Le Motel du voyeur : Gay Talese aux limites d’un genre

Une des chambres du Manor House Motel © Gay Talese / éditions du Sous-Sol

La littérature du réel a le vent en poupe, comme la narrative non-fiction, en témoigne la parution en poche aujourd’hui, chez Points, du Motel du voyeur, signé par l’un des papes américains du genre, Gay Talese, considéré comme le fondateur du Nouveau Journalisme, avec des livres comme Sinatra a un rhume ou Ton père honoreras.
Le Motel du voyeur, couronné par le Prix Sade lors de sa parution en grand format (2016) aux éditions du Sous Sol, est sans doute l’entreprise limite du genre, interrogeant l’éthique et la moralité journalistiques, au point d’avoir provoqué un scandale aux États-Unis, une forme de couronnement paradoxal pour l’auteur de 84 ans.

Gerald Foos (au premier plan), Gay Talese (chapeau blanc) sur les lieux, en 2015
Gerald Foos (au premier plan), Gay Talese (chapeau blanc) sur les lieux, en 2015

Le principe d’écriture et véritable défi de Talese ? Mener des enquêtes serrées sur un fait réel ou une organisation — la mafia pour Ton père honoreras ; la vie sexuelle des Américains, sur plus de trente ans, pour La Femme du voisin ; le journalisme depuis les entrailles du New York Times pour The Kingdom and The Power, non encore traduit en français — et produire des textes narratifs à partir de ces observations et analyses, de ce que ces faits révèlent de nos sociétés et mœurs. Avec Le Motel du voyeur, Gay Talese atteint les limites de ce type de récit. L’interrogation d’un genre comme d’une pratique journalistique est l’enjeu fascinant de ce livre, au-delà de son sujet. Comme l’a écrit le Guardian, « the best works of non-fiction probe the moral and existential implications of their own material » (les meilleures œuvres de non-fiction interrogent les implications morales et existentielles de leur propre matériel). Et il semble difficile d’aller plus loin dans ces implications, on en jugera.

Gerald Foos à la réception du Motel, années 70
Gerald Foos à la réception du Motel, années 70

Les faits, donc : « je connais un homme marié, père de deux enfants, qui a acheté, il y a bien longtemps, un motel de vingt et une chambres près de Denver dans le seul but d’en devenir le voyeur permanent ». Telle est la phrase liminaire du Motel du voyeur, factuelle, chiffrée, contextualisante, introduisant à un personnage comme à un lieu et à une activité moralement contestable, le voyeurisme. La seule distorsion dans cet exposé objectif des faits est son accroche : « je connais ». Gay Talese a rencontré cet homme aux pratiques douteuses qui non seulement a trafiqué les grilles d’aération de son motel pour se livrer sans risque à son activité onaniste et (plus ou moins) solitaire pendant des décennies mais a ainsi assisté à un meurtre, un soir de 1977, sans jamais alerter la police (le cadavre a été découvert par la femme de chambre et l’homme n’a jamais révélé connaître les circonstances exactes du crime). Le récit s’ouvre de manière très cinématographique, quelque part entre Antonioni, Hitchcock et Powell, référents que convoque Gay Talese ; Steven Spielberg qui a acheté les droits du livre, ne s’y est pas trompé, projetant l’adaptation du Motel du voyeur par Sam Mendes, le réalisateur d’American Beauty… Étrange début de livre, dans lequel le récit factuel semble déjà fictionnel et le personnage, pourtant bien réel, tout droit sorti d’une nouvelle de John Cheever ou d’un roman de Nathaniel West, comme le souligne Talese page 193.

Avec la complicité de sa femme (puis de sa seconde épouse), cet homme a donc acheté un motel (en 1969, c’est trop beau pour ne pas être souligné) et l’a transformé en un immense système panoptique, observant tous les jours l’intimité de ses clients. Ce n’est pas La Suite Vénitienne de Sophie Calle devenue femme de chambre, tentant de reconstituer la vie des clients d’un hôtel depuis les affaires qu’ils laissent traîner ; c’est, depuis le grenier du motel et les « ouvertures rectangulaires de 15 centimètres sur 35, masquées par des grilles en aluminium pourvues de lames censées faire office de grilles d’aération », regarder des clients faire l’amour, observer les pratiques sexuelles américaines, leur évolution de décennie en décennie, qu’il s’agisse de couples mariés ou illégitimes, d’amours hétéro- ou homosexuelles, de vivre un fantasme de voyeuriste jamais contenté (ce « désir permanent et incontrôlable de scruter la vie des autres »).

« Je vais avoir le meilleur laboratoire du monde pour observer la façon dont les gens vivent de manière naturelle, afin de pouvoir déterminer à des fins personnelles ce qui se passe derrière la porte des chambres quand elle est fermée, en scrutant comment ils agissent et comment ils se comportent ».

Et aucun type de scène n’est épargné au lecteur, levrettes, missionnaires et sodomies, fellations, mais aussi pannes et autres ratages, chaque description crue accompagnée de l’autre scène, au grenier, quand l’homme profite de l’excitation provoquée par ce qu’il voit, seul ou avec sa femme. Le plus incroyable dans ces passages est moins la pornographie clinique ainsi étalée que les détails que donne l’observateur : âge, taille et même poids des clients de son hôtel, avec un luxe de précisions à la limite du comique : « 26 novembre 1966. Sujet n°3. Apparence physique. Gomme blanc âgé d’env. cinquante ans, 1 m 67, 66 kilos ». L’âge est approximatif, le poids et la taille au cm et kilo près. Le plaisir est de toute évidence double pour le voyeur : observer et décrire.

Gerald Foos en 1982
Gerald Foos en 1982

L’homme ne se contente en effet pas de regarder et de se masturber. Il narre l’histoire de son voyeurisme depuis son enfance, archéologue et autobiographe de ses propres pulsions, prend des notes sur ce qu’il observe, noircissant des pages et des pages de statistiques, listes et considérations sociologiques (soulignant à maintes reprises son regret de la part de plus en plus importante de la télévision dans la vie des couples, ralentissant gravement leur activité sexuelle). Mais le projet finit par être lassant et très répétitif ; il manque d’ampleur, ce qui pousse le propriétaire du motel, convaincu de l’intérêt général de ses notes, à contacter Talese en 1980, pour lui proposer de lui rendre visite dans le Colorado, de lui montrer son dispositif d’observation et de lui communiquer ses cahiers.

Pourquoi Talese ? parce qu’il La Femme du voisins’apprête à publier son enquête sur la Femme du voisin, trente ans de vie sexuelle américaine. Le journaliste se rend au Manor House Hotel — 12700 East Colfax Avenue, Aurora, Colorado, « cette avenue avait un jour été qualifiée par le magazine Playboy de « route la plus longue et la plus abjecte de toute l’Amérique » » — et rencontre Gerald Foos. Il monte dans le grenier, assiste lui-même à quelques ébats dans la chambre du dessous, lit des pages de descriptions pornographiques plutôt sordides, les annotations à vocation scientifique d’un homme qui parle de lui à la troisième personne du singulier et se nomme « le Voyeur ». On appréciera la majuscule, autocélébration de la dimension « homérique » du personnage. Gerald Foos décrit les scènes vues et pimente le récit de considérations autobiographiques (la naissance de sa vocation, la personnalité fascinante de sa femme qui le seconde dans son entreprise et vient parfois observer avec lui) comme d’observations sociologiques sur la banalisation progressive de l’échangisme, de l’homosexualité, des couples mixtes, se donnant pour ambition de retracer, depuis les faits, les étapes de la révolution sexuelle américaine (et le livre cite de très larges passages de ce Journal, en résume d’autres, ce qui participe du brouillage final entre faits et réécriture, mais je vais trop vite).

Les choses se corsent quand Gerald Foos n’assiste plus seulement à des scènes de la vie sexuelle ordinaire mais à des activités pénalement condamnables, inceste, viol et même un meurtre, sans que l’on sache vraiment quelle est la part de fantasme et de mythomanie du Voyeur dans la retranscription de ces actes. Gay Talese est évidemment face à un document exceptionnel, Le Journal d’un Voyeur, parce qu’il est la mise en pratique et à sa limite de ses propres modes d’enquête journalistique (immersion, observation, analyse depuis des choses vues), « mon livre paru en 1969, intitulé New York Times, The Kingdom and The Power débutait ainsi : « la plupart des journalistes sont d’incorrigibles voyeurs, traquant les verrues qui enlaidissent le monde, les imperfections des gens et des lieux » », ; parce que la part du vrai et du faux dans les cahiers que lui donne Gérald Foos est indécidable ; parce l’homme au centre du récit est sans morale. Pourtant, malgré la fascination que le document comme la personnalité de l’homme exercent sur lui, Gay Talese refuse de faire paraître ce texte : l’homme ne l’autorise pas à dévoiler son identité et c’est la règle d’airain du journaliste que de ne rien publier s’il ne peut révéler les noms. Sans compter que Talese n’est pas à l’aise avec les pratiques de Foos, son déni de la justice et du droit, qu’enfin les dates ne lui semblent pas fiables.

« J’avais là une fouine de grenier qui se prévalait d’une moralité au-dessus de tout soupçon tandis qu’il examinait à la loupe des clients sur lesquels il émettait un jugement des plus sévères. Mais, en même temps, il s’appropriait le droit de fourrer son nez dans leurs affaires avec détachement et en toute impunité.
Et puis, comment me plaçais-je donc, moi, par rapport à tout cela ? J’étais le correspondant épistolaire du Voyeur, son confesseur peut-être, ou une pièce ajoutée à une vie secrète qu’il avait choisi de
ne pas garder complétement secrète ».

Manor House Hotel
Manor House Hotel

Mais Foos, vieillissant, accepte enfin que son nom soit révélé et Gay Talese peut écrire puis publier ce livre — parution précédée d’un long article dans le New Yorker —, interrogation fascinante des rapports de la littérature et du mal (pour le clin d’œil à Bataille, il s’agit ici davantage de vice), interrogation aussi des rapports du journalisme et du voyeurisme, du vrai et du faux mais aussi des enjeux de tout document ou archive quand il s’agit de révéler une part du mystère sociologique de nos pratiques sexuelles. La presse américaine a hurlé au scandale, l’occasion était sans doute trop belle de déboulonner une grande figure du New Journalism, à la morale nécessaire, a invoqué la déontologie et l’éthique bafouées, dénonçant la nonchalance de Talese quant aux questions que soulève nécessairement son texte, sa complicité oblique dans la non dénonciation des circonstances exactes d’un meurtre, en appelant aux limites nécessaires de toute enquête.

N’en demeure pas moins ce texte fascinant et passionnant, comme son personnage et son projet « à la fois étrange et répugnant » : Le Motel du voyeur est une merveille de narration spéculaire interrogeant la paradoxale portée de ce que nous voyons / ne voyons pas et qui nous met, nous lecteurs, face à un lieu désormais disparu (le motel a été rasé en 2014), à un homme complexe, et surtout face à une pratique désormais généralisée (nous vivons désormais dans une société de la transparence qui nous filme et nous fiche), comme face à notre propre voyeurisme, nos propres limites et perversions.

Gay Talese, Le Motel du voyeur (The Voyeur’s Motel), traduit de l’anglais (USA) par Michel Cordillot et Lazare Bitoun, Points, 264 p., 7 €

Toutes les photographies du motel ou de Gerald Foos illustrant cet article sont issues du cahier central du livre.