Pierre Bayard lit Tolstoïevski

Pour beaucoup d’entre nous, la littérature russe, ce sont avant tout deux géants du roman qui traversèrent le XIXe siècle un peu du même pas. Maints critiques au cours du temps — tel Mikhaïl Bakhtine — se sont cependant attachés à montrer combien les œuvres abondantes de ces deux colosses étaient, en regard l’une de l’autre, en parfaite opposition. D’un côté, voici l’univers âpre et tourmenté de Fiodor Dostoïevski (1821-1881) et de l’autre le monde spirituel du profond et sage Léon Tolstoï (1828-191). Et cette dualité donnait et donne encore à chaque lecteur la possibilité de faire choix de l’un ou de l’autre, d’avoir son champion slave, — cela dit, tout lecteur peut aussi, pour la même époque, opter pour Gogol ou Tchekhov.

Notons tout de même en commençant que Dostoïevski comme Tolstoï ont brassé quantité de thèmes communs et les ont dispersés sur un vaste continent auquel nous identifierons volontiers la grande « âme slave ». Sur ce territoire énorme, on verra voisiner l’amour avec la guerre, le crime avec la sagesse, la haine avec l’abnégation, etc. Mais distinguant les deux romanciers de la sorte, nous sommes déjà en train de trahir l’essai dont nous rendons compte ici tout comme son auteur, pour lesquels il n’est pas deux auteurs distincts mais le seul et unique TOLSTOÏEVSKI ! ! ! Superbe et géniale trouvaille que celle-là qui, dès le titre, nous a fait oublier qu’il exista bien deux grandes figures littéraires en concurrence du côté de Moscou ou de Saint-Pétersbourg.

Mais comment entendre cette fusion, cette espèce de nom-valise que les lecteurs de Bayard, soyons-en sûrs, adopteront avec le sourire ? S’agirait-il d’une astucieuse manipulation des deux grandes œuvres visant à ce que, par échange et contamination, l’une soit prise pour l’autre et inversement ?

Or, ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Lorsque Bayard puise dans les patrimoines de ses deux auteurs, c’est en citant ou résumant l’œuvre évoquée avec respect pour son texte et pour sa lettre. Aucune intrigue n’en subvertit une autre ; sont mis en regard et en comparaison des scènes et épisodes apparentés et qui gardent leur identité (noms de personnages, etc.). De la sorte, deux voix (et deux voies) se croisent mais chacune d’elles conserve ses propriétés.

Jamais au hasard, par ailleurs, car les textes participent d’une démonstration méthodique portant sur un aspect de la vie psychique qu’incarnent maints personnages. Soit une thèse majeure que résume la phrase liminaire de l’essai : « Pourquoi suis-je plusieurs ? » (p. 13) Or, ce n’est pas là une boutade mais une question sérieuse ouvrant à une démonstration pleine de gravité. Le mot-valise initial est certes amusant mais il vise à donner tout son sens à l’emboîtement si commode des deux patronymes. Ce n’est que dans les dernières pages de l’essai que l’on retrouvera en quelques touches l’humour si typique de Bayard. À cet endroit, libre au lecteur de se demander s’il n’a pas été mené en bateau depuis le début.

Mais nullement. Car ce qu’a conservé l’auteur de sa manière, c’est un esprit de paradoxe que L’Énigme Tolstoïevski ne confond nullement avec l’humour. Et cet esprit est, chez les personnages tolstoievskiens, caractérisé par la contradiction — une contradiction nullement comique mais le plus souvent douloureuse. Et c’est là que s’origine la pluralité du personnage-type du roman russe, quel que soit l’auteur ou le récit en cause. Ce qui évidemment ne porte pas à rire mais bien davantage à la réflexion et à l’interrogation. De la vient sans doute la mention d’une énigme dans le titre. Qu’une femme aime deux hommes ou qu’un homme aime deux femmes en même temps, cela peut se produire et cela se produit. Mais cela ne peut guère se vivre que comme tourment ou déchirement.

Et c’est ici que prend source la ligne directrice de l’essai et va se déployer sa grande thèse. Au vrai, il s’agit d’un thème qui harcèle Pierre Bayard depuis longtemps déjà. Il peut se résumer dans la formule « chacun de nous est plusieurs ». Souvenons-nous d’Il existe d’autres mondes (2014), par exemple, qui permettait à certains individus de passer d’une vie à l’autre dans des mondes contigus ou parallèles. Et cette idée de pluralisme de l’être allait se retrouver ailleurs encore.

C’est donc ladite pluralité que Bayard va explorer sur nouveaux frais dans les trois volets de son essai. Il commencera par la passion (amoureuse surtout), faisant apparaître combien elle est changeante et même réversible. L’immortel couple d’Anna Karénine et d’Alexis Vronski sera ici en vedette. Mais il y en est bien d’autres chargés d’illustrer dans les romans et nouvelles l’idée du « désamour ».  l’on voit, note le critique, que la disparition du désir est aussi effrayante que son apparition. » (p. 36). Viendra ensuite la terrible deuxième partie portant sur le « passage à l’acte » qui mène, comme on s’en doute, à des crimes et des suicides. Enfin l’essai débouche sur une troisième partie qui a notre préférence et qui, après un détour par la question de Dieu, nous conduira à la notion d’empathie. Celle-ci, nous apprend le critique, entraîne le personnage à reconnaître en autrui l’être interne qui, entre quelques-uns, s’accordera le mieux avec lui. Soit une procédure sélective visant à mettre en accord les meilleurs entre eux. Mais prenons garde. « Au niveau individuel, comme c’est le cas pour le prince Mychkine, déchiré entre ses possibles, elle (= l’empathie) risque de mener à la folie puisqu’elle incite à devenir successivement chacun de ceux que nous rencontrons. » (p. 147)

On voit ainsi que l’anarchie guette dans le cas d’une empathie généralisée. Et ici revient le comique, là où l’auteur envisage de pourvoir les grands empathiques de plusieurs bulletins de vote. Ouf, nous redoutions que l’humour ait abandonné Pierre Bayard et qu’il nous soit refusé par la même occasion. Il n’en est rien. Dès le Tolstoïevski titulaire comme dans de brefs passages qui suivront, on voit notre auteur retrouver avec bonheur sa pente favorite. En toute empathie.

Pierre Bayard, L’Énigme Tolstoïevski, Minuit, « Paradoxe », novembre 2017, 169 p., 16 € 50 — Lire un extrait
Sur Diacritik, Le Titanic fera naufrage, par Jacques Dubois
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