La revue Artichaut : « Nous recherchons une hétérogénéité joyeuse qui s’effeuille et se savoure »

En prélude au 27e Salon de la Revue qui se tiendra le 11 et 12 novembre, Diacritik, partenaire de l’événement, est allé à la rencontre de jeunes revues qui y seront présentes et qui, aussi vives que puissantes, renouvellent en profondeur le paysage littéraire. Aujourd’hui, entretien avec Justine Granjard, instigatrice de la remarquable revue Artichaut.

Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon lequel être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?

L’idée d’Artichaut est née fin 2015 alors que je m’intéressais aux revues publiant de jeunes auteurs et autrices, pour ma propre pratique. Je travaillais alors pour un grand groupe d’édition et j’avais envie de porter un projet personnel. Au-delà du désir individuel, au-delà même de l’imaginaire littéraire que vous décrivez, il s’agissait surtout de rassembler des voix nouvelles très diverses autour d’un thème commun. D’un numéro à l’autre, une petite communauté de jeunes écrivain·es jusqu’alors isolé·es dans leurs pratiques commence à se souder, des liens se sont tissés. De la même manière, ce qui n’était qu’un projet très personnel, imaginé lors d’une insomnie, a vite trouvé des appuis parmi mes proches et mes connaissances, notamment chez les sept membres du comité, tous de jeunes professionnels dans les milieux de la recherche, de l’art, des arts du spectacle et de l’édition. Dans notre cas, le collectif d’artistes, d’écrivains ou de penseurs n’est pas l’origine du projet, mais son devenir ou son horizon.

Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?

Un « Manifeste chaud » décrit quelque peu le projet et se trouve reproduit en ouverture de chaque numéro, mais il ne fixe ni barrières, ni axe définitif, ni vision cloisonnée de la littérature. Il a été écrit dans les premiers jours d’Artichaut, il témoigne sans doute davantage de l’émotion qui a accompagné les débuts. Nous aimons la diversité, et je pense que cela se ressent bien à la lecture des numéros parus. Si nous devions définir une vision, nous tomberions dans une description tâtonnante d’un artichaut qui ressemblerait à ceci : une hétérogénéité joyeuse qui s’effeuille, qui se savoure, humble et complexe, accessible et sophistiquée. On dit de l’artichaut qu’il est l’aliment du pauvre : il y en a plus dans l’assiette après dégustation. Cette métaphore correspond peut-être bien à l’ambition du projet.

Arshile Gorky, The leaf of the artichoke is an owl, 1944

Mais il y foule d’autres histoires qu’on est venu me raconter à propos d’artichauts, et qui définissent tout autant cette revue : Italo Calvino a écrit un court texte intitulé Il mondo è un carciofo (Le Monde est un artichaut), Arshile Gorky a intitulé l’une de ses toiles The Leaf of the Artichoke is an Owl (La Feuille de l’artichaut est une chouette) des suites d’une discussion enivrante avec André Breton, où ce dernier aurait qualifié l’artichaut de « légume poétique », Artie Shaw est aussi un clarinettiste de jazz génial… Cette revue, comme le signifiant qui la désigne, comme la littérature qu’on aime, est un foisonnement.

Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité littéraire ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?

Chaque numéro se compose autour d’un thème assez vaste pour résonner avec l’actualité (qu’elle soit politique, littéraire, sociale, artistique…) et, dans le même temps, s’en extraire. Les deux numéros déjà parus avaient pour thèmes « révolutions », et « personne », qui sont des notions largement employées et pourtant très flottantes. Ce contraste entre la banalité d’un mot, le surinvestissement de sens dont il est l’objet et les enjeux politique, philosophique ou esthétique qu’il véhicule est fascinant.

La création littéraire, qu’elle soit de fiction ou de non-fiction, nous semble un lieu propice à une réflexion ou une méditation fraîches sur ces questions. Nous espérons que certains textes font écho à l’actualité. Nous espérons aussi que d’autres textes permettent de s’en évader, ce qui est aussi y réfléchir, par les moyens détournés de la création. Quand le thème « personne » a été choisi pour le #2, et que nous avons décidé d’inviter Anne-Charlotte Husson, militante et blogueuse féministe, pour qu’elle rédige un texte, nous n’avions pas idée que son « Nom féminin » se trouverait, à publication, parfaitement en phase avec les revendications des femmes qui font l’actualité. Ce #2 me tient particulièrement à cœur pour cela. La notion de personne permet d’aborder différemment certains combats : féministes, politiques. Les œuvres de Seung-Hwan Oh illustrent tout à fait le tremblement du sens provoqué par ce mot. Il a choisi d’accompagner le cahier central d’une référence au philosophe politique Byung-Chul Han, qui a beaucoup écrit sur la société de la performance : cela en dit long sur la résonance politique de ses œuvres.

J’aime enfin le large spectre des propositions retenues suite à l’appel : Julien Bounkaï aborde la question de la personne et de la machine dans un style sec, lourd, abrupt. Yacine Majidate suit de toute sa fraîcheur poétique, en revisitant avec humour les textes antiques. Puis vient l’ironie délicieuse de Sibylle Orlandi, dont la satire touche à la personne sociale devenue suite de chiffres. Vanya Chokrollahi nous emporte ensuite de sa prose poétique envoûtante et onirique, dans un univers de contes persans tout en litanies et en retours. La force du style de Joséphine Lanesem, inspiré du Cantique des Cantiques, évoque le flottement identitaire dans la mémoire défaillante. La poésie dramatique de Raphaël Sarlin-Joly plonge le lecteur dans une méditation à la fois très personnelle et politique. L’humour absurde et noir de Jérémie Decottignies, où la méditation philosophique est simultanément parodiée et assumée, permet de conclure le volume. Recevoir des textes aussi bons et aussi variés est une merveille.

À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que toute revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?

Dans notre cas, il ne s’agit pas de revoir ou de faire revenir, mais bien de voir, de faire advenir, souvent pour la première fois, les textes de jeunes écrivain·es.

Soirée de lancement de la revue Artichaut

Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?

Absolument, et d’autant plus quand les textes publiés sont écrits par de jeunes écrivain·es, usant de formes courtes. Dans mon cas, ce geste se situait à l’exact opposé de toutes les pratiques que j’avais pu observer de près, lorsque je travaillais en grand groupe d’édition. Je suis passée des tirages monumentaux aux tirages modestes, des budgets confortables aux fonds de tiroirs, d’une diffusion rôdée et internationale à l’autodiffusion à vélo, des « produits marketés » imprimés en Asie à cette revue confectionnée à deux pas de chez moi, avec soin, avec amour et dans le temps.

La revue Artichaut est présente au Salon de la Revue.