La revue La Mer Gelée : « Nous nous sommes assemblés dans le but de traiter une maladie commune : la LITTÉRATURE »

En prélude au 27e Salon de la Revue qui se tiendra le 11 et 12 novembre, Diacritik, partenaire de l’événement, est allé à la rencontre de jeunes revues qui y seront présentes et qui, aussi vives que puissantes, renouvellent en profondeur le paysage littéraire, soit dix entretiens, à raison de deux par jour toute la semaine, en attendant de vous retrouver de vendredi à dimanche prochain à la Halle des Blancs-Manteaux.
Aujourd’hui, en ouverture de cette série, entretien avec l’équipe de la splendide revue La Mer gelée.

Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon lequel être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?

LA MER GELÉE est née de la coalition bénévole, internationale, de femmes et d’hommes, provenant de toutes catégories sociales, qui se sont assemblés dans le but de traiter une maladie commune : la LITTÉRATURE, contre laquelle il existe un unique remède : la LITTÉRATURE. Le désir d’arrêter la propagation dans son sang du poison LITTÉRATURE et de s’administrer le vaccin LITTÉRATURE est la seule condition pour être membre de LA MER GELÉE. LA MER GELÉE ne réclame ni cotisation, ni droit d’entrée. Juste un peu de cellules pour vérifier la progression de la LITTÉRATURE dans le sang collectif.

La LITTÉRATURE est une maladie caractérisée par l’obsession d’écrire et la perte du contrôle de sa consommation de LITTÉRATURE. Comme toute addiction, elle nuit à la santé, à la capacité de travail au sens alimentaire et aux interactions sociales. La LITTÉRATURE est un trouble émotionnel, une pathologie psychique, autant qu’une maladie somatique.

Nous ne connaissons pas cet Olivier des Faux-Monnayeurs de Gide (et serions d’ailleurs, au cas contraire, dans l’interdiction d’en faire état par respect de notre déontologie et souci de discrétion), mais nous considérons que si son horizon consiste à « écrire en revue » (à écrire tout court) pour être « écrivain » (pour être tout court), alors cet individu est gravement malade et nous l’invitons à réagir, pourquoi pas à nous contacter.

Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?

Contrairement au bruit qui circule, LA MER GELÉE n’est pas une organisation religieuse ou sectaire, une phalange ni un parti, LA MER GELÉE n’a pas de « vision » dogmatique décisive de la LITTÉRATURE à défendre, et nous ne procédons pas selon une « profession de foi » établie en amont de la totalité de nos travaux. Notre méthode est empirique, adaptée à chaque cas, à chaque situation, à chaque endroit où il nous semble que la LITTÉRATURE est dérangée. Croyante, athée, agnostique, Don Quichotte ou Sancho Pança, Raskolnikov ou Oblomov, toute personne éprouvée par la LITTÉRATURE a sa place au sein ou aux côtés de LA MER GELÉE, peut prendre part à nos actions, fabriquer sur la base ou pas de nos suggestions son propre pharmakon.

Nos programmes englobent certes une dimension spirituelle (fondée notamment sur le don généreux de soi, l’honnête intransigeance, l’entraide fraternelle, l’absence de toute bouffissure intellectuelle), mais chacun est libre de s’approprier cette dimension selon les modalités exactes que lui dicte son caractère.

Le mot ÉCRITURE, le mot VIRTUOSITÉ, le mot INVENTIVITÉ, le mot ACHARNEMENT, le mot DÉPASSEMENT, qui sont inscrits dans les tables de LA MER GELÉE, sont ouverts à la conception personnelle de chacun. Nous évoquons une influence supérieure à nous-mêmes, qui nous accompagne intimement sur le chemin de la guérison : « force » du groupe de LA MER GELÉE pour les uns, dieu de religion pour les autres, ou encore guide spirituel, puissance intérieure ou universelle, « bonne étoile », communisme, anarchisme, la liste pourrait être infinie.

Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité littéraire ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?

Nous avons beau nous creuser la tête, la façon dont nous composons nos numéros ne nous apparaît pas bien. Fête, alcool, musique forte, amitié et lecture à tue-tête des Grands Modèles doivent sans doute donner l’impulsion.

L’« actualité littéraire », le « marché éditorial » ? Demande-t-on à l’oiseau s’il nage ? Au fauve s’il s’imagine être végétarien ?

Nos deux derniers numéros nous tiennent particulièrement à cœur : CHIEN (avril 2016) et MAMAN (août 2017). Ils marquent un retour après une longue ataraxie, à la faveur du partenariat démarré avec un éditeur : Le Nouvel Attila. Ni CHIEN ni MAMAN ne sont des thèmes à proprement parler, ce sont plutôt des programmes, des directions pour s’orienter ou se perdre librement. Il est d’ailleurs désirable qu’un participant y projette d’autres choses, avec son propre strabisme – on peut bien mettre de la girafe dans son chien.

À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que toute revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?

Une revue peut être aussi un spectacle de music-hall, un genre théâtral, une cérémonie de présentation des troupes militaires, mais LA MER GELÉE n’a pas de costume.

Serge Daney trafiquait bien ce qu’il voulait, pour nous nous n’avons rien à faire revenir, à repêcher, nous allons de l’avant, prenons en stop les aventuriers qui dans le paysage nous paraissent nus comme nous, beaux et neufs comme nous aimons, et nous regardons dans le rétroviseur se dessécher dans leurs dentelles les éternels revenants de l’« actualité littéraire », les zombies en toilette tout frais déterrés du « marché éditorial ».

Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?

Il est probable que l’affirmation d’un geste politique ne soit ni une affirmation, ni un geste, ni vraiment politique, LA MER GELÉE entend donc s’abstenir de brandir la « résistance », et le monde des revues est d’ailleurs trop rempli de collaborateurs. Nous préférons éviter de plonger dans ces mots. Lesquels, de toute façon, sont pris dans les glaces.

S’il est un engagement politique à quoi nous nous accrochons, c’est par exemple celui de la traduction. L’exercice de la traduction tient une place de choix au sein LA MER GELÉE : traduction systématique de l’allemand au français, du français vers l’allemand, mais aussi de l’ancien français vers le français, ou plus récemment de l’anglais (Canada) à l’allemand et au français. Nous prévoyons dans un prochain numéro d’ouvrir la revue à d’autres langues encore : le russe, le hongrois, l’italien, l’espagnol.

La traduction comme nous la comprenons est une manière de rompre avec la règne de l’équivalence généralisée, où rien ne ressemble plus à un roman de la rentrée qu’un autre roman de la rentrée, où tout baigne dans un français lisse de dictée de classe de 6ème, que ce soit traduit d’une langue étrangère ou non. Au passage, salut à une immense exception récente : la traduction totale de Khlebnikov par Yvan Mignot.

« Celui qui traduit un verset tel qu’il se présente est un menteur », dit le Talmud de Babylone.

La traduction réintroduit de la distance, du non-équivalent, de l’inouï dans la langue dite maternelle.

Il s’agit aussi de faire coexister des espaces linguistiques (mentaux, culturels), et de sortir de la littérature conçue comme expression nationale. Plutôt que de simplement le proclamer, car tout le monde ou presque est d’accord avec le principe, nous décidons de le mettre concrètement en actes, depuis près de vingt ans.

LA MER GELÉE est née à Dresde, à la fin des années 90, dans un État (la RDA) récemment liquidé, annexé par la RFA. Une grande partie de l’histoire de l’Allemagne de l’Est a été réécrite par les vainqueurs. Nous en avons conservé une certaine méfiance à l’égard de l’industrie culturelle et des monuments nationaux.

Il s’agit bien sûr de prendre la traduction au sens large : traduire c’est aussi, pourquoi pas, décomposer et rendre intelligible une idéologie dominante, laquelle se donne – c’est le propre de toute idéologie – comme un phénomène naturel et spontané, maternel presque. C’est donc une entreprise de traduction au sens de Klemperer lorsqu’il déchiffre la « LTI » (la Lingua Tertii Imperii : la langue du Troisième Reich), ou plus près de nous d’un Eric Hazan décryptant la « LQR » (la Lingua Quintae Respublicae : la langue de la Ve République).

Pour finir, voici un extrait de « Mourir pour Maman », paru dans le numéro MAMAN :

« Maman glorifie la beauté. Elle a des produits.

La beauté, la propreté et l’ordre occupent évidemment un rang tout spécial parmi les exigences de la civilisation.

Maman ne laisse pas rentrer les étrangers dans le pays de Papa qui est civilisé. Les étrangers qui n’ont pas de refuge sont des réfugiés. Maman rit.

Maman choisit les mots. Les Arabes sont des immigrés, les immigrés sont des musulmans, les musulmans dont des islamistes, les islamistes sont des djihadistes.

Maman agit pour la sécurité et la défense du territoire pour protéger nos frontières et pour préserver la paix face aux menaces. Maman développe à la fois une névrose de guerre et une névrose de transfert.

Dans les deux cas, il y a une peur du moi devant sa propre lésion : ici, par la libido, là par les forces extérieures.
Maman est en danger.

Les menaces de l’extérieur sont les étrangers, les menaces de l’intérieur sont les anarchistes.

Les anarchistes sont des ultragauchistes,
Les ultragauchistes sont des fascistes.

Maman aime bien dire Alliance islamo-gauchiste.
Elle modernise Complot judéo-communiste.

Maman parle un français moderne. C’est une femme d’aujourd’hui, quand elle a ses règles Maman met des Tampax.

Elle est blonde avec L’Oréal, elle détruit les poux avec Pouxit.

Si Maman n’a pas réussi à chasser les réfugiés, comme ils n’ont pas de refuge ils se mettent tout seuls dans des camps, Maman détruit les camps avec des bulldozers et elle les envoie se faire cuire un œuf.

Tu aimes la culture mais préfères quoi, le coq-au-vin ou le canard au sang ?

Tu fais preuve de sang-froid, tu as le goût de l’effort, tu es au cœur de l’action ? Maman offre un avenir à ses enfants.
Canarder les ennemis pour sauver le coq-au-vin.
Sur engager.fr, le Caporal-Chef Dupont répond à tes questions.

Tout soldat est amené à partir en opération, quelle que soit sa spécialité, et sa mission peut aller jusqu’au combat.
C’est pourquoi il y est préparé et entraîné depuis ses débuts, tant sur le plan physique que psychologique.

Maman t’a acheté des sous-vêtements Hom.
Elle te trouve très beau.

Ton zizi mesure 6 cm de trouille.

D’après le Caporal-Chef Dupont, tous les régiments opérationnels sont équipés en tenue Félin. Maman a envie de t’embrasser. Si tu meurs tu seras gravé dans le cœur de Maman.

Maman t’aime quand elle est fière de toi.

Tu es prêt à mourir pour Maman ? »

Et encore deux liens pour finir de présentation des numéros :


La revue La Mer gelée est présente au Salon.

27e Salon de la revue — Téléchargez ici le programme complet
Vendredi 10 novembre 20h-22h
Samedi 11 novembre 10h-20h
Dimanche 12 novembre 10h-19h30
Halle des Blancs-Manteaux, 48, rue Vieille-du-Temple, 75004 Paris
entrée libre et gratuite

© Christine Marcandier