Lindon le résistant : Quelques souvenirs (1/2), entretien de Benoît Peeters avec Laurent Demoulin

Benoît Peeters par M-F Plissart

Benoît Peeters (écrivain, directeur des Impressions Nouvelles) et Laurent Demoulin (auteur du tout récent Robinson chez Gallimard) se sont livrés à un brillant et plaisant exercice : un grand entretien à deux, autour des éditions de Minuit et de Jérôme Lindon, que Diacritik, via Jacques Dubois, a le bonheur de publier, en deux parties.

Un lecteur avide

Laurent Demoulin : Dans « Vingt-cinq ans après », la préface de la réédition aux Impressions nouvelles de votre roman Omnibus, paru initialement aux Éditions de Minuit en 1976, vous évoquez votre jeunesse et votre passion pour cette maison d’édition. Il est frappant de voir le genre de livres que vous lisiez alors, et cela en grande quantité. Est-ce un fait d’époque ou un trait personnel ?

Benoît Peeters : Je n’étais pas le seul lecteur assidu parmi mes camarades, mais nous devions tout de même représenter une très petite minorité. J’étais déjà un grand lecteur durant mon enfance. Et, comme beaucoup d’enfants passionnés par les livres, je songeais vaguement que « j’écrirais » quand je serais grand, même si je ne savais pas tout à fait ce que cela signifiait. Vers 13 ou 14 ans, je me suis mis à lire beaucoup de littérature, même si j’étais dans un collège à Bruxelles, Don Bosco, qui n’encourageait pas particulièrement la lecture. Juste avant mes 16 ans, je me suis préparé à entrer au lycée français de Bruxelles, passant d’un système éducatif à un autre. Les programmes étaient assez différents, et il fallait réussir un examen pour être admis. Je me suis fait une montagne du niveau que les autres élèves devaient avoir en français et, pendant l’été qui a précédé l’examen, j’ai lu énormément. Tant et si bien que je suis entré en classe de seconde avec un bagage littéraire plus important que mes camarades ; leur niveau ne correspondait pas à mes fantasmes.

Le lycée français de Bruxelles stimulait-il plus la lecture que le collège Don Bosco ?

Oui. Le lycée possédait une très belle bibliothèque, qui a peut-être été désherbée depuis, comme on dit de manière sinistre. Et le bibliothécaire de l’époque, qui se nommait Joseph-Pierre Clairet, était aussi poète ; pas un grand poète mais un fin lettré qui avait publié quelques recueils. Je lisais à un tel rythme qu’il s’est mis à puiser dans la réserve en me disant : « Tu dois lire ça… Tu n’as pas lu Valéry, il faut le lire. Et Gide bien sûr. Et Breton. Et Artaud. » Cela m’enchantait.

Ce bibliothécaire vous proposait des œuvres modernes

Oui, modernes pour l’époque. Il n’était pas freiné par les contraintes morales. Seule la qualité littéraire comptait à ses yeux. Puis j’ai eu, en classe de première, à 16 ans, un excellent professeur de français, assez âgé, qui nous faisait étudier Racine et Diderot, mais parlait aussi de Julien Gracq et du Nouveau Roman.

En 1972, le Nouveau Roman était déjà enseigné dans les classes ?

Oui, c’était plus ou moins au programme. Il était question du théâtre de l’absurde, de Beckett et du Nouveau Roman dans sa version la plus accessible, c’est-à-dire de La Modification de Butor, de Moderato cantabile de Duras et des Gommes de Robbe-Grillet… Ces romans dataient des années 1950, mais leurs auteurs étaient encore assez jeunes. Je les ai lus cette année-là. Et j’ai surtout été passionné par Pour un nouveau roman de Robbe-Grillet, paru en poche dans la collection Idées-Gallimard. J’ai lu aussi avec intérêt quelques essais de Butor et de Sarraute et quelques textes de Barthes.

Il est rare aujourd’hui qu’un adolescent lise spontanément des essais littéraires. J’en reviens à ma question initiale : n’est-ce pas tout de même un trait d’époque ?

Sans doute. Mais les autres élèves ne lisaient pas ce genre d’essais. J’étais considéré comme un farfelu… Par ailleurs, j’étais à cette époque extrêmement cinéphile. Je me rendais au Musée du Cinéma, dont les places étaient très bon marché. L’année de mes 16 ans, j’ai vu pratiquement tout Godard, tout Antonioni, tout Pasolini, ainsi que des films expérimentaux qui participaient au « Prix de l’Âge d’or ». Pour moi, Robbe-Grillet, Pasolini et Godard participaient à un même mouvement, à une même excitation. Je vivais à Bruxelles avec le fantasme de Paris. J’imaginais sans doute qu’à Paris tous les jeunes gens regardaient ces films et lisaient ces livres.

Mais les livres que vous lisiez alors ne vous semblaient pas trop difficiles à comprendre ?

Parfois, je m’ennuyais. Souvent, je ne comprenais pas grand chose, mais j’avais quand même l’impression que cela valait le coup de les lire, qu’il y avait toujours une lueur, quelque chose d’étonnant qui ouvrait des perspectives… J’avais une très bonne tolérance à ce que je ne comprenais pas, en littérature comme au cinéma. Quand je lisais, je me satisfaisais de ce que je comprenais sans accuser le livre d’être abscons… Si un livre me semblait très difficile, je me disais : « C’est moi qui n’ai pas assez lu, je ne suis pas assez préparé. »

Vous avez donc lu, très jeune, beaucoup de livres publiés aux Éditions de Minuit ?

Je lisais des œuvres du Nouveau Roman, mais je n’identifiais pas vraiment les Éditions de Minuit. Je ne voyais pas la couverture « Minuit », sauf sans doute pour En attendant Godot de Beckett, car j’achetais des éditions de poche. C’était en effet l’époque où Jérôme Lindon avait cédé les droits de plusieurs de ses livres à des collections de poche. Des romans déjà anciens comme Les Gommes et Dans le labyrinthe étaient réédités en 10-18, et certains romans existaient en Folio. Je me souviens d’avoir acheté Le Voyeur de Robbe-Grillet et Histoire de Claude Simon, l’un et l’autre en Folio. C’est leur prix modique qui m’avait conduit à les choisir. Entrer dans l’œuvre de Simon par Histoire n’était pas une bonne idée : le roman m’a intéressé, mais pas réellement passionné. En revanche, j’ai eu un rapport très conflictuel avec Le Voyeur. Je trouvais ce roman vraiment bizarre. Autant j’avais adhéré à Dans le labyrinthe et aux Gommes, autant le texte du Voyeur me résistait. Juste après avoir lu ce livre dans un mélange de fascination et d’agacement, j’ai écrit un petit pastiche.

Un pastiche ? Parce que vous n’étiez pas content du livre ? La démarche est singulière.

J’étais à la fois mécontent et passionné : je sentais qu’il s’agissait d’un livre très important, mais qui m’échappait…

Donc vous devez y revenir par le biais du pastiche ?

Oui, comme si je voulais percer son secret…

Mais, si vous parvenez à écrire un pastiche, c’est que le livre ne vous échappe pas tant que cela ? Le pastiche demande une maîtrise.

Ce n’était peut-être pas un pastiche de Robbe-Grillet, mais de ma manière de me représenter Le Voyeur. J’ai pastiché ce que je croyais être le projet de ce roman, c’est-à-dire une description affolée. J’étais, à ce moment-là, dans une maison de vacances et j’ai entrepris de décrire la pièce où j’avais lu le livre, méthodiquement, selon ce que j’avais compris du projet de Robbe-Grillet. Aujourd’hui, nous savons que Le Voyeur joue constamment entre l’explicite et l’implicite, entre le texte et le sous-texte, entre la description apparemment objective et la puissance fantasmatique… Mais ce n’est pas ce qui m’a frappé à ma première lecture.

En un sens, votre première lecture correspondait à celle de Barthes dans ses célèbres articles « Littérature objective » (1954) et « Littérature littérale » (1955) ?

On pourrait dire ça… Au fond, sans avoir lu ces articles, j’étais plus dans la lecture barthésienne que dans la lecture blanchotienne. Je crois aujourd’hui que l’article de Blanchot sur Le Voyeur (repris dans le Livre à venir) propose une lecture plus perspicace que celle de Barthes, mais je n’étais pas alors en mesure de le comprendre…
En 1972, j’ai donc écrit ce pastiche, en même temps que quelques autres textes plus romanesques. La même année, je me suis mis à fréquenter assidûment la librairie Corman, alors la plus riche de Bruxelles ; elle était située rue Ravenstein, juste en face du Palais des Beaux-Arts.

La revue Minuit, premiers numéros

La revue Minuit

Quel genre de librairie était-ce ?

C’était une grande librairie, assez vieillotte, avec de très hautes étagères accessibles avec une échelle. J’y ai déniché des Faulkner et des Queneau en première édition, tout poussiéreux mais dont les prix n’avaient jamais été augmentés. Au rez-de-chaussée de Corman, non loin de la caisse, un tourniquet présentait des revues littéraires. J’ai été frappé par le premier numéro d’une revue appelée Minuit. Je l’ai feuilleté avec attention : il y avait en couverture un dessin un peu étrange (j’ai su plus tard qu’il était de Michel Longuet) et à l’intérieur plusieurs textes qui ne l’étaient pas moins, dont l’un de Beckett. Même si la revue était bon marché, je ne l’ai pas achetée tout de suite. Je sentais qu’elle était trop difficile pour moi, mais j’ai continué à la parcourir avec attention… Puis, à partir du numéro 10 (en septembre 1974), j’ai commencé à l’acheter méthodiquement. Cette revue a été fondatrice pour moi, presque autant que les livres publiés par Minuit. L’initiative de Jérôme Lindon à cet égard était formidable. Il a conçu la revue comme une passerelle entre le monde des écrivains installés et les jeunes auteurs. Il y publiait des inédits des grands écrivains de Minuit ainsi que de nouveaux auteurs, dont il aurait été prématuré de publier un livre.

Revue Minuit, sommaire du n°1

Votre objectif était déjà de publier dans la revue Minuit ?

Pas encore, non… Entretemps, ma famille était rentrée en France. Pendant l’année de terminale, je me suis surtout passionné pour la philosophie grâce à un professeur extraordinaire que nous avions 9 heures par semaine. Puis je suis entré au lycée Louis-le-Grand pour préparer le concours de Normale Sup. C’est pendant cette année d’hypokhâgne, à 18 ans, que je me suis à lire fiévreusement le Nouveau Roman et ce qui l’entourait, la modernité philosophique et psychanalytique, Barthes, Lacan, Foucault, Althusser… Je ne me suis pas préparé sérieusement au concours, mais j’ai été ébloui par certains de mes camarades, particulièrement par Jean-Christophe Cambier, qui est toujours un ami et qui a publié plusieurs livres aux Impressions Nouvelles. Il était très en avance sur moi dans ses lectures : il avait par exemple lu intégralement La Recherche du temps perdu à 14 ans. Avant les vacances de Pâques de cette année-là, il m’a dit : « Michel Serres va publier un ouvrage sur Zola ; pour bien l’apprécier, il faut que je relise Les Rougon-Macquart. » Et il est revenu des vacances de Pâques en disant qu’il avait relu l’ensemble… Peut-être avait-il un peu exagéré. Ce qui est sûr, c’est qu’il lisait énormément, les classiques mais surtout les modernes. En outre, il avait participé, l’été précédent, au colloque Claude Simon de Cerisy-la-Salle, colloque qui allait être publié en 10/18. Il avait donc un immense prestige à mes yeux…

Il avait suivi un colloque de Cerisy à 18 ans ?

Il n’avait même pas 18 ans et il connaissait Claude Simon… Je me suis dit : « C’est terrible, je suis épouvantablement en retard, je suis un horrible provincial. » Pendant toute cette année d’hypokhâgne, Jean-Christophe m’a prêté ses livres. J’essayais d’en lire un par jour. Le Nouveau Roman m’enthousiasmait : j’ai lu méthodiquement Beckett, Robbe-Grillet, Simon, Pinget, Duras, Sarraute, Ollier, Ricardou, puis les auteurs de « Tel Quel » mais de façon moins systématique. En janvier 1975, j’avais déjà lu de larges pans du catalogue des éditions Minuit et des autres collections modernistes.
J’ai alors entrepris la rédaction d’un texte – en partie pendant les cours qui m’ennuyaient mais aussi dans ma petite chambre d’étudiant, le soir. C’est un texte très marqué par mes lectures : un peu du Sollers de H et beaucoup de Nouveau Roman, pimenté par les ouvrages théoriques de Ricardou.
Le texte par ailleurs est assez cru, comme beaucoup de ce qui paraissait dans la revue Minuit : le sexe et le texte – pour reprendre les mots du temps – s’y mêlent indissociablement.

Comment s’intitule ce texte ?

Son titre était « Puissances » et son sous-titre « Ça pastiche ». Le « Ça » venait des premières lignes de L’Anti-Œdipe de Deleuze-Guattari, un livre que je n’avais pourtant pas lu sérieusement…

Il s’agissait donc de nouveau d’un pastiche ?

Oui, d’un pastiche du Nouveau Roman. Je reproduisais cette écriture en l’accélérant. Je jouais avec ces codes sans pour autant m’en moquer.

Le pastiche implique une sorte de distance, tout de même. Cela semble contradictoire avec l’adhésion du lecteur passionné que vous étiez.

Non, car j’avais une grande admiration pour les pastiches de Proust. J’avais été frappé par l’idée que le pastiche pouvait avoir une vertu cathartique. J’étais un jeune homme à la fois immature et cultivé.

Tout de même, je suis étonné par cette pratique du pastiche chez un jeune passionné. Un jeune homme naïf se serait pris pour Sollers ou pour Robbe-Grillet, ou il se serait cru capable de les dépasser, en les imitant sans savoir qu’il les imite. Le pastiche est une pratique plus réflexive que la simple écriture sous influence.

Je sentais que je venais après, que j’appartenais à une autre génération que celle du Nouveau Roman et de Tel Quel. J’ai donc introduit une dimension ludique et parodique dans un texte en partie autobiographique, écrit dans l’élan de mes lectures. Avant ça, j’avais déjà pas mal écrit, notamment des poèmes comme beaucoup d’adolescents…

Et le pastiche du Voyeur

En classe de seconde, à 16 ans, j’avais écrit aussi un petit roman de 80 pages influencé par Manhattan Transfer de Dos Passos, et plus encore par le Sartre du Sursis, lui-même influencé par Dos Passos. Mais il s’agissait d’une sorte d’exercice ; le texte est d’ailleurs resté à l’état de manuscrit. J’avais réalisé aussi un petit film, avec les moyens du bord. Cette énergie créative inquiétait un peu mes parents. Ils pensaient que j’étais capable de faire de bonnes études et que je me dispersais.

Pourquoi ne cherchiez-vous pas à publier ces textes ?

J’étais conscient de mes limites ; j’attendais d’avoir écrit quelque chose qui en vaille la peine avant de le montrer.

Mais quand, vers 18 ans, vous avez terminé « Puissances. Ça pastiche », vous aviez l’intention de le publier dans la revue Minuit ?

Je l’ai d’abord fait lire à mon ami Jean-Christophe. Celui-ci m’a dit : « C’est bien. » Il a ajouté une réserve qui m’est restée un peu énigmatique : « Il y aurait des choses à dire sur le plan de l’ironie métatextuelle. » Il était sans doute un peu vexé de me voir boucler un texte avant lui : l’ordre des choses aurait voulu qu’il soit le premier à publier. Alors, avec un certain culot, j’ai envoyé mon texte à Robbe-Grillet, en évoquant la revue Minuit

Pourquoi Robbe-Grillet ? La revue Minuit indiquait qu’il en était le rédacteur en chef officiel ?

Non, c’était simplement la figure que j’admirais le plus. Et je savais qu’il était conseiller littéraire chez Minuit. Mais j’ai envoyé également mon texte à Barthes et à Sollers. Barthes m’a répondu très gentiment, en tant que lecteur bienveillant. Sollers m’a écrit près d’un an plus tard, plusieurs mois après la publication dans le n° 15 de la revue Minuit.

Vous l’avez envoyé à Sollers parce que vous visiez une publication dans Tel Quel ?

J’avais vaguement rêvé de Tel Quel, revue prestigieuse à mes yeux, mais qui me semblait plus difficile d’accès pour un jeune auteur. Il s’agissait d’un petit groupe impressionnant, assez fermé et très politisé, alors que Minuit était une revue pour les jeunes écrivains, à la façon de la revue de Cayrol, Écrire, dans les années 1950 au Seuil. Et je n’avais pas songé à d’autres lieux de publication. À ce propos, des années plus tard, à un festival littéraire, je me suis trouvé à table à côté d’Antoine Gallimard. Il m’avait entendu dans un débat et m’a dit, très étonné : « En somme, vous aviez plus envie d’être chez Minuit que chez Gallimard ? » J’ai répondu : « Oui, à l’époque, Minuit était non seulement mon premier choix mais presque le seul. » Il était stupéfait de cette perte de centralité de Gallimard dans le chef d’un adolescent passionné de littéraire… Et, en effet, cela ne me serait jamais venu à l’idée d’adresser le texte à la nrf !

Et Robbe-Grillet vous a-t-il répondu ?

Oui… Mais auparavant j’ai reçu, deux jours après l’envoi, une lettre de Jérôme Lindon. Une lettre très courte : « Monsieur, votre texte m’a intéressé. Pourrions-nous nous voir pour en parler ? »

Robbe-Grillet avait donc tout de suite transféré votre texte à Lindon ?

Oui. Et Lindon ne me disait rien de plus. Il me demandait juste de l’appeler. Les circonstances de cette prise de rendez-vous sont d’ailleurs assez drôles et situent la relation qui sera la mienne avec Jérôme Lindon. Je lui ai téléphoné aussitôt, depuis une cabine téléphonique. Il m’a demandé : « Vous êtes Parisien ? » « Oui, je suis étudiant », ai-je répondu. « Et qu’est-ce que vous faites maintenant ? » « Je vais avoir un cours entre 4 h et 6 h. » Je l’ai senti presque agacé que je ne puisse pas passer dans le quart d’heure : « Bien, je vous attends vers 6 h 15, rue Bernard-Palissy. » Comme s’il n’avait rien de plus urgent à faire que de recevoir le jeune auteur d’un texte d’une douzaine de pages…

Et que vous a-t-il dit quand il vous a reçu ?

J’avais accompagné mon texte d’une longue lettre. Lindon a commencé par me dire qu’elle l’avait agacé et qu’il avait mis le texte en-dessous de sa pile !

Qu’est-ce qu’il reprochait à votre lettre ?

Il la trouvait trop théorisante. « Un texte n’a pas besoin de mode d’emploi », m’a-t-il dit. Mais il a ajouté qu’après avoir lu mon texte, il avait songé : « Bon, ça vaut quand même la peine de continuer la revue Minuit ! » Car il avait des doutes quant à l’utilité de la revue et mon texte le réconfortait. Un commentaire plus que bienveillant, qui m’a fait rougir.

Je comprends.

Voilà. Tel était Jérôme Lindon : capable de souffler à la fois le chaud et le froid. Il a commencé par critiquer ma lettre, puis il a lancé ce compliment inattendu et un peu démesuré. Il m’a fait ensuite quelques remarques de détails et quelques suggestions de changement. J’en ai accepté certaines et refusé d’autres.

Vous avez osé refuser certaines suggestions ?

Oui. Il n’a pas eu l’air de m’en vouloir. Il m’a déclaré : « Très bien, c’est votre texte. » Il m’a dit qu’il était trop tard pour publier « Puissances » dans le numéro de mai, mais qu’il paraîtrait dans celui de septembre. Nous avons dû discuter pendant une heure et demie. Manifestement, la conversation avec les auteurs, même très jeunes, lui importait beaucoup. J’ai appris par la suite qu’il lui arrivait de recevoir longuement des auteurs qu’il n’avait pas publiés. Ce jour-là, il a découvert avec un visible contentement, un garçon qui connaissait sur le bout des doigts le catalogue des éditions de Minuit. Il faisait des petits coups de sonde : « Pinget ? » Je répondais que j’aimais un peu moins tel roman, puis je commentais l’évolution de cet auteur… Il m’a ensuite interrogé sur des auteurs plus méconnus. Lindon aimait vraiment son catalogue. Il entretenait avec ses livres un lien très affectif : rencontrer un tout jeune homme qui avait un tel amour de sa maison, cela lui faisait manifestement plaisir. Lindon a placé mon texte en tête du numéro de septembre.

Qu’y avait-il d’autre au sommaire du numéro ?

Je me souviens surtout d’une séquence de dessins de Martin Vaughn-James, l’auteur de La Cage, qui deviendrait plus tard un grand ami. J’étais en tout cas très fier, très ému.
Quelques mois plus tard, fort de l’acceptation de mon texte par Lindon, je suis allé avec Jean-Christophe et plusieurs autres amis à Cerisy assister au colloque consacré à Robbe-Grillet. Cette décade était dirigée par Jean Ricardou, que j’ai rencontré à cette occasion et avec lequel j’ai développé une excellente relation.

C’est le fameux colloque où Robbe-Grillet, pendant les communications, s’asseyait derrière les orateurs ?

Oui. Le colloque faisait salle comble et l’on y assistait à des joutes théoriques incroyables et à des engueulades homériques. Lors de ce colloque, Robbe-Grillet nous a pris en amitié. Souvent, il nous disait, avant le repas : « Oh, il y a des emmerdeurs, des professeurs qui m’ennuient. Je n’ai pas envie de manger à leur table. Gardez-moi une place parmi vous. » Peut-être se disait-il que nous serions la prochaine génération de critiques, la relève. Peut-être voulait-il montrer qu’il avait la jeunesse avec lui. Nous imaginons aujourd’hui Robbe-Grillet comme une statue du commandeur, mais il n’avait alors que 53 ans : il était nettement plus jeune que je ne le suis aujourd’hui.

Il était cependant en pleine gloire. J’imagine qu’il devait être impressionnant.

La première fois que je l’ai rencontré, avant le colloque en question, chez Minuit, il m’a en effet terrorisé. Il s’amusait d’ailleurs de la situation et se plaisait à me mettre en boîte. Mais, en même temps, il pouvait se monter généreux, bienveillant, drôle et, si j’ose dire, naturel. C’était un homme qui ne faisait pas de manières, il ne jouait pas au grand écrivain (même s’il ne doutait nullement d’en être un). Par exemple, nous l’avions invité à Louis-le-Grand, pendant l’année de khâgne : il est arrivé en taxi, a parlé une bonne heure avec la douzaine d’élèves présents, et est reparti en nous remerciant, alors qu’il avait autre chose à faire. L’année qui a suivi le colloque de Cerisy, au début de 1976, il a publié Topologie d’une cité fantôme. Nous l’avons acheté aussitôt, Jean-Christophe et moi, nous l’avons lu le soir-même et, le lendemain, nous nous sommes rendus chez Minuit sans avoir pris rendez-vous. Il nous a reçus au pied levé et nous lui avons fait part de nos impressions de lecture…

Conversations avec Jérôme Lindon

Robbe-Grillet vous prend sous son aile, mais vous restez en contact avec Jérôme Lindon ?

Absolument, même si notre relation a connu des hauts et des bas… Lindon ne m’a jamais donné l’impression que son temps était compté. J’ai le sentiment que, dès nos premières rencontres, il a joué un rôle de mentor, comme s’il se souciait de ce que j’allais devenir.
Il me faisait part de ses réflexions sur le monde du livre, dans toutes ses composantes. Il me parlait du problème des librairies et de l’énorme menace que la Fnac constituait à ses yeux pour la diversité culturelle (la Fnac Montparnasse avait ouvert en 1974). Il tenait sur ces sujets des discours très argumentés, qui m’ont rapidement convaincu.
Il m’assurait par ailleurs qu’un écrivain ne devait pas espérer gagner sa vie par ses livres, mais même à cette époque je ne partageais pas son avis sur ce point. Il me parlait aussi de son travail d’éditeur, et me donnait des conseils, comme s’il devinait que le sujet me concernerait concrètement. Il disait par exemple : « Il faut lire les manuscrits le jour où on les reçoit. Ça prend de toute façon le même temps de les lire ce jour-là qu’un ou deux mois après. Et si c’est un très bon manuscrit, comme l’auteur l’a peut-être envoyé à plusieurs éditeurs en même temps, vous risquez de vous le faire souffler si vous traînez… En revanche, si, après deux ou trois pages, un texte ne vous plaît pas, il faut le refuser, ça ne sert à rien d’aller plus loin. Si le ton n’accroche pas le lecteur dès les premiers paragraphes, il est inutile d’insister. »
Ou : « Ce n’est pas parce qu’un écrivain a eu un grand succès qu’il faut publier son livre suivant. J’ai refusé de nombreux livres qui ont été publiés ailleurs et ont parfois reçu des prix importants, mais ça m’est tout à fait égal. Tant mieux pour eux s’ils ont eu ces prix. Ce n’est pas pour autant que je devais les publier si je n’étais pas convaincu. »

Il me semble que Lindon publiait rarement des auteurs qui avaient publié dans d’autres maisons auparavant ; Nathalie Sarraute et Claude Simon sont des exceptions.

Vous avez raison. Il a parfois récupéré des écrivains, parce que cela correspondait à la stratégie de Robbe-Grillet au moment de la constitution du Nouveau Roman : aller reprendre des auteurs égarés chez des éditeurs inadéquats, comme Claude Simon ou Robert Pinget. De Nathalie Sarraute, Minuit n’a fait que rééditer Tropismes, mais c’était symboliquement important… Le cas particulier est Duras : Lindon a publié Moderato cantabile, puis elle a fait des allers-retours entre Minuit et Gallimard.

Mais par la suite Lindon a privilégié des auteurs n’ayant jamais publié ailleurs. Vous en parlait-il ?

Un jour, il m’a parlé de son désarroi par rapport à ce qui suivait le Nouveau Roman ou plutôt à ce qui ne suivait pas. Il m’a dit : « Je reçois des textes qui sont de qualité, mais je ne sens pas de mouvement, je ne sens pas de ligne de force, peut-être que ça ne viendra plus… »
Quelques années plus tard est arrivée la génération de Jean Echenoz et Jean-Philippe Toussaint. Mais à la fin des années 70 et au début des années 80, il était un peu triste. Il disait : « Tony Duvert, qui est un écrivain remarquable, n’écrit plus. Je n’ai presque plus de contact avec lui. Et Monique Wittig, depuis qu’elle a écrit Le Corps lesbien, ne veut plus faire de littérature. Où est la relève ? »…
Nous avons évoqué ensemble beaucoup d’auteurs de Minuit, même éphémères, et il avait toujours des anecdotes à leur propos, parfois assez rosses (sauf pour Samuel Beckett, dont il parlait toujours avec un immense respect). Un jour, je lui ai dit : « Il y a un écrivain qui m’intrigue dans votre catalogue, il a publié deux livres intéressants en 1968 et puis plus rien. C’est Louis Palomb, l’auteur de Correspondance et de Réflexions… Ce ne serait pas vous par hasard ? » Il a rougi. Il a essayé de se rattraper en disant : « Oui, vous savez, il y a des écrivains qui apparaissent et puis qui disparaissent… » Mais j’ai compris que j’avais frappé juste.

D’où vous est venue cette intuition ?

Quelque chose me faisait penser à un éditeur dans le texte. Le narrateur est un écrivain frustré qui se plaint qu’on ne le lise jamais. À force d’être refusé partout, il a préparé un meurtre. En m’écoutant évoquer ces deux livres oubliés, Lindon a dû se dire : « Ce garçon est spécial. Non seulement, il connaît les tréfonds de mon catalogue, mais en plus… »

Je ne savais pas que Lindon avait écrit sous pseudonyme. C’est prouvé depuis lors ?

Jan Baetens a écrit un jour un article sur Louis Palomb. Et Lindon n’a pas démenti. Aujourd’hui, l’information figure sur sa page Wikipédia.

Personne ne l’avait repéré avant vous ?

Apparemment. Sans doute Robbe-Grillet le savait-il, je n’en ai jamais parlé avec lui. Ces deux romans sont réussis, un peu trop marqués par Pinget mais intéressants. Et d’un humour grinçant qui était l’une des facettes de Lindon.

Omnibus

Revenons à votre parcours. Que se passe-t-il après votre première publication dans la revue Minuit ?

Cette première publication m’a donné l’élan nécessaire pour me lancer dans l’écriture d’un roman que je destinais aux éditions de Minuit : Omnibus. Je l’ai écrit l’année suivante, au cours de ma deuxième année universitaire, cette khâgne durant laquelle j’étais supposé préparer sérieusement le concours de Normale Sup. L’écriture d’Omnibus a été assez laborieuse parce qu’elle était très serrée, mine de rien, sous ses airs enjoués. J’y multipliais les jeux littéraires compliqués et retors. À l’époque, j’éprouvais une immense admiration pour Claude Simon. J’étais fasciné par son œuvre et sa personne. J’ai écrit alors ce petit roman qui tient du pastiche, de la biographie et de la parodie.

Et de la prémonition, car vous lui décernez le Prix Nobel avec plusieurs années d’avance.

Oui, il a fallu attendre neuf ans pour que la réalité rejoigne la fiction. Dans Omnibus, je cite de larges fragments du soi-disant discours de réception du prix Nobel ; je pastichais ses références théoriques, reprenais ses exemples favoris. Et pourtant, cela reste avant tout un exercice d’admiration.

Omnibus est centré sur Simon, mais, à certains moments, vous semblez y pasticher aussi Robbe-Grillet…

C’est un pastiche de Simon et, vers la fin, peut-être aussi de Robbe-Grillet. L’histoire de la publication est très curieuse. J’ai envoyé le manuscrit le même jour à Claude Simon et à Jérôme Lindon, à la fin du mois d’août 1976 (je venais d’avoir 20 ans). J’ai reçu aussitôt une lettre de Lindon, me sommant de passer le voir. Il m’a dit :
– Écoutez, on a un gros problème. Votre texte m’a beaucoup plu, mais il est impossible à publier, en tout cas chez Minuit. Simon n’acceptera jamais. Vous auriez dû m’en parler avant. C’est vraiment dommage que vous vous soyez donné tout ce mal…
– Je l’ai envoyé à Claude Simon en même temps qu’à vous. On verra bien ce qu’il en dit.
– Malheureux ! Vous l’avez envoyé à Claude ? À quelle adresse ?
– Celle de sa maison de Salses.
– Oh là là, ça va déclencher une crise.
Le lendemain ou le surlendemain, je reçois une lettre de Claude Simon plus que positive. Dans le courrier qui accompagnait mon manuscrit, je lui avais écrit : « J’espère que vous sentirez l’hommage plutôt que l’irrespect. J’éprouve la plus grande admiration pour vous, mais le roman a pris ce tour un peu enjoué, etc. » Et il me répondait : « Mais comment avez-vous pu imaginer que je pourrais m’opposer à ce texte ? D’accord, je suis vieux, mais tout de même pas sénile… Il faut publier votre roman chez Minuit. » Je rappelle immédiatement Lindon, qui me dit : « Ah, c’est incroyable, sa réaction me surprend, parce qu’on ne peut pas dire que Simon a beaucoup d’humour. Enfin, très bien, on va lui demander une préface, ça attirera l’attention sur votre livre. » Je réponds que ce serait un honneur. Il me dit de lui écrire pour solliciter une préface.

N’était-ce pas plutôt à Lindon de lui faire cette demande ?

Sans doute, mais il voulait que je m’en charge… Toujours est-il qu’une dizaine de jours plus tard est arrivée une préface de 8 ou 10 pages, écrite un peu à la Raymond Queneau, avec une orthographe de fantaisie. C’est comme si Claude Simon voulait échapper à mon pastiche. Dans ces quelques pages, il raconte la manière dont nous nous serions rencontrés au bar de transit de l’aéroport d’Anchorage, en Alaska. Nous y aurions bu un peu trop, d’où les étrangetés de mon récit. C’est un texte parodique, assez bizarre, pas du tout dans la manière grave dont Claude Simon est coutumier. Lindon reçoit le texte en même temps que moi ; il m’appelle et s’exclame : « Vous avez vu cette préface ? C’est catastrophique, c’est épouvantable ! » Je dis : « Non, moi je la trouve très bien et puis, de toute façon, on a demandé une préface à Claude Simon, il a la gentillesse de l’écrire… » Il me répond : « Non, non, c’est impossible. Déjà que Claude Simon n’a jamais eu une bonne orthographe, mais alors là, ça dépasse les bornes. Vous devez refuser ce texte ! » Je dis : « Écoutez, non ! Je la lui ai demandée, il l’a écrite, et j’en suis très content. Si vous n’aimez vraiment pas ce texte, dites-le lui. Mais personnellement, je suis favorable à la publication de cette préface. Et en plus, comme vous l’aviez suggéré, elle attirera l’attention sur le livre d’un inconnu. » Il conclut : « Non, il n’en est pas question, ça lui nuirait considérablement. » Je pense, avec le recul, qu’il avait déjà en tête le prix Nobel et qu’il voyait un risque, pour l’image de Simon, dans ce texte trop bizarre… Bref, Lindon appelle Simon qui ne tarde pas lui raccrocher au nez et commence à prendre Omnibus en grippe. Il ne peut plus s’opposer à la publication, le livre étant déjà en fabrication (les choses pouvaient aller très vite avec Lindon). Du coup, le débat porte sur le texte de quatrième de couverture que j’avais rédigé. Lindon et Simon écrivent une autre quatrième de couverture, assez médiocre et embarrassée, que je suis tenu d’accepter. Quelques jours plus tard, je reçois une lettre désagréable de Claude Simon. Je décide alors d’aller le voir à l’improviste, Place Monge où il vivait la plupart du temps. Il n’y avait pas de code aux immeubles parisiens à l’époque. Je sonne à la porte, il paraît un peu surpris, mais il me fait asseoir et me sert un whisky avant de me dire : « Monsieur, je sais désormais à quoi m’en tenir sur ce livre. Vous avez l’air sympathique, j’espère que vous ferez de bonnes choses dans la vie, mais je suis convaincu que vous n’êtes pas le vrai auteur de ce livre. C’est Robbe-Grillet et Lindon qui vous ont fait endosser la responsabilité de ce texte, mais je vous le dis, ce n’est pas une bonne manière de débuter une carrière littéraire, de servir comme ça de prête-nom. Je ne dis pas que vous n’avez rien écrit, mais je reconnais la main de Robbe-Grillet et Lindon. Il y a des signes qui ne trompent pas. »

À quoi songeait-il ?

J’avais collecté des tas de petites informations et anecdotes qu’il devait croire tout à fait inconnues. Mais aucune, je crois, ne venait de Robbe-Grillet ou de Lindon. Je les avais collectées à gauche et à droite, dans des interviews anciennes, des articles oubliés, des livres où on parlait de lui… Après l’affaire de la préface, mon texte a dû lui donner l’impression d’être beaucoup trop documenté. Il ne sentait plus l’admiration, il ne voyait plus la dimension humoristique.

Il a peut-être pensé que vous étiez trop jeune pour avoir écrit une telle parodie ?

Sans doute. Il s’est donc persuadé qu’il avait été victime d’un complot et que j’avais été utilisé. Robbe-Grillet m’a dit : « Oh, mais vous auriez mieux fait d’écrire un livre de ce genre sur moi ! Moi, je n’aurais rien dit. Avec Simon, ce n’est pas possible. C’est un grand écrivain, mais c’est un personnage très difficile, très raide. Il n’a pas compris. Il est tellement sérieux. »

Retrouvez ici la seconde partie de l’entretien