La revue Tête-à-tête : « Les années Sarkozy nous ont redonné le désir de revue »

En prélude au 27e Salon de la Revue qui se tiendra le 11 et 12 novembre, Diacritik, partenaire de l’événement, est allé à la rencontre de jeunes revues qui y seront présentes et qui, aussi vives que puissantes, renouvellent en profondeur le paysage littéraire. Aujourd’hui, entretien avec Anna Guillo pour sa stimulante revue précisément d’entretiens : Tête-à-tête.

Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon lequel être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?

La revue Tête-à-tête est née d’une expérience de revue précédente, celle de La Voix du regard, une revue littéraire sur les arts de l’image créée dans les années 90 et qui a existé pendant 20 ans. L’objet était très différent : il s’agissait d’une revue de 200-300 pages, très lourde à gérer, fabriquer, distribuer… nous nous sommes épuisés. Nous y publiions aussi bien des articles de fond que de la création littéraire ou visuelle.

Après avoir interrompu nos activités en 2008, les « années Sarkozy » nous ont très vite redonné le « désir de revue » et une partie de l’équipe de La Voix du regard (Karim Charredib, Christèle Couleau, Camille Deltombe, Jean Denizot, Katrin Gattinger, Frédéric Leval, Jocelyn Maixent, rejoints aujourd’hui par Julie Fabre) a décidé de se lancer dans une nouvelle aventure avec l’aide d’un éditeur, Le Bord de l’eau, puis les éditions Rouge Profond. Ce désir est celui de vouloir donner une voix à la pensée contemporaine, ici et maintenant, conscients que nous sommes que les revues sont le meilleur endroit pour exprimer un certain Zeitgeist. De l’aventure de La Voix du regard nous avons conservé le souvenir des plus belles expériences, les entretiens, et avons décidé d’explorer cette forme dans une revue d’art et d’esthétique qui ne serait composée que d’entretiens de fond. L’ambition était double : celle de faire passer des contenus exigeants par le biais d’une forme accessible, mais aussi d’éviter l’effet pervers des nouvelles normes bibliométriques universitaires, le redoutable publish or perish, qui ont aujourd’hui pour conséquence de colorer les revues d’extraits de thèses que les étudiants doivent impérativement publier s’ils veulent espérer un poste à l’université.

L’équipe de la revue est composée d’artistes et de penseurs tous plus ou moins impliqués dans l’enseignement universitaire. Il ne s’agit donc pas de refaire ce que nous faisons déjà dans nos vies professionnelles, autrement dit, corriger des articles de recherche. Les entretiens sont mal qualifiés dans les CV académiques et même lorsque des chercheurs nous proposent un projet d’entretien en lien avec leur travail universitaire, il va de soi que la forme même que nous imposons les oblige à penser autrement l’écriture.

L’aventure de Tête-à-tête est donc une aventure collective. Nous sommes avant tout une équipe de bons copains et nous travaillons de façon non hiérarchisée, pour le goût de nous retrouver autour d’un bon repas, d’un bon verre de vin et faire ensemble une revue qui ait du sens, notamment sur le plan politique. À aucun moment nous n’avons fait une revue pour publier nos propres textes, puisque nous publions tous ailleurs, et lorsque l’un de nous veut soumettre un projet à la revue, nous le passons au crible des mêmes exigences du comité de rédaction que pour tout autre texte.

La forme entretien a ceci de particulier qu’elle évite aussi toute forme de narcissisme puisque c’est un texte qui, sous l’égide du coauctorat, est écrit par un auteur qui porte la voix d’un autre. Il y a une sorte de pacte dans l’entretien : on donne littéralement sa parole à un autre pour qu’il la fasse résonner en accord avec sa propre voix de façon à ce que la partition finale soit un objet commun. Ce commun est primordial pour comprendre notre façon de faire une revue. À titre d’exemple, notre protocole de travail, assez strict, impose que les auteurs se rencontrer réellement et que l’entretien soit enregistré. Nous ne publions pas d’épistolaire, par exemple. C’est sur la base de cette rencontre première et de ce temps donné que s’amorce ensuite le travail d’écriture et de longs échanges entre les auteurs et les membres du comité de rédaction. Comme nous nous démarquons ouvertement des entretiens journalistiques, nous ciselons les entretiens comme de véritables textes littéraires et aboutissons généralement à un objet qui, je crois, est le manifeste du temps long propre à l’objet revue et aussi celui d’une générosité partagée.

Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?

La revue Tête-à-tête est une revue d’art et d’esthétique. Bien qu’elle n’ait pas de coloration politique, son engagement se manifeste dans les thèmes choisis : « Résister », « Témoigner », « Images du pouvoir », « Catastrophe ! », « Human inside », « Partir », « Pirates », « Disparaître » et le numéro en préparation : « Méditerraner ». Comme elle ne publie que des entretiens inédits, il va de soi qu’elle ne peut que rendre compte d’une certaine contemporanéité (qui peut d’ailleurs être inactuelle, mais ceci est une autre question), tant de la littérature, de la philosophie que des arts plastiques, du théâtre ou du cinéma.

D’une manière générale, nous privilégions les entretiens qui interrogent les œuvres et les représentations qui situent les productions au cœur de la problématique. Autrement dit, nous préférons publier des entretiens avec des auteurs qui travaillent un thème plutôt qu’avec des auteurs qui travaillent sur le thème. Cela dit, nous ne nous interdisons pas le regard du spécialiste non plus… À titre d’exemple, nous publions dans notre dernier numéro, « Disparaître », une entretien avec Yannick Haenel en même temps qu’un entretien avec Dominique Rabaté dont le dernier ouvrage intitulé Désirs de disparaître, une traversée du roman français contemporain entre en fertile résonance avec le thème du numéro et, bien entendu, avec certains entretiens du numéro, parmi lesquels celui avec Yannick Haenel dont il est évidemment question dans l’ouvrage de Dominique Rabaté.

En interrogeant ainsi les œuvres à partir du thème que nous élaborons sur la base d’appels à contributions longuement élaborés, nous évitons l’un des nombreux écueils de la forme entretien qui serait celui de publier des portraits. Nous ne publions jamais de portraits des auteurs, nous leurs posons des questions précises à partir de l’objet que nous traitons. Pour vous donner un exemple, lorsque nous rencontrons Denis Podalydès pour notre numéro « Images du pouvoir » (n°3), ça n’est pas pour recueillir son avis général sur la question, mais pour comprendre comment, lorsqu’on est comédien, on incarne des figures du pouvoir aussi différentes que Richard II au théâtre et Nicolas Sarkozy au cinéma.

Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité littéraire ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?

Nous commençons par proposer un thème autour d’une question qui nous occupe. On fait un tour de table et on interroge généralement l’idée que nous avons à l’aune de ce qu’elle nous dit du monde dans lequel nous vivons. Ainsi, nous pouvons proposer des thèmes intemporels, universels (résister, partir etc.) mais que nous envisageons toujours sous un éclairage contemporain, non seulement parce que nos auteurs sont, par définition, vivants (nous n’avons publié qu’un seul entretien à titre posthume, Yvon Nouzille dans le n°5, « Human inside »), mais parce qu’il ne peut en être autrement… les artistes nous disent toujours quelque chose de leur temps, sinon, ce ne sont pas des artistes… ça aussi c’est une profession de foi : privilégier l’art (l’exception) sur la culture (la règle), pour paraphraser un mot célèbre de Godard. Lorsque nous inventons le verbe « méditerraner », par exemple, il va de soi que nous ne pensons pas à un thème qui serait celui de la Méditerranée qui fleure bon la garrigue et son lot d’images folkloriques, mais bien un agir impliqué dans des représentations du XXIe siècle.

Nous fonctionnons par ailleurs par appel à projets et composons nos numéros à partir des propositions que nous recevons. Nous ne passons pas de commandes, ou alors très exceptionnellement lorsqu’il nous semble qu’une question importante n’a pas été traitée ou alors que nous avons laissé de côté une dimension artistique qui nous tient à cœur. Nous sommes totalement détachés du marché éditorial et pouvons refuser des propositions avec des « stars » lorsque nous considérons qu’elles ne sont pas intéressantes, de la même manière que nous pouvons accepter des projets d’entretiens avec des auteurs et artistes peu ou pas connus mais dont le travail nous semble passionnant. La pauvreté des revues est à la fois leur richesse : nous ne sommes pas tenus de suivre une mode ou une tendance puisque de toutes manières nous fabriquons un objet qui, par définition, se vend peu et mal. Cela dit, nous ne boudons évidemment pas notre plaisir lorsque l’un des auteurs publiés obtient un prix : le Goncourt de Mathias Énard par exemple et, plus récemment le Prix Marcel Duchamp pour Joana Hadjithomas et Khalil Joreige que nous adorons !

Et la jubilation est totale lorsque nous avons fait confiance à un projet tournant autour d’un artiste méconnu qui, petit à petit creuse son sillon et finit par imposer son talent. Cela a été le cas de Davy Chou par exemple, ou encore d’Agnès Geoffray. Nous tenons absolument à construire nos numéros à partir de la liberté de donner la parole à de parfaits inconnus et ne sommes pas à la recherche du « scoop ». Je précise aussi que nos auteurs viennent du monde entier : de l’entretien avec une chorégraphe iranienne (Atefeh Tehrani) au duo d’activistes colombiens (Edwin Sanchez et Víctor Albarracín), en passant par le poète américain (Craig Dworkin), l’auteur valencien (Alfons Cervera) ou l’essayiste italien (Marco Belpoliti), et que tout ce beau monde mal ou non connu du public français côtoie, dans ce même lieu qu’est notre revue, des penseurs, artistes, auteurs comme Jean-Luc Nancy, Éric Michaud, Émeric Lhuisset, Michel Vinaver, Wouajdi Mouawad, Benoît Delépine et Gustave Kervern, Joan Fontcuberta, Marie-José Mondzain…

Je suis incapable de vous présenter un numéro qui me tiendrait particulièrement à cœur. Il y a plus d’une centaine d’auteurs qui gravitent autour de la revue Tête-à-tête et chaque entretien est une aventure humaine singulière, avec son lot de bonnes et mauvaises surprises d’ailleurs !

À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que toute revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?

Magnifique question que je vous volerais bien pour un prochain numéro de la revue ! La figure du revenant, même si nous ne la nommons pas ainsi, est récurrente dans notre travail (nous avons d’ailleurs un spécialiste des revenants et des zombies dans notre comité de rédaction en la personne de Karim Charredib !). Cela dit, je ne serais pas aussi catégorique que Serge Daney concernant la fonction des revues. Avec Trafic, bien entendu, nous sommes dans le cas d’une revue de cinéma et sur bien des points (et au-delà du fait que notre éditeur, Rouge Profond, est un éditeur de cinéma), nous pouvons trouver des points et même des auteurs communs, entre nos deux revues, peut-être plus à l’époque de La Voix du regard d’ailleurs. Le Salon de la revue montre bien la diversité des revues : il y a des revues de tout, sur tout… font-elles toutes revenir quelque chose que l’on n’aurait pas vu ? Je n’en suis pas certaine. En revanche, j’appliquerais bien la phrase de Serge Daney plus généralement à l’art, pour sa perpétuelle faculté à donner un équivalent, à présentifier l’absent, à faire revoir ou voir autrement. C’est un peu ce qui se joue dans notre dernier numéro : disparaître pour mieux exister autrement.

Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?

Quand on fait une revue, on adore endosser cette image héroïque du geste résistant [rires] ! À titre personnel, je suis assez opposée à cette idée. Lorsque l’association Women on waves affrète un bateau médicalisé en dehors des eaux territoriales au large des pays où l’avortement est interdit pour proposer des solutions légales aux femmes de ces pays, c’est un acte de résistance. Lorsque des habitants d’une vallée de montagne s’organisent pour accueillir dignement des réfugiés et ce malgré les lois qui interdisent ce geste, ce sont des résistants. Qu’est-ce que je risque, moi, en faisant une revue ? À quoi je résiste ? Bien sûr, nous travaillons sans moyens, bénévolement etc. Mais si nous le faisons, c’est parce que nous pouvons nous le permettre ! Nous sommes artistes, enseignants, intellectuels, nous avons un salaire, des droits d’auteur ou les revenus des ventes de nos œuvres qui tombent à la fin du mois. Dans ce contexte, une revue est plus un luxe qu’une entreprise précaire. Que l’art soit une résistance, en soi, c’est une évidence (je parle bien de l’art et non du marché de l’art). Mais cette résistance-là n’a rien à voir avec le fait que nos productions soient rentables ou non. Il ne fait aucun doute qu’un auteur comme Mathias Énard est une incroyable puissance de résistance et qu’il vende bien ses livres ou qu’il obtienne un prix littéraire ne change rien à cela, l’art est préalable à l’industrie culturelle.

Dans mon dernier édito, j’écris que la revue est un objet qui porte en elle son propre échec, car nous savons tous que les revues ont du mal à exister et surtout à durer. Mais est-ce parce que nous sommes engagés dans des entreprises non rentables que nous affirmons nécessairement un geste politique ? À la figure de la résistance, qui pourtant a été l’objet de notre premier numéro, notre numéro-manifeste en quelque sorte, je préfère celle de la résurgence : une résurgence est faite d’une multitude d’eaux infiltrées et souterraines. Elles se rencontrent à l’abri des regards et forment ensemble une commune qui, forte de cette trajectoire mais aussi du limon qu’elle charrie, rejaillit plus loin à l’air libre.

La revue Tête-à-tête sera présente au Salon