nous nous sommes réconciliés.
Lors de la parution des Murailles de Samaris chez Casterman, quelques mois après Fugues, Lindon m’a envoyé une lettre très chaleureuse… Et nous avons donc publié trois récits photographiques chez Minuit. Il nous a soutenus avec conviction, il croyait à ce nouveau genre, espérant que d’autres auteurs allaient venir lui en proposer.

Le contact était donc rétabli.

Il appréciait beaucoup Marie-Françoise Plissart, son travail mais aussi sa personnalité : elle était très libre avec lui, parfois un peu insolente, mais le courant passait. Autant Jérôme Lindon pouvait se montrer intimidant et sévère, autant il pouvait être drôle. Nous avons beaucoup ri ensemble, nous avons parlé de livres et d’édition, mais aussi de nombreux autres sujets, notamment de cinéma. Et, un jour, il a évoqué devant nous le travail de son fils aîné, André Lindon, qui préparait un dessin animé de long métrage. C’est une histoire mystérieuse et peu connue : ce dessin animé, qu’André a écrit, dessiné et réalisé tout seul a été produit par les Éditions de Minuit. Pour être plus précis : André Lindon y a travaillé des années durant dans le grenier, au-dessus du bureau de son père. Et le film s’appelle L’Enfant invisible, ce qui est quand même une métaphore extraordinaire. Ce jour-là, Jérôme Lindon nous a dit : « Mon fils travaille à ce film depuis très longtemps. Visuellement, c’est très beau, mais je crois qu’il y a quelques faiblesses narratives. Cela me ferait plaisir que vous alliez le voir. » Nous avons gravi l’échelle du grenier, nous avons été impressionnés par ce qu’André nous a montré, mais aussi par sa solitude. En redescendant, nous avons dit à Jérôme Lindon combien ce travail nous paraissait exceptionnel. Cela a contribué à nous rapprocher. Lorsque nous passions à Paris, Lindon se montrait toujours disponible, même si nous n’avions pas de nouveau projet à lui montrer. Il nous a même invités à déjeuner, ce qui n’était pas très courant.

Chez lui ?

Non, dans un petit restaurant proche de la rue Bernard-Palissy. Il n’invitait pas souvent à déjeuner. Il avait une théorie sur ce sujet, comme sur beaucoup d’autres : il disait que beaucoup d’éditeurs invitaient les auteurs dans des restaurants coûteux, mais ne publiaient pas les livres difficiles, alors que lui, pendant des années, il avait mangé des sandwiches dans son bureau pour pouvoir éditer les textes auxquels il croyait. Cela faisait partie de son idée du métier. Certains le lui ont beaucoup reproché.

Droit de regards, page 17
Droit de regards, page 51

Après Fugues en 1983, vous publiez, Marie-Françoise Plissart et vous, Droit de regards en 1985 et Le Mauvais Œil en 1986…

Lindon s’est montré enthousiaste en découvrant les planches muettes de Droit de regards. Mais il a ajouté aussitôt : « Même si c’est très beau, un livre sans texte, ce n’est pas possible… Les gens vont le feuilleter en librairie, sans comprendre les subtilités, et ils vont le reposer sans l’acheter. Pour que je le publie, il faudrait un texte d’accompagnement, une préface signée d’un nom illustre… » Je lui ai répondu : « Pour ce livre, je ne vois qu’une personne qui pourrait écrire quelque chose d’adéquat, c’est Jacques Derrida. » Il m’a regardé avec un sourire et m’a dit : « Eh bien, revenez avec une préface de Derrida et on publiera le livre ! » Nous sommes allés trouver Derrida, nous avons attendu longtemps, mais il a fini par écrire bien plus qu’une préface, un superbe texte de 70 pages. Quand nous sommes retournés voir Lindon, il a publié Droit de regards sans discuter une seconde. Son intuition était juste : c’est celui de nos albums qui a le mieux marché.

Le Mauvais œil, pages 50-51

Notes pour un portrait

À propos de Derrida, dans Trois ans avec Derrida. Les Carnets d’un biographe, vous expliquez que vous avez songé à écrire une biographie de Jérôme Lindon…

Oui, j’ai eu ce projet. Certes, il existe l’excellent livre d’Anne Simonin sur l’histoire des Éditions de Minuit, mais il s’arrête très tôt, vers la fin des années 1950. J’ai songé à écrire une sorte de portrait biographique de Lindon. Il se serait agi en même temps d’un livre sur l’édition, sur une certaine idée de l’édition, et d’une histoire un peu indirecte du Nouveau Roman. J’ai souvent parlé de Lindon avec Robbe-Grillet, qui racontait des choses passionnantes sur ses débuts, la manière dont Lindon avait dû s’imposer chez Minuit après les années Vercors. Mais de façon générale, la personnalité de Jérôme Lindon m’a toujours intéressé. Chaque fois, que j’ai rencontré un auteur de Minuit, que ce soit Jean-Philippe Toussaint, Jean Echenoz, Caroline Lamarche, Jean Rouaud, Patrick Deville ou d’autres, on a discuté de Lindon. Même avec un écrivain qui a quitté Minuit assez tôt, Didier Coste : il avait publié très jeune chez Minuit, mais leur rupture avait été violente. La légende veut que Didier Coste ait renversé un flacon d’encre de Chine sur les livres de la bibliothèque en criant : « Puisque c’est comme ça que vous traitez les écrivains ! » et que Lindon l’aurait poussé dans les escaliers…

Les anecdotes sur Lindon sont souvent savoureuses. J’aime celle qui concerne le Dictionnaire historique des rues de Paris. Jérôme Lindon, qui était grand, marchait à grandes enjambées. Un jour, il est surpris de voir un homme qui marche au même rythme que lui. Il engage la conversation et se rend compte que c’est un passionné des rues de Paris, qui connaît l’histoire de presque tous les immeubles : « Mais il faut faire un livre là-dessus, il faut raconter tout ça ! », lui dit Lindon. Ce Dictionnaire historique des rues de Paris, sans vrai lien avec le reste du catalogue, a sauvé Minuit pendant plusieurs années…

Mais bien sûr, je ne m’intéresse pas qu’aux anecdotes. Ses combats m’ont passionné, par exemple celui qu’il a mené à la fin de sa vie pour la rémunération du prêt en bibliothèque, une mesure qui a été aussi importante pour les auteurs que pour les éditeurs. Donc, mon projet concernait Lindon, mais à travers Lindon toute une période de l’édition française. Malheureusement, Irène Lindon, qui dirige aujourd’hui la maison, se méfie beaucoup des biographies et de tout ce qui touche à la sphère privée. Elle a par exemple été consternée par la publication des lettres de Samuel Beckett : elle estimait que c’était une trahison, qu’on n’aurait jamais dû faire ça : elle a refusé de publier ces livres et c’est Gallimard qui les a édités. Irène Lindon m’a dit : « La plupart des gens ne lisent pas les romans de Beckett et là, ils vont se précipiter sur les lettres, en cherchant on ne sait quel secret… ».
Donc, le fait que j’aie écrit les biographies d’Hergé, de Derrida et de Valéry a dû lui donner le sentiment que j’allais être indiscret et m’intéresser, par exemple, à la vie amoureuse de Jérôme Lindon. Or, je ne comptais nullement m’engager sur ce terrain. Mathieu, avec lequel je suis toujours resté en bons termes, voyait pour sa part mon projet d’un bon œil. Irène m’a dit : « On en reparlera dans trente ans » – ce qui était une fin de non-recevoir. Faute d’accès aux archives, j’ai abandonné ce projet. Il n’en reste pas moins que Lindon est une des figures qui a beaucoup compté pour moi.

Une fois que le contact est rétabli, de quoi parlez-vous, Lindon et vous ?

De toutes sortes de sujets… Notamment de ses relations contrastées avec des auteurs comme Michel Butor, Marguerite Duras, Michel Serres et Pierre Bourdieu. Nous parlions aussi de questions liées aux métiers du livre, aux relations avec la presse, etc. Jérôme Lindon revenait souvent sur son combat pour le prix unique du livre, dont il a été le principal artisan, parvenant à convaincre d’autres éditeurs, puis Jack Lang et François Mitterrand. Dès le milieu des années 1980, j’ai tenté de reprendre ce combat en Belgique. Cela n’a pas été très efficace les premiers temps… Mais Lindon, même s’il détestait voyager, est venu à Bruxelles pour défendre les avantages du prix unique du livre. Chaque fois qu’on se voyait, il me demandait : « Et alors, vous en êtes où en Belgique, ça avance ? »

Vous n’étiez pourtant pas encore éditeur ?

Non, mais j’avais travaillé, tout comme Marie-Françoise, dans une librairie bruxelloise appelée Macondo (l’ancêtre de Tropismes). Lindon était obsédé par l’avenir des libraires, il disait : « Il faut absolument faire aboutir la loi sur le prix fixe si l’on veut sauver un réseau large et diversifié de librairies. Sans cela, l’édition exigeante perd tout son sens. Vous verrez que la Fnac, qui a l’air de défendre tous les livres, de présenter un véritable choix, cessera de le faire si elle devient dominante. » J’étais très sensible à ses arguments sur ce sujet et sur beaucoup d’autres. Et avec Marie-Françoise, nous lui faisions part de nos propres observations. Par exemple, en travaillant chez Macondo, on avait vu que les petits livres de Marguerite Duras séduisaient de plus en plus de gens.

Les petits livres parus chez Minuit ?

Oui, comme L’Homme assis dans le couloir. En même temps, on sentait bien que ces livres étaient trop minces pour obtenir un grand succès. Mais quand, fin août 1984, nous avons découvert L’Amant peu avant sa sortie en librairie, nous avons eu l’intuition de son énorme potentiel. Nous avons revu Lindon juste à ce moment-là, et nous lui avons demandé comment les choses se passaient.
– Ça s’annonce plutôt bien, l’accueil des libraires a l’air bon.
– Vous en avez imprimé combien ?
– 30 000.
– Vous devriez réimprimer tout de suite, ça va être un immense succès. On a senti l’intérêt pour Duras monter peu à peu. Le public n’attend que ce livre : ça va être un triomphe.
– J’espère que vous avez raison, mais tout de même il faut rester prudent…
– Non, allez-y, vous verrez…
Et lorsque Duras a obtenu le Goncourt, deux mois plus tard, Lindon s’en est souvenu : « Vous êtes les premiers à m’avoir dit que L’Amant serait un immense succès. » Nous n’étions pas prophètes, nous avions juste senti le vent.

C’est elle ou c’est vous qui lui avez fait part de cette intuition ?

Nous avons renchéri l’un sur l’autre.

Il était d’un naturel prudent sur ce genre de questions ?

Il avait des bons jours et des mauvais jours. Quand il avait sa tête des mauvais jours, on se disait : « Le rendez-vous va être terrible ! » Il suffisait qu’un livre auquel il croyait ne démarre pas pour qu’il dise : « Tout le monde s’en fiche. De toute façon, la littérature, c’est mort, c’est fini. Les libraires baissent les bras. » Puis, un autre jour, il s’exclamait : « J’ai reçu un manuscrit extraordinaire, un jeune écrivain, Jean-Philippe Toussaint, un Belge, vous allez voir ça… »
Et il repartait au combat jusqu’à un nouvel accès de pessimisme : « C’est fini, les gens ne lisent plus, personne ne sait lire ! »

Je me demande, en vous écoutant, si votre bonne relation n’était pas liée à votre position décalée, en quelque sorte. Vous n’étiez pas seulement un écrivain.

Et, en conséquence, je n’étais pas préoccupé que de mes livres. En règle générale, les auteurs sont obsédés par leur propre travail et la manière de le promouvoir. Moi, j’étais passionné par les Éditions de Minuit, leur histoire et leurs auteurs. J’aimais le discours de Jérôme Lindon sur le monde du livre et son évolution… Je l’interrogeais sur des points d’histoire : qu’est-ce qui s’est passé avec Jean de Berg pour L’Image ? et pendant la guerre d’Algérie, avec La Question d’Henri Alleg ?

Mais en dehors des romans-photos, vous n’avez pas songé à publier à nouveau chez Lindon ?

Je n’écrivais plus de romans. Or, c’était la chose qui le passionnait le plus. Il était un peu déconcerté par mon évolution, même s’il ne la désapprouvait pas franchement. Quand j’ai publié Le Monde d’Hergé, il m’en a parlé de manière très positive, comme s’il sous-entendait : « Vous suivez une voie différente, c’est la vôtre. »

Si vous aviez écrit à nouveau un roman, il l’aurait peut-être publié…

Peut-être… Quand Marie-Françoise et moi lui avons présenté Le Mauvais Œil, il m’a dit : « Le texte est excellent. Un texte un peu plus long, dans cette veine-là, ça ferait un roman intéressant. » Il a vu que j’étais un auteur bizarre, qui avait fait de l’écriture un métier, alors qu’un de ses conseils, quand j’étais très jeune, était de finir mes études et de trouver un métier convenable, pour pouvoir écrire en toute liberté. J’ai fait exactement le contraire. Beaucoup de ses auteurs aussi, d’ailleurs, mais en se consacrant au roman.

Au fond, pourquoi avez-vous abandonné le roman ?

Je paraissais désinvolte et insouciant, à l’époque d’Omnibus et de La Bibliothèque de Villers, mais en même temps j’étais intimidé par le genre romanesque. Je l’ai abordé de manière oblique, mais quand j’ai rencontré l’image, à travers le roman-photo, la bande dessinée et un peu le cinéma, j’ai trouvé un terrain où je me suis senti plus à l’aise. Au fond, si on mettait bout à bout un certain nombre d’éléments des Cités obscures, on pourrait constituer une sorte de gros roman, mais certainement pas un roman de type Minuit. Je ne m’affronte pas aux mêmes monstres. J’ai retrouvé, à ce moment-là, une sorte de… comment dire ça ?

De légèreté ?

Non, de confiance. J’étais sur un terrain moins balisé, les possibilités me semblaient plus nombreuses… C’est comme si la timidité que je n’avais pas tout à fait ressentie comme jeune homme m’avait rattrapé. Il se peut que j’aie trop idéalisé la littérature. Toujours est-il que je suis devenu timide a posteriori et que j’ai pris un chemin de traverse. Sincèrement, je ne le regrette pas… Il y a aussi une question de mode de vie. J’étais étudiant quand j’ai écrit ces deux très brefs romans : une certaine solitude de l’écriture faisait contrepoids à l’agitation du quotidien. Mais j’ai très vite eu le sentiment que la vie d’écrivain consistait à passer des mois tout seul avec son texte. Or, cela ne correspond pas à mon tempérament. Mon mode d’être au monde est aux antipodes de cette solitude, de ce retrait flaubertien ou blanchotien. Les collaborations me conviennent mieux : la bande dessinée, les romans-photos, les documentaires sont toujours pris dans une dynamique relationnelle. Même une biographie est une forme d’écriture en collaboration avec la présence-absence du personnage dont on s’occupe. Les collaborations m’ont donné de l’énergie. Une partie de mon tempérament et des mes goûts, très littéraires, auraient pu me pousser à être un écrivain au sens plus classique du terme. J’aurais peut-être été un romancier correct au milieu des romanciers de ma génération, mais voilà je n’ai pas choisi cette voie.

Si Lindon avait accepté La Bibliothèque de Villers, l’histoire aurait-elle été différente ?

Le refus de ce deuxième roman par Lindon a indéniablement été un choc. On pourrait se dire que, pour amortir cette déception, je suis parti sur une autre route où j’ai été reconnu assez vite. Mais d’autres éléments ont joué. J’étais conscient, vers 20-21 ans, du caractère élitiste de ce que j’écrivais : Omnibus reposait pour une large part sur un jeu de références pointues, quasi codées, que peu de gens pouvaient réellement apprécier. Quand je suis venu m’installer en Belgique, en quittant le milieu germanopratin et cette ferveur qui entourait la modernité littéraire, je me suis retrouvé avec des gens dont les références étaient autres. J’ai eu envie qu’ils puissent lire ce que j’écrivais.

Certains de vos livres sont tout de même exigeants…

On ne peut pas dire que Droit de regards ou Le Mauvais œil soient des livres faciles. Pourtant, je crois avoir développé avec Marie-Françoise Plissart une forme de récit sophistiquée mais relativement accessible. Et plus encore avec François Schuiten pour Les Cités obscures.

Et vos goûts, de toute façon, dès le début, sont pluriels : vous lisez Robbe-Grillet et Agatha Christie, vous introduisez Hergé dans la revue Minuit. Vous êtes à cheval entre deux mondes.

Oui, j’aimais Hergé, Dumas et Verne en même temps que Borges, Mallarmé et Perec. J’aimais Howard Hawks et Sergio Leone autant que Godard, Chantal Akerman et Tarkovski. Et j’ai marié tout cela dans mon travail : j’ai écrit sur Hergé mais aussi sur Chris Ware, sur Hitchcock mais aussi sur Raoul Ruiz. Minuit est resté pour moi une référence majeure et un pôle fantasmatique, mais ma trajectoire a été différente. Il n’empêche que j’ai réalisé de grands entretiens avec Robbe-Grillet et écrit la biographie de Derrida. Ce monde-là fait toujours partie de moi, mais il ne représente pas la partie la plus publique de mon travail.

Une certaine idée de l’édition

En tant qu’éditeur à la tête des Impressions Nouvelles, estimez-vous que vous êtes l’héritier de Lindon ?

On ne peut pas être l’héritier de Lindon. On peut seulement essayer de prolonger une certaine idée de l’édition défendue par Lindon.

Pourquoi ?

D’abord, c’était un éditeur parisien, central sur le plan géographique comme sur le plan symbolique : il a gagné une vraie légitimité, en littérature comme en sciences humaines, et a obtenu plusieurs prix Goncourt et plusieurs prix Nobel. C’était un vrai éditeur indépendant, mais un indépendant de premier plan, incontestable, qui a hérité d’une maison prestigieuse et a su la réinventer.

Une maison installée en Belgique, comme le sont les Impressions Nouvelles, ne pourra jamais atteindre un niveau de reconnaissance comparable. Ensuite, le monde du livre, des idées et de la littérature que Jérôme Lindon a connu est sans rapport avec le nôtre. Tout a changé en une vingtaine d’années. Le livre en tant que tel était un objet respecté. Les grands lecteurs étaient infiniment plus nombreux. Et les libraires étaient fiers de leur fonds, même s’il se vendait lentement. Certes, il fallait rentabiliser sa librairie, mais on ne devait pas s’incliner devant les lois du marché. Tous ces facteurs font qu’aujourd’hui les conditions matérielles, historiques et sociologiques sont totalement différentes de celles qu’a connues Lindon.

Si vous n’êtes pas l’héritier de Lindon, que représente-t-il pour vous ?

Énormément de choses. On ne s’est pas assez rendu compte et on ne se rend toujours pas assez compte, dans le monde du livre francophone, que Jérôme Lindon a représenté, dans l’édition de la deuxième moitié du xxsiècle, la même chose que Gaston Gallimard dans sa première moitié. Il a imposé un modèle avec ses bons et ses mauvais côtés, avec des coups de génie, de l’habileté et quelques accidents. Certains écrivains ne se sont pas entendus avec lui, Butor ou Ollier par exemple, et quelques autres en sciences humaines, mais il a défendu une idée essentielle : si une œuvre est forte, le succès viendra un jour. Si c’est dans 20 ans, ce n’est pas grave, si c’est dans 10 ans, c’est mieux.
Lindon pensait aussi qu’un prix littéraire est un épisode heureux dans la carrière d’un écrivain, qui lui permet d’avoir un peu plus de confort pour travailler, mais qu’un prix n’est ni la sanction de la qualité ni le but poursuivi. Il défendait l’idée qu’il existe réellement une chaîne du livre qui passe par les auteurs, les éditeurs, les diffuseurs, les libraires, les bibliothécaires et, au bout du compte, les lecteurs… Et que si cette chaîne se brise, c’est la création qui en pâtira le plus. Ce sont des idées que Lindon a défendues par-delà sa maison. Il a réussi à peu près seul à convaincre les éditeurs d’abord, puis les politiques, de la nécessité d’une loi sur le prix fixe du livre, loi qui a été imitée dans de nombreux pays, qui va enfin naître en Belgique, et qui a contribué depuis 35 ans à préserver un vrai réseau de libraires en France (contrairement à ce qui s’est passé en Grande Bretagne ou aux États-Unis). Cette loi s’appelle la loi Lang, mais les historiens du livre savent qu’elle est l’aboutissement d’un long combat de Jérôme Lindon. Jack Lang le reconnaît lui-même.
Plus tard, quand Lindon s’est soucié du prêt public, il a compris qu’il allait y avoir une marginalisation du droit d’auteur classique et qu’il fallait assurer de nouvelles sources de revenus aux auteurs. Et dans son combat contre la Fnac, quand on voit ce qu’est devenue la Fnac aujourd’hui, on peut dire que, dans le long terme en tout cas, il avait entièrement raison. Il aurait vu Amazon, il aurait hurlé, il aurait demandé aux libraires de se mobiliser pour créer un vrai site, un vrai portail… Lindon était un moderniste sur beaucoup de points, un homme d’une grande curiosité, mais un moderniste qui croyait que la librairie devait rester le lieu du livre, quelle que soit la technologie, quelle que soit la manière de vendre. Sur tous ces aspects-là, je l’admire, par-delà ses forces et ses faiblesses, par-delà les intuitions de lecteur qu’il a eues jusqu’à la fin, avec la capacité de découvrir une génération d’écrivains, de la porter vers le succès, de l’imposer. Irène Lindon travaille encore aujourd’hui avec beaucoup d’écrivains découverts par Jérôme. Mais il a été davantage que le patron des Éditions de Minuit, davantage que le découvreur de Beckett, que le promoteur du Nouveau Roman, que l’éditeur courageux pendant la guerre d’Algérie. Il a incarné au plus haut une idée du monde du livre et je pense que cette idée a un peu disparu avec lui, en tout cas sur la scène française.
Bien sûr, il y a eu des Christian Bourgois, des Paul Otchakovsky-Laurens, et, dans un autre style, des Hubert Nyssen, des Jean-Marc Roberts, des Denis Roche, tous respectables. Mais il n’y a aucune figure morale équivalente à Lindon. Il ne s’agit évidemment pas de le canoniser ou de l’angéliser, mais de dire que le monde du livre de 2017 a tendance à oublier le caractère décisif de plusieurs de ses interventions. Par rapport aux libraires, il incarnait vraiment une idée de l’exigence. Parfois, il faisait peur, mais le bilan est impressionnant.

Il est donc de première importance pour vous ?

J’ai eu la chance de connaître des gens plus célèbres que Jérôme Lindon, comme Robbe-Grillet, Barthes ou Derrida, mais je place Lindon parmi les personnes les plus importantes de ma vie. Il reste l’une des plus grandes figures que j’ai rencontrées. C’est pour cela que j’aurais été heureux de lui consacrer un livre. N’oublions pas que sa vie a commencé sous le signe de la résistance. Lindon a été un très jeune résistant – comme Beckett d’ailleurs, c’est un point commun entre les deux hommes. Il n’en parlait jamais, il ne voulait pas en parler. Mais à travers son travail d’éditeur, il est resté profondément un résistant. Lindon a choisi de publier Beckett à un moment où ça risquait de le fragiliser dans une maison d’édition où il était à peine installé. Lindon s’est fait plastiquer son appartement pendant la guerre d’Algérie à cause du courage qu’il a eu de publier La Question, un livre consacré à la torture. Lui qui se battait pour un Nouveau Roman supposé formaliste était en même temps un homme engagé très concrètement au moment du Manifeste des 121. Lui qui était très attaché au judaïsme a publié la Revue d’études palestiniennes. Sa figure morale dépasse le grand lecteur et l’éditeur talentueux. Oui, Lindon était un résistant.

Cela pourrait être le titre de notre entretien.

(29 août – 22 novembre 2017)